TURQUIE. Après les protestations de masse de juin, le gouvernement s’en prend désormais à ceux qui le critiquent. Des enquêtes sont ouvertes contre des manifestants et des fonctionnaires insubordonnés sont licenciés.
Özlem Gezer et Maximilian Popp
Il y a cinq semaines, Tayfun Kahraman, 32 ans, rencontrait le premier ministre. Aujourd’hui, il se morfond à Gaziantep, à 1150 kilomètres d’Istanbul, à moins de 100 de la Syrie. Kahraman est urbaniste chargé de la protection des monuments au Ministère de la culture. En juin, il était à la tête des manifestants protestant contre le projet de réaménagement du parc de Gezi à Istanbul. Il vient d’être viré au fin fond de la province.
«Mes amis d’Istanbul se font arrêter et moi je suis coincé ici», déplore-t-il tout en déroulant les messages sur son BlackBerry. A Istanbul, des semaines durant, il n’osait plus rentrer chez lui, il a changé quatre fois d’hôtel et dormi chez des amis. Il organisait les réunions de Taksim Solidarité, rédigeait les communiqués. Il a été reçu avec d’autres leaders de la protestation par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Il avait préparé l’expertise sur laquelle un tribunal stambouliote s’est appuyé pour déclarer illégal le projet de construction dans le parc Gezi. Le saccage annoncé du parc n’était qu’un déclencheur, les protestations continuent, elles visent directement le gouvernement. Mais ils ne sont plus des centaines de milliers. Beaucoup sont fatigués, beaucoup ont peur.
Des enfants arrêtés. Car le grand nettoyage a commencé, largement à l’insu de l’opinion publique. Tous ceux qui se sont opposés au premier ministre sont punis: activistes incarcérés, journalistes intimidés, manifestants harcelés. Le Ministère de l’Instruction publique s’est fait livrer par les écoles les noms des enseignants qui ont pris part aux manifs. «Erdogan se venge de ceux qui le critiquent et fait flèche de tout bois», constate la politicienne Ayse Danisoglu.
Selon les organisations turques des droits de l’homme, la police a arrêté au moins 3000 personnes, dont des enfants. Beaucoup ont été libérés, on ignore combien restent détenus. Ce sont surtout les meneurs qui paient: activistes de Taksim Solidarité, supporters du club de foot de Besiktas, électeurs des partis de l’opposition. Ces dernières semaines, les forces de l’ordre ont pris d’assaut des foyers d’étudiants à Istanbul et embastillé leurs locataires.
Plus personne n’est à l’abri. Nombre d’entre eux sont en prison sans savoir pourquoi. A l’instar d’Umut Akgül, un étudiant en économie venu à Istanbul pour rendre visite à ses parents. Le 6 juillet, la famille se rendait à la place Taksim pour prendre part à une manifestation pacifique. Face aux canons à eau, ils se trouvèrent séparés et le père, Ali, réfugié dans un café, vit son fils emmené par des policiers avec des dizaines d’autres jeunes. Le lendemain, il était déféré devant un juge pénal qui l’envoya séance tenante partager une cellule de prison avec des délinquants. Ses parents n’ont pu le voir qu’une fois, il leur a dit que ses codétenus le battaient. «Plus personne n’est à l’abri dans ce pays», se lamente la maman, Gül Akgül. Les parents ont engagé une avocate mais on ignore ce qui est reproché à Umut et quand son procès commencera.
Umut ne milite dans aucune organisation politique, assurent-ils. Il n’avait jamais pris part à une manif. Pourtant, dans le pire des cas, il pourrait être inculpé en vertu de la loi antiterroriste 3713 qui punit ceux que l’on suspecte de conspirer pour renverser le gouvernement. La sanction peut aller jusqu’à la prison à vie. En 2005, le régime a élargi le champ d’application de la législation antiterroriste. Elle a valu la prison à des Kurdes, des avocats, des détracteurs, des journalistes et des élus locaux, sans perspective d’être jugés conformément à un Etat de droit. Le juge qui a fait incarcérer Umut Akgül se réfère à une caméra de surveillance montrant un manifestant en train d’agresser un policier. Mais l’homme portait un pull, Akgül un T-shirt.
Cinq morts, 8000 blessés. Il y a dix ans, quand Erdogan est devenu premier ministre, il a promis plus de démocratie, plus d’Etat de droit. La traque aux opposants politiques et l’arbitraire policier devaient cesser. Mais, depuis, il semble avoir adopté les travers de ses prédécesseurs. Selon Emma Sinclair-Webb, de Human Rights Watch, le gouvernement ne fait rien pour élucider les débordements répressifs de ces dernières semaines. Au contraire, la police continue d’intervenir brutalement contre les manifestants.
A Antakya, il y a quinze jours, un jeune manifestant est mort sous les coups des policiers. Il est le cinquième à y avoir laissé la vie. Mais depuis le début de la révolte du parc Gezi, ils sont 8000 à avoir été blessés, dont 111 photographes et journalistes. Aucun pays au monde ne compte autant de journalistes incarcérés mais ce sont les événements de Gezi qui ont révélé au public à quel point la liberté d’opinion est limitée. Pour la première fois, les intimidations visent aussi les journalistes étrangers: un caméraman d’Al Jazeera a été blessé, un photographe italien expulsé. Pour Mehmet Kaçmaz, photographe de l’agence turque Nar, l’opinion publique a été horrifiée par les images de la brutalité de l’intervention policière, ce qui explique pourquoi les forces de l’ordre ont ciblé les photographes et caméramans. Il a vu des collègues tabassés, des appareils photo saisis, des caméras piétinées. Lui-même a failli perdre un œil: «Ils veulent nous faire peur.»
Le journaliste conservateur Yigit Bulut, lui, se dit «prêt à mourir pour Erdogan. Le peuple turc remportera cette guerre», proclame-t-il. Le premier ministre l’a entendu, il l’a nommé à la tête de son équipe de conseillers. Pendant ce temps Tayfun Kahraman, muté en Anatolie profonde, s’est trouvé une nouvelle mission: à Gaziantep, un parc public doit être déboisé et un petit groupe de défenseurs de l’environnement proteste. Kahraman leur a proposé de rédiger une expertise à brandir devant la justice locale…
© Spiegel
Traduction et adaptation: Gian Pozzy