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Mais que sont ces statues suspendues sur nos têtes?

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Jeudi, 26 Juin, 2014 - 05:50

Zoom. C’est l’attraction urbaine qui monte: les lévitants du pavé prolifèrent dans les villes d’Europe et du monde, Suisse comprise. Sous l’œil sévère des pros du spectacle.

Il y a eu les cracheurs de feu; place aux statues vivantes, de préférence en lévitation. Vous n’y échapperez pas cet été. A Londres, Cannes ou Prague, elles ont pris leurs quartiers sur les trottoirs. A Madrid, la plaza Mayor est carrément envahie. A New York, Buenos Aires ou Bogotá, les voilà encore, sans parler de l’Inde, d’où elles sont originaires: le yogi assis en tailleur dans le vide, la main droite appuyée sur une canne, est, avec le flûtiste charmeur de serpents et dresseur de cordes, une des figures de la très ancienne tradition des magiciens de rue.

Dans sa version contemporaine, la statue vivante est volontiers dédoublée et les figures semblent flotter dans l’air l’une sur l’autre. L’ancêtre yogi a laissé la place à une quantité de personnages, à la fois différents sur un même périmètre et semblables d’une ville et d’un continent à l’autre. Il y a les rudimentaires moines à capuche (facile, les visages sont cachés), les incontournables messires en redingote façon statue de bronze ou les bardes kitsch en tunique dorée. Quand vous avez croisé le même à Barcelone et à Stockholm, devant le même magasin H & M ou Desigual dans une rue piétonne toute semblable du centre-ville, vous vous dites, avec une pointe de mélancolie, que l’univers des attractions de rue n’échappe pas à la mondialisation.

Si vous restez en Suisse, vous n’y échapperez pas non plus: Robert Kraga et ses collègues, dont vous pouvez admirer la méditative légèreté sur la photo ci-contre, se produisent depuis un an sur les trottoirs de Lausanne, Genève, Berne, Thoune, Zurich. Leurs costumes, assez élémentaires, rappellent ceux des moines à capuche, mais eux, ils s’autodéfinissent comme des «ninjas». Va pour les ninjas.

Robert et ses quatre collègues se relaient par équipes de deux toutes les deux-trois heures, passent trois jours ici, une semaine là. Ils sont Hongrois de Slovaquie, viennent du même village, se déplacent en voiture et Robert est le seul de l’équipe à parler un peu l’allemand. C’est lui, un maçon sans travail, qui a construit le dispositif: «J’ai vu ça sur internet, ça m’a donné l’idée.»
Oui, parce que, autant le dire tout de suite, il y a un truc. Il passe par le bâton sur lequel s’appuie immanquablement le personnage en lévitation et qui, en fait, le retient. Pour environ 1200 francs premier prix, on peut se procurer le dispositif prêt à l’emploi chez certains fabricants spécialisés. Mais n’en disons pas plus, pour ne pas casser l’effet, déjà bien entamé par certains négligents, qui s’installent et se désinstallent à vue, sans rien cacher de l’engin.

«C’est dommage, regrette Jean-Marc Kiesling, ex-jongleur et ex-illusionniste, qui gère plusieurs sites suisses de matériel en ligne, dont magicien.ch: la magie, ça devrait rester quelque chose de confidentiel, de secret. Lorsque tout le monde s’y met, il y a toujours un idiot qui casse le tour.» Soupir: «Il y a de moins en moins de vrais artistes de rue.»

Artistes et «imposteurs»

Comme Jean-Marc Kiesling, les professionnels de la magie, mais aussi du mime et du théâtre de rue, n’ont pas de mots assez sévères pour critiquer les suspendus du pavé. Frédéric Brélaz, président du comité d’organisation du Festival des artistes de rue, qui entame sa douzième édition à Vevey le 22 août: «Nous ne prenons pas de statues vivantes, par principe. C’est quelque chose de trop vu, et surtout de pas assez créatif.»

Le véritable artiste de rue, digne héritier des saltimbanques d’antan, c’est autre chose, explique-t-il: «Idéalement, c’est un gars qui arrive avec sa petite mallette, un artiste polyvalent qui va enchanter son monde avec trois fois rien, en jouant avec le décor, les circonstances. Quelqu’un qui ne lasse pas son public parce que sa prestation n’est pas répétitive.» Pas comme les cracheurs de feu, dont on s’est vite fatigué. Pas comme ces gars cachés sous leur costume à ne rien faire. «Si c’est une manière élégante de faire la manche, je dis: bravo. Mais cela n’a plus rien à voir avec l’art des saltimbanques.» Robert Kraga, à la tête de sa troupette de ninjas slovaques, en convient volontiers: il n’a fréquenté ni l’école de cirque ni celle de théâtre, il est juste un père de famille en quête de solutions pour faire bouillir la marmite.

En réalité, rester parfaitement immobile pendant des heures suppose un savoir-faire consistant et, de plus, le véritable art de la statue vivante ne se limite pas à cela. Le clown Alfonso, artiste belge et international grand spécialiste du genre, le pratique et l’enseigne dans ses ateliers: «C’est un dérivé du mime, un travail en soi, qui suppose de ralentir sa respiration et d’entrer dans un état proche de la méditation. Ne pas cligner des paupières, c’est tout un art!» On l’aura compris: dans la population des statues vivantes, il y a les artistes d’un côté, les «imposteurs» de l’autre. Et celui qui cligne des yeux est démasqué.

Mais encore: comme le crocodile, l’authentique statue vivante n’est immobile que pour mieux surprendre sa proie. «Tout à coup, quelqu’un passe et elle le fait sursauter en bougeant mais, là encore, pas n’importe comment: le mouvement doit être féerique», explique encore Alfonso, qui promène, sur mandat, les différents personnages de son répertoire dans les fêtes d’entreprise, les foires, les festivals. Le Vénitien et Charlie Chaplin sont ses classiques, mais il peut aussi créer des figures adaptées à la circonstance. «De toutes les prestations de mon catalogue, la statue vivante est celle pour laquelle on m’appelle de plus loin, jusqu’en Corse ou au Maroc.» L’artiste multitâche considère qu’il a 5 à 10 véritables concurrents en Belgique, 50 en France. «Le reste, ce sont des gens qui exploitent le filon, n’inventent rien et ne font ça que pour le chapeau.»

De l’avenir de la lévitation

Lorsqu’on parle aux fabricants de matériel de magie, on s’aperçoit que les choses sont un peu plus complexes: il n’y a pas d’un côté les artistes créatifs et de l’autre les vulgaires imitateurs. «95% des gens à qui nous vendons des tours ne font qu’appliquer les instructions sans rien ajouter de personnel, estime, désabusé, Daniel Destailleur, qui dirige la maison française Climax. Les magiciens d’aujourd’hui, il faut leur mâcher tout le travail…» Décidément, ça ne rigole pas tous les jours sur la planète divertissement.

Heureusement, il y a Spontus: lui, il voit l’avenir en rose. Spontus est magicien, mais surtout fabricant de matériel spécialisé et grand maître de la lévitation. Il a inventé, dans son atelier normand, la seule lévitation «au monde» qui peut se pratiquer avec un spectateur et au milieu du public. Bien entendu, il ne nous en dira rien, sinon qu’«à chaque lévitation correspond un trucage différent». Son invention n’a bien sûr rien à voir avec les rudimentaires dispositifs des suspendus du pavé: «Il suffit d’ouvrir les yeux pour comprendre comment ça marche; d’ailleurs, ces engins sont très faciles à fabriquer