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Jacques Neirynck: portrait de l’ogre en jeune homme

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Jeudi, 19 Juin, 2014 - 05:59

Portrait. Le doyen du Parlement suisse, 82 ans, est poussé dehors par son parti, le PDC vaudois, dont il est pourtant le meilleur atout. Portrait d’un homme multiple et gourmand, cultivé et rebelle, dont la Suisse a cruellement besoin.

Le 10 mai 1940, Jacques Neirynck a 8 ans. Il est réveillé par le bombardement de l’aéroport militaire de Bruxelles. Puis les bombes tombent sur son quartier. «Mon père était à l’armée, ma mère était enceinte. Elle a préparé un petit sac avec mes affaires, si jamais nous devions nous enfuir.» L’enfant voit la débâcle de l’armée belge. L’histoire lui «tombe dessus».

Depuis, Jacques Neirynck, professeur honoraire à l’EPFL, conseiller national PDC, député au Grand Conseil vaudois, journaliste et écrivain, a tout fait pour «fuir l’histoire». C’est pour cela qu’il est venu s’installer en Suisse, en 1972, après avoir été le témoin de la décolonisation du Congo, où il enseignait. Pour ne pas laisser la Belgique lui faire honte une troisième fois. Fuir. Mais oublier, pas question. Il est aujourd’hui le seul parlementaire suisse à avoir vu des enfants porter l’étoile jaune dans l’Europe nazifiée. Une mémoire vivante inestimable.

Tétanisé par Baudouin

Ce trauma initial lui montre qu’il ne pourra compter que sur lui-même. Pour protéger la mère, à la place du père absent, dans un pays en pleine implosion, il n’avait pas les armes. Les armes intellectuelles pour comprendre et anticiper. Alors il s’instruira, et fera preuve d’une indépendance farouche. Après avoir renié son pays, à maintes reprises, il se posera «contre». Parfois contre tous. Il semble se nourrir de la confrontation.

En 1972, donc, il tombe amoureux de la Suisse. Un pays «propre et paisible» qui ressemble à la Belgique d’avant la guerre, le pays perdu de son enfance. Le déménagement de sa famille (sa première femme et leurs quatre enfants) est compliqué et entraîne le divorce. Il se remarie en 1977 avec une Française et adopte un enfant libanais que le couple ira chercher quasiment sous les bombes. Pour réparer un peu, peut-être, la folie de l’histoire, et la douloureuse nuit du 10 mai 1940.

Un jour, il sera interpelé par le roi des Belges, en visite à l’EPFL: «Baudouin a fondu sur moi et m’a demandé: «Pourquoi êtes-vous ici alors que votre devoir serait d’être en Belgique?» Cette phrase m’a cloué sur place, cet homme était comme la statue du Commandeur. Un saint. J’avais voulu sortir de l’histoire, et l’histoire me faisait un reproche sanglant (sic).»

Dévorer le monde

S’il veut sortir de l’histoire, il ne renonce pas pour autant à dévorer le monde. Aujourd’hui, il possède trois passeports: belge, suisse et français. Il vote dans les trois pays et se définit comme Européen.

Avec une énergie qui paraît infatigable, il a mené de front plusieurs carrières. C’est d’abord un professeur réputé, par amour de la transmission du savoir, la culture étant le seul rempart, selon lui, contre les nationalismes. Mario El-Khoury, directeur général du Centre suisse d’électronique et de microtechnique, à Neuchâtel, n’oubliera pas ses cours de sitôt. «A l’EPFL, tous les élèves voulaient assister aux cours du professeur Neirynck, autant pour leur contenu que pour leur forme. C’est un maître de la rhétorique qui truffait son discours de jeux de mots, de références à Tintin et aux personnages d’Hergé. Il avait un sens parfait du timing, comme un auteur dramatique: au dernier mot qu’il prononçait, la sonnerie retentissait. C’était une pointure dans son domaine, et un modèle pour nous.»

En parallèle, par soif de justice, il défend les consommateurs et devient conseiller technique de l’émission de télévision A bon entendeur, de 1976 à 1986. A 63 ans, il aborde une carrière d’écrivain, son rêve de toujours, et publie son premier polar (Le manuscrit du Saint-Sépulcre, écoulé depuis à plus de 50 000 exemplaires). Puis il se lance en politique, élu conseiller national au Parlement en 1999, aguerri, prêt à en découdre, même modestement, avec l’histoire.

Côté villa

Dans la salle à manger de sa maison d’Ecublens (VD), on peut lire, affiché au mur, cet aphorisme du gastronome Brillat-Savarin: «Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es.» Oui, Jacques Neirynck aime manger. Par le passé, cela l’a conduit à une certaine boulimie. On vante les spécialités qu’il mitonne: le waterzooi, un pot-au-feu au poulet. Ou le gigot en braillouse (une pièce de viande rôtie qui pleure sur des pommes de terre disposées au-dessous). Cet amour de la bonne chère, il le doit à ses parents, propriétaires d’une confiserie à Bruxelles, aujourd’hui disparue et remplacée par un cinéma porno. De cette enfance parfumée, il a gardé un goût immodéré pour le chocolat. «Ma seule drogue.» Mais uniquement le chocolat au lait belge, le suisse étant «trop sucré et trop gras». La Belgique n’est donc pas entièrement reniée. Sa bibliothèque témoigne, elle, de son appétit pour l’art classique, de son allergie pour la nouveauté (la littérature s’arrêtant pour lui à Marguerite Yourcenar, et Houellebecq étant un symptôme de la «décadence» généralisée).

