Analyse. C’est à Pascal Vandenberghe, leur actuel directeur, qu’ont été vendues les librairies Payot. Une vente qui préfigure celle de Naville, dont dépendent près de 1400 kiosques romands.
François Pilet
Le mercredi 4 juin, le patron de Lagardère Services, Dag Rasmussen, inaugurait un magasin M&M’s au terminal A de l’aéroport Charles-de-Gaulle. «Nous sommes heureux d’être au cœur de cette expérience novatrice», déclarait-il devant l’entrée de ce concept store en forme d’arc de triomphe en plastique jaune décoré de petites pastilles de chocolat.
Une semaine plus tard, le vendredi 13, le même Dag Rasmussen serrait la main de Pascal Vandenberghe, scellant la vente des librairies Payot à celui qui les dirige depuis maintenant dix ans.
L’opération, dont le montant n’a pas été révélé, est cofinancée par deux investisseurs minoritaires: Jean-Marc Probst, entrepreneur dans la construction (5%), et le fondateur des magasins Nature & Découvertes, François Lemarchand (20%). Pascal Vandenberghe prend quant à lui 75% du capital, à titre personnel. Il aurait obtenu le soutien de Vera Michalski, héritière de la dynastie Hoffmann, très active dans la culture et l’édition, qui financerait le rachat par un prêt. Ses objectifs de rentabilité seraient bien plus modestes que ceux normalement attendus par les banques.
La cession des librairies Payot était dans l’air depuis de nombreuses années. Le premier à en parler était Pascal Vandenberghe lui-même, qui était bien placé pour voir venir le coup. Il avait évoqué le scénario d’une sortie du groupe français avec ses supérieurs, notamment à la suite du désengagement de Lagardère des librairies Virgin et Furet du Nord dès 2009. Le dossier avait encore été évoqué en 2012, mais la période avait été jugée peu propice, sur fond de négociations sur le prix du livre et de la vague du «franc fort» qui accentuait le différentiel de prix entre la Suisse et la zone euro.
Curieusement, ce n’est pas directement la situation sur le marché du livre qui a précipité la cession de Payot par Lagardère, mais celle dans un tout autre secteur: celui des kiosques à journaux. Car, de l’ouverture d’un magasin M&M’s à la vente des librairies Payot, l’agenda de Dag Rasmussen reflète de manière très concrète le changement de stratégie du groupe de médias français, qui conduit sa mue à marche forcée. Cette transition touche tout particulièrement les activités de distribution qu’il dirige, sous l’ombrelle de la division Lagardère Services.
T-Shirts et souvenirs
Face au déclin des ventes de la presse traditionnelle, en baisse inexorable, Lagardère a choisi de se concentrer sur ses meilleurs emplacements, dans les gares et les aéroports, en les transformant en magasins de cadeaux, de t-shirts, de tasses souvenirs et de chocolat. Ce domaine, appelé «travel retail», est devenu le principal créneau de croissance pour le groupe, avec le digital. Tout le reste doit passer par-dessus bord.
Vue de l’hôtel particulier au numéro 4 de la rue de Presbourg, le siège de Lagardère dans le XVIe arrondissement de Paris, la vente de la microscopique chaîne de librairies romandes n’était ainsi qu’un objectif très secondaire, prémices d’une autre opération, bien plus ambitieuse et profitable: la mise en vente de la totalité du réseau de distribution de presse dans cinq pays en dehors de la France. Cette activité, qui pèse plus de 1,5 milliard d’euros, représente environ 20% du chiffre d’affaires de Lagardère. En Suisse, c’est la totalité des 179 kiosques Naville et Relay qui sont concernés, ainsi que les activités de livraison à près de 1200 kiosques indépendants en Suisse romande.
La fnac sur les rangs
Problème: Payot était restée rattachée à Naville depuis la cession des deux entreprises à Lagardère par Edipresse, en 1991. Résidu historique d’un rapprochement avorté entre les groupes romand et français, il y a près de vingt-cinq ans, la présence de Payot dans l’organigramme de Naville ne faisait aucun sens pour un éventuel acquéreur. «La sortie de Payot SA, perçue comme une «excroissance stratégique» au sein de Lagardère, est devenue à partir de là urgente et nécessaire», confirme Pascal Vandenberghe.
Après des années de discussions sur l’éventualité d’une «sortie», le patron de Payot a compris que les choses s’accéléraient en ouvrant le Wall Street Journal, le 13 décembre dernier. Le quotidien financier annonçait le début de la procédure de vente de toutes les activités de distribution de presse du groupe.
Dag Rasmussen n’a pas attendu longtemps pour faire passer le message à son tour. En janvier, Payot était à vendre. Une main s’est aussitôt levée: celle d’Alexandre Bompard, patron de la Fnac. La chaîne française, en difficulté en Suisse, aurait pu trouver un intérêt à avaler son principal concurrent. Mais le coup était difficile à jouer. En dépassant les 50% de parts de marché, l’entité qui serait ressortie d’un tel rachat aurait pu poser des problèmes de concurrence. Et l’avenir de la franchise avec Nature & Découvertes, source importante de croissance pour Payot, aurait probablement été mis à mal. Contactée, la Fnac n’a pas répondu à nos messages.
Unique au monde
Face au risque de voir Payot tomber entre les mains de son concurrent français, Pascal Vandenberghe a mis les bouchées doubles pour mettre en œuvre la fameuse «sortie» qu’il envisageait depuis si longtemps. Et surtout trouver son financement. L’affaire a finalement été bouclée en six semaines. Le nom qu’il a choisi pour sa holding personnelle, Kairos, signifie «le temps de l’occasion opportune» en grec ancien.
Le résultat est un coup de maître: en mettant la main sur l’entreprise qu’il dirigeait jusque-là comme salarié d’un groupe de médias tentaculaire, il offre aussi à la petite Suisse romande un statut «unique dans le monde occidental», comme il le souligne lui-même: le marché romand du livre y sera désormais contrôlé à 60% par des indépendants: 25% pour les petites librairies, et 35% par Payot.
De son côté, le groupe français va poursuivre la grande liquidation. L’organigramme de Lagardère Services délesté de Payot SA, le groupe français peut procéder à la vente de Naville. Selon nos informations, des négociations exclusives seraient d’ores et déjà engagées avec un consortium de deux fonds d’investissement américains. L’opération devrait être bouclée d’ici à l’été, et décidera de l’avenir de 1400 kiosques en Suisse romande.