Enquête. Une société secrète disparue au XVIIIe siècle alimente de folles rumeurs auprès des adolescents romands, friands de son iconographie occulte.
Chuuuut, c’est un secret. Elle n’en parle même pas à sa famille, qui la prendrait pour une «paranoïaque». Myriam*, Genevoise de 18 ans, se confie seulement à ceux qui, comme elle, «savent». Mais quoi exactement? Que nous vivons dans «l’ignorance». Que ni Barack Obama, ni Wall Street, ni la Banque centrale européenne ne dirigent le monde. Qu’un «comité au-dessus des gouvernements» leur donne des instructions. «Si une guerre peut être évitée, ça se décide là.» Elle griffonne un schéma et détaille: «Ils sont une dizaine d’hommes superpuissants», des anonymes disséminés aux quatre coins du globe, «sauf aux Etats-Unis». Ce serait trop évident. Ils sont les Illuminati, du nom d’une société secrète, sorte de bouture délirante de la philosophie des Lumières. Née en Allemagne, elle a été dissoute en 1784. Ça, c’est la version officielle (voir encadré en page 10). Car pour ceux qui y croient, comme Myriam, les «Illuminés de Bavière» auraient survécu clandestinement jusqu’à aujourd’hui.
On rirait bien de ces explications abracadabrantesques. Sauf que ces «maîtres du monde» et les théories du complot s’y rapportant connaissent un succès planétaire auprès des jeunes. Aucune enquête sur l’ampleur du phénomène n’existe à ce jour, mais il y a des indicateurs: dans le monde entier, le nombre d’occurrences du terme «Illuminati» dans Google a connu un pic en mai 2009, date de sortie d’Anges et démons, blockbuster adapté d’un roman de Dan Brown brandissant la menace Illuminati. L’une des plus nettes augmentations a été enregistrée en Suisse, où des hausses apparaissent régulièrement depuis. L’âge des internautes est inconnu, mais «comme les 15-24 ans consultent davantage l’internet que leurs aînés, on peut supposer qu’ils sont les plus concernés», explique Gérald Bronner, auteur de La démocratie des crédules, qui s’est intéressé au phénomène en France (PUF, 2013, voir interview en page 12). En avril dernier, une enquête du Monde révélait que la croyance aux Illuminati faisait une concurrence inquiétante aux ouvrages scolaires. L’aura obscure des Illuminés serait-elle pour de bon en train d’éblouir nos ados?
De Hitler à Rihanna
Myriam y croit en tout cas dur comme fer. Stagiaire dans le domaine de la communication, elle commence à s’intéresser aux Illuminati en 2012, année de la fin du monde, selon le calendrier maya. «En fait, c’était le début du Nouvel ordre mondial des Illuminati», explique-t-elle. Ils auraient tiré les ficelles de l’histoire pour parvenir à leurs fins: «asservir l’humanité». La liste de leurs méfaits ressemble à un grand melting-pot géopolitique, composé d’anti-impérialisme et de néocolonialisme. On y trouve les attentats du 11 septembre, l’exécution d’Oussama Ben Laden ou la mise en place des dictatures à travers les âges: «Quelqu’un a forcément décidé de maintenir au pouvoir des tyrans dont personne ne voulait.» Même Hitler est de la partie. «Il a été conseillé par les Illuminati.» Et les révolutions populaires, alors? «Ils lâchent parfois du lest pour mieux nous assujettir.» Ce qui est bien avec les Illuminati, c’est qu’ils offrent une explication simple à toutes les questions sans réponse.
Comment devient-on un Illuminati? «Ça se transmet de famille en famille. Ces gens ne cherchent pas à recruter, ils ont juste besoin de filières pour contrôler les autres», assure Myriam. Et ces filières s’étendraient jusqu’à l’industrie musicale. Selon certains blogueurs comme The Vigilant Citizen, les chansons et les clips de Lady Gaga, Kanye West ou Beyoncé seraient criblés de messages subliminaux des Illuminati. Le champion? Le rappeur américain Jay-Z, qui annoncerait dans son hit Run This Town (2009) l’avènement du Nouvel ordre mondial. Et le signe qu’il fait constamment en joignant ses mains ne représenterait pas son label Roc-A-Fella, mais une pyramide, symbole Illuminati. «Les Illuminati utilisent les stars de la pop pour alimenter le buzz et brouiller les pistes», précise Myriam. A moins que ce ne soient les stars qui instrumentalisent le mythe des Illuminati pour se faire mousser. En 2010, dans son clip S&M, Rihanna se déhanchait devant une bannière où l’on lisait «Princesse des Illuminati». A l’heure où la secte a la cote auprès des jeunes, quelle meilleure opération de communication?