A 82 ans, l’homme court les opéras, les séances du Parlement, écrit des livres à une vitesse vertigineuse, trouve le temps de s’occuper de son potager et d’aller nager à la piscine de Pully (VD). «Je travaille très vite», admet-il. «Il dort beaucoup, précise sa femme, Marie-Annick Neirynck, elle aussi scientifique de formation. Il peut dormir n’importe où. Dans le train, en allant à Berne. Lorsque je le conduisais chaque semaine à Genève, pour l’émission A bon entendeur, il dormait dans la voiture. Cela lui fait gagner des heures précieuses.»

Aujourd’hui, au Parlement, les collègues qui l’apprécient confient qu’il débranche parfois son appareil auditif, s’il trouve les discussions médiocres. Il jouit «du luxe du silence» à volonté et en profite pour écrire. Le Parlement est un théâtre qui lui a déjà inspiré un roman policier (L’attaque du Palais fédéral). «Il est comme un Simenon: lorsqu’il se lance en écriture, il ne s’arrête pas», confie son éditeur suisse, Pierre-Marcel Favre. Simenon, un maître littéraire que Jacques Neirynck, exigeant, a d’ailleurs préféré ne pas connaître. «J’avais peur de le voir tomber de son piédestal, qu’il me sorte des âneries en matière de politique, d’économie et de sciences.»

Parlementaire atypique

Le grand public a pu voir Jacques Neirynck au travail dans le documentaire Mais im Bundeshuus, de Jean-Stéphane Bron, en 2003, où il défendait les OGM. Entre la salle des pas perdus et la cafétéria du Palais fédéral, où il nous propose un croissant, il croise Fathi Derder, parlementaire PLR avec lequel il a déjà fait alliance. «Il ne suit pas de dogmes, mais ses convictions profondes, admire son cadet. Il a une longueur d’avance sur tout le Parlement.» En aparté, le PLR glissera: «Il me fait parfois penser à Tatie Danielle, parce qu’il dit tout ce qu’il pense. Il a un défaut: il est conscient de son intelligence et, quand il rencontre quelqu’un de stupide, il le lui dit.»

Royaliste dans l’âme, Jacques Neirynck regrette que le Conseil fédéral soit «trop faible pour prendre rapidement des décisions difficiles». Il a la nostalgie des monarques éclairés du XVIIIe. Frédéric de Prusse, ou Catherine de Russie, son idéal politique.

Il est le seul parlementaire à avoir été professeur dans une grande institution universitaire. Un relais précieux, voire inestimable. Un parlementaire capable de comprendre des dossiers scientifiques épineux et d’entrevoir les retombées économiques de la recherche. «Il a toujours été un défenseur indéfectible du domaine de l’éducation et de la recherche, et cela avec toute l’acuité et l’intelligence critique qu’on lui connaît», se réjouit Patrick Aebischer, président de l’EPFL. «Jacques Neirynck a beaucoup fait pour le rayonnement de l’EPF dans le monde francophone» renchérit le professeur Matin Vetterli, président du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse. «Le traité d’électricité de près de 7000 pages qu’il a dirigé est une réussite. Il est encore consulté aujourd’hui par les élèves, explique cet ingénieur. Jacques Neirynck est l’archétype de l’intellectuel, de l’homme qui vit pour penser. Un profil hélas en voie de disparition. Un personnage bigger than life.»

Duel racinien

Ce matin du mercredi 11 juin, au Palais fédéral, le politicien reçoit un appel du coprésident de la section du PDC Vaud, Axel Marion. En raccrochant, il commente simplement: «Ils refusent de me présenter au Conseil des Etats, une punition pour n’avoir pas obéi aux ordres.» Cela fait longtemps que Jacques Neirynck gêne son parti. Le mardi 10 juin, la veille, lors de l’assemblée de la section Vaud du PDC, Claude Béglé, son rival, a prononcé un hommage en son honneur. Comme on prononcerait un éloge funèbre. «On me fait jouer Britannicus, commente Jacques Neirynck. L’autre est dans le rôle de Néron.» Joint au téléphone, Claude Béglé se veut magnanime: «J’admire son intelligence, son érudition, sa culture, nous avons beaucoup de points communs. Je ne le dis pas par veulerie, je ne suis pas léonin: mon admiration est sincère.» Le PDC vaudois saborde son meilleur élément? Le plus populaire, le plus charismatique, le plus compétent? Qu’importe, l’ogre fougueux et farouche continuera de clamer haut et fort son désaccord et n’a pas l’intention de démissionner de son siège de parlementaire.

Ligoter sa mort

Son premier texte littéraire, publié dans un journal belge alors qu’il était encore collégien, avait la forme d’un conte. Il racontait comment un homme parvenait à ligoter sa mort. «Il ne mourait jamais, et plus personne ne trépassait dans le monde. Cela devenait si catastrophique qu’à la fin mon personnage allait libérer sa propre mort.» D’aucuns pourraient y voir une métaphore de son refus de mettre un terme à sa carrière politique. C’est plutôt un résumé de sa pensée: accepter de voir mourir concepts usés et croyances obsolètes. Aller dans le sens de l’histoire plutôt que de se faire écraser par elle. Car Jacques Neirynck, le catholique fervent, est progressiste sur bien des points: lorsqu’il soutient le diagnostic préimplantatoire ou quand il s’offusque de l’homophobie de l’Eglise catholique. Après avoir rompu avec la Belgique, il n’a cessé de rompre aussi avec les croyances traditionnelles véhiculées par l’Eglise. Il s’en explique dans son dernier ouvrage, Le savoir-croire, qui vient de paraître aux Editions Salvator. «La science a progressé parce que les jeunes savants ont refusé l’expérience des anciens, et parce qu’ils sont allés plus loin qu’eux.» Jacques Neirynck a choisi son camp, celui des jeunes résolument anti-conformistes. «Je veux avoir une position critique par rapport à la société, pas destructrice. Pour aller dans le sens de l’histoire, il faut être rebelle.»


PDC vaudois Mission impossible

Depuis vingt ans, la section vaudoise court après un siège au Conseil national en sollicitant une personnalité médiatique. En 1999, Jacques Neirynck a ainsi sauvé le siège gagné par l’animateur de radio Jean-Charles Simon quatre ans auparavant. Retour sur une stratégie aussi épuisante que décevante.

Analyse. En 1995, le PDC suisse se bat pour enrayer son déclin. Depuis 1979, il n’a plus d’élu dans le canton de Vaud, grand pourvoyeur de conseillers nationaux, 17 à l’époque. De Berne, le secrétariat enjoint la petite section, qui ne compte que deux députés au Grand Conseil de conquérir un fauteuil au Conseil national. Le parti jette son dévolu sur l’animateur Jean-Charles Simon, novice en politique mais très populaire. Bingo, il engrange quatre fois plus de suffrages que ses colistiers. Mais la molasse bernoise aura raison de son énergie. En 1999, l’homme de radio ne se représente pas. Le PDC vaudois peut alors compter sur la candidature providentielle de Jacques Neirynck, lui aussi très médiatique. Le professeur honoraire de l’EPFL est élu en octobre 1999 mais trébuche en 2003: même s’il surclasse les autres candidats, la liste dans son ensemble n’a pas assez de poids pour assurer un siège. En 2007, Jacques Neirynck est réélu et a le plaisir de pouvoir voter pour l’éviction d’un Christoph Blocher dont il a toujours combattu les dérives nationalistes avec hauteur.

Malgré tous ces efforts pour gagner en visibilité, le PDC vaudois reste une des plus petites formations au Grand Conseil, il n’y dispose d’un groupe, l’Alliance du centre qui ne porte même
pas son nom, que grâce au renfort d’élus de Vaud Libre.

Depuis 1995, le PDC vaudois fait des OPA sur des personnalités médiatiques, mais il ne décolle pas. Dans ce contexte, le remplacement de Jacques Neirynck par Claude Béglé, 65 ans, est incompréhensible. L’ancien bref patron de la Poste n’a pas la même notoriété, ses précédents échecs dans les urnes le prouvent.

La seule stratégie intelligente aurait été de demander à Jacques Neirynck de rempiler et de tracer le sillon pour un talent prometteur, le jeune président du parti Axel Marion, 36 ans, et de doubler le nom de ces deux candidats sur la liste. C’est ainsi que le Vert Daniel Brélaz s’y est pris en 2007 pour mettre sur orbite Adèle Thorens. Il est idiot de vouloir remplacer un retraité par un autre retraité, surtout quand le second n’a pas le brillant du premier.

En termes d’image, ce coup en faveur de Claude Béglé est contraire aux valeurs humaines que les démocrates-chrétiens prétendent illustrer mieux que d’autres partis et qui constituent l’essence de leur identité. Un gâchis que les électeurs sanctionneront. L’éviction inélégante d’un élu par sa propre formation passe mal, surtout quand c’est le parti qui doit ses suffrages à une personnalité et pas l’inverse.


Jacques Neirynck

1931 Naissance à Bruxelles.
1957-1963 Enseigne à l’Université de Lovanium, actuel Zaïre.
1967-1972 Enseigne à l’université catholique de Louvain.
1972 Emménage en Suisse, commence à travailler à l’EPFL.
1980 Cofondateur des Presses polytechniques et universitaires romandes.
1986 Publie Le huitième jour de la création, l’un de ses 17 essais de vulgarisation.
1999 Elu au Parlement fédéral sous la bannière du PDC.
2008 Publie son dixième roman, La faute du président Loubet, chez 10/18.

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Yann Andrée
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