Le monde (et la mode) en triangles
Sur le marché des mythes, les Illuminati ont de gros atouts: l’origine ancienne de leur société à la fois secrète et élitiste, et le parfum de scandale émanant de leur nom. Surtout, il y a leur iconographie, la même que celle des francs-maçons: un triangle, représentant la structure pyramidale de l’organisation, et, souvent à l’intérieur, un œil, celui qui voit tout. Des symboles que l’on trouve facilement partout, à commencer par le billet d’un dollar. Il n’en fallait pas plus pour que certains ados voient des triangles à chaque coin de rue, amplifiant au passage leurs élucubrations sur les Illuminati. «Plus les symptômes d’une croyance sont identifiables dans le réel, plus cela nous conforte dans notre idée», explique Gérald Bronner.
Miroir sociétal, la mode n’échappe pas à l’Illuminatimania: baladez-vous dans la rue et, avec un peu d’attention, vous verrez des triangles et des yeux s’afficher fièrement sur les T-shirts des jeunes. Même le prêt-à-porter de luxe s’est fait embobiner: la saison prochaine, des symboles occultes apparaîtront sur les robes de Mary Katrantzou ou les bijoux Céline. A Lausanne, la boutique de streetwear Maniak a senti la tendance arriver. Voilà trois saisons qu’elle propose les T-shirts de la marque anglaise Killstar, provocants condensés de symboles occultes. Carton assuré. «Les gothiques achetaient autrefois ce genre de T-shirt, mais c’est la première fois que ça devient une mode mainstream», s’étonne encore Babette Morand, patronne du lieu. «C’est de la folie, ajoute Patrick, cogérant. Parfois, on n’arrive pas à suivre avec le réassort.» Les badges «Illuminati» font aussi un malheur.
Tous des Myriam, les porteurs de T-shirt? En réalité, le propos est chez eux beaucoup plus léger: «C’est juste une mode», hausse des épaules Michel*, qui a acheté plusieurs T-shirts Killstar au début de l’année. «Je trouvais les symboles jolis, je ne savais pas forcément ce qu’ils signifiaient. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’on puisse croire aux Illuminati. C’est débile», lâche ce collégien de 15 ans. Tous les ados ne sont pas si crédules. «Les jeunes sont de moins en moins croyants, ils se détachent des signes religieux et mystiques», analyse pour sa part Vladislav, gymnasien de 18 ans.
Myriam porte un regard condescendant sur ces sceptiques: «Ceux qui savent ne porteraient jamais ce genre de T-shirt.»
L’école, sanctuaire des Illuminati?
Alors, mode ou croyance, les Illuminati? Les croyants comme Myriam sont-ils des exceptions? Ou les parents doivent-ils s’inquiéter pour leurs ados? On tente de trouver la réponse à la sortie des écoles. Illuminati, êtes-vous là? «La secte? On en parle pour rire!» s’esclaffent les uns. «Nos amis font des blagues avec des triangles, mais personne n’y croit» ou «C’est un truc de hipster!» lâchent les autres, sans même savoir expliquer qui sont ces Illuminati et ce qu’ils veulent. Quelques-uns avouent être «intrigués» et demandent «pourquoi les Illuminati n’existeraient pas».
Certaines voix accusent les médias d’avoir peint les Illuminati sur la muraille en transformant une simple mode en menace pour les jeunes esprits. On peut aussi imaginer que les étudiants fassent passer leurs peurs pour de la provocation, histoire de rester cools. La réalité est probablement entre les deux. «Ils n’y croient pas ou ils y croient avec distance et ironie, explique Pierre-André Taguieff, auteur de La foire aux «Illuminés» (Mille et une nuits, 2005). Les Illuminati impliquent une critique virulente du savoir officiel. Grâce à eux, les adolescents ont l’impression de devenir des contre-experts face au savoir des adultes, contre lesquels ils jouent les rebelles.»
Du côté des profs, l’heure n’est pas à l’inquiétude. A leurs yeux, les Illuminati sont à prendre «au second degré». D’ailleurs, tous insistent: il s’agit d’un sujet de conversation minoritaire, qui ne remet pas en question la légitimité de leurs cours. Evidemment, Myriam ne partage pas cette opinion. «Tout a été écrit par les hommes, que ce soit la Bible ou les livres d’histoire. Comment savoir s’ils disent vrai?»
Obscure mondialisation
Pris au premier ou au second degré, le phénomène Illuminati fait écho aux grandes incertitudes de notre temps. Cette époque où la classe moyenne s’amenuise, où la classe dirigeante est décrédibilisée, voire haïe, où la sphère privée explose en même temps que les frontières s’effacent. Et vers qui se tourner? Washington? Bruxelles? Les rédactions des grands journaux? La Commission trilatérale ou encore le groupe Bilderberg? Simple, manichéenne, la théorie des Illuminati constitue l’explication parfaite à tous les maux de la civilisation. Les grands manipulateurs calment les angoisses de l’incertitude. Ils sont l’ennemi idéal: invisible mais réel.
Selon Gérald Bronner, ce sont surtout les adolescents peu scolarisés qui mordent à l’hameçon complotiste. Notre coup de sonde dans la réalité romande semble confirmer cette théorie d’une fracture sociale. Voici deux jeunes chômeurs croisés dans la rue: ils soutiennent mordicus que les Illuminati dirigent les médias, Coca-Cola, McDonald’s et Facebook. Tous pourris? Croire à la théorie des Illuminati n’incite en tout cas pas à jouer le jeu démocratique: «Voter, c’est sympa, mais les décisions seraient de toute façon les mêmes puisque tout est décidé d’avance», affirme Myriam.
Ce qui est sûr, c’est que les théories du complot ont le vent en poupe. Et qu’elles peuvent prendre plusieurs formes. «Certains chantres de l’antimondialisme comme Alain Soral ne disent pas autre chose que ceux qui croient aux Illuminati. Ils désignent simplement l’ennemi par d’autres termes», note Pierre-André Taguieff. Et la morale est toujours la même. Comme dit Myriam: «Nous, le peuple, sommes manipulés.» Et n’oubliez pas: personne ne doit le savoir.
* Prénoms connus de la rédaction.
severine.saas@hebdo.ch / @sevsaas
Qui sont les vrais illuminati?
Il y a tant de rumeurs, de fausses pistesà propos des Illuminati qu’il est difficile d’en brosser un portrait fiable. On sait que les «Illuminés de Bavière» ou l’«Ordre Illuminati» («ceux qui ont reçu la lumière») furent une société secrète fondée en 1776 par le philosophe et théologien Adam Weishaupt à Ingolstadt. Selon certains, l’origine des Illuminati remonterait à des temps bien plus ancestraux, aux Sumériens. D’autres affirment qu’ils seraient les descendants de Nimrod, le roi qui fonda Babel.
Tenons-nous-en aux Illuminés de Bavière. Ancien jésuite, Weishaupt se revendiquait de la philosophie des Lumières, version radicale. Il se disait opposé à la superstition, à l’abus du pouvoir étatique, ainsi qu’à l’influence religieuse. Le but de sa société? Selon Nesta Webster, essayiste britannique conspirationniste, les Illuminati projetaient de renverser toutes les institutions religieuses et civiles, ainsi que tous les gouvernements pour les remplacer par un gouvernement mondial entièrement nouveau, le «Nouvel ordre mondial». De son côté, le philosophe français Arnaud de la Croix écrit que la société visait à améliorer le sort de l’humanité. L’important était de rester extrêmement discret, histoire de ne pas mettre en danger l’existence des Illuminati, jugés subversifs par le clergé local. Ses membres s’attribuèrent donc un nom de guerre. Celui de Weishaupt fut «Spartacus».
En 1784, l’électeur de Bavière, Charles Théodore de Bavière, décida de bannir toutes les sociétés secrètes. Considéré comme criminel, contraint à l’exil, l’Ordre Illuminati disparut totalement du sud de l’Allemagne dès 1786, soit dix ans après sa fondation. Seuls quelques foyers subsistèrent en Saxe jusqu’en 1789. Cela n’a pas empêché les Illuminati d’être conchiés dans toute l’Europe dès la fin du XVIIIe siècle, soupçonnés d’être des comploteurs internationaux et surpuissants. Certains ont même dit qu’ils étaient les fils du Diable. On les a notamment accusés d’avoir fomenté la Révolution française et, plus tard, la révolution bolchevique. Aux Etats-Unis, certains leur attribuent aujourd’hui l’assassinat de John Kennedy et les attentats du 11 septembre. On n’a pas fini d’entendre parler des Illuminati.
«Sur le net, les plus motivés s’imposent»
Marché dérégulé de l’information, la Toile a engendré une société duale, où la connaissance le dispute au canular. Un terrain rêvé pour tous les extrémistes adeptes de théories comme celle des Illuminati. Questions au sociologue français Gérald Bronner.
Le pouvoir de persuasion de l’internet sur les jeunes est plus fort que celui des livres ou de la télévision. Pourquoi?
Premièrement, l’internet est un marché dérégulé de l’information, qui aide à diffuser des idées simplistes. Deuxièmement, les 15-24 ans consultent davantage l’internet que la télé. Ils sont donc statistiquement plus touchés par les dérives de la Toile. Cela dit, la vraie force supplémentaire de l’internet est de proposer des histoires, des arguments cumulatifs. Mais les théories comme celle des Illuminati s’épanouissent sans doute plus facilement dans des endroits où il y a des idées préétablies.
Que voulez-vous dire?
En France, il y a dans certaines zones une prégnance du mythe conspirationniste. Ce sont les quartiers dits «sensibles», où l’on trouve parfois une vision géopolitique particulière, anti-impérialiste ou antisémite, qui les conditionne à croire aux théories disqualifiant les Etats-Unis ou Israël, comme le complot du 11 septembre. A cela s’ajoute la détestation de l’activité politique, qui augmente la probabilité de croire à des théories complotistes. C’est un climat nécessaire, même s’il n’est pas suffisant. Mais ces personnes restent minoritaires dans ces quartiers.
L’apparition de l’internet n’a donc pas créé une société plus informée et plus éduquée, comme on pouvait s’y attendre?
L’internet a créé deux sociétés qui sont en concurrence. La première est celle de la connaissance collective, comme en témoigne la création de sites comme Wikipédia. La seconde est une société de croyances. Elle est composée des individus les plus radicaux et les plus motivés. Ils créent un espace de domination, sur les forums notamment. Sur un marché dérégulé, ce sont eux qui l’emportent. Tant que les citoyens ordinaires ne prennent pas leur place, les esprits indécis, en particulier les jeunes, peuvent être influencés par les théories spectaculaires.
Voulez-vous dire que l’internet rend la société plus dangereuse?
Non. Ce que l’internet engendre, c’est un bras de fer entre la démocratie de la connaissance et celle des crédules. Je suis inquiet de la puissance de l’un de ces bras. Mais il est encore un peu tôt pour dire lequel va gagner.
Jusqu’à présent, l’absence de droit à l’oubli a-t-il favorisé le développement de la démocratie des crédules?
La rémanence de l’information pose problème, car l’information continue à tourner. L’argumentaire reste à disposition, même s’il est faux. Mais la décision de la Cour de justice européenne concernant Google changera peut-être la donne. (Le 13 mai dernier, la Cour de justice européenne a contraint Google à offrir un droit à l’oubli aux internautes européens. Les particuliers peuvent désormais demander au moteur de recherche de supprimer des résultats de recherche vers des pages comportant des informations personnelles les concernant, notamment si elles sont périmées ou inexactes, ndlr.)
Sur l’internet, comment démonter un argumentaire qui n’en est pas un?
Il faut compter sur l’esprit humain. Il existe des militants rationalistes, qui font du debunking. Il faut aussi voir que ce sont les lois qui garantissent la liberté. La démocratie ne justifie pas que les plus motivés prennent le dessus.
Les argumentaires mensongers ne risquent-ils pas de se multiplier avec les années, et avec eux le nombre de personnes qui y croient?
Il faut compter sur la réaction de l’opinion et créer une contre-motivation. La motivation est la clé du marché de l’information. Mais, si la situation d’aujourd’hui se poursuivait, ça pourrait mal se finir.
Il faut imaginer le pire pour se préparer et trouver une solution à cette plaie démocratique qu’est la diffusion massive de fausses informations. Il faut une prise de conscience des citoyens ordinaires qui vont en avoir marre, il faut l’espérer, d’entendre des bêtises. Attendons de voir leur réponse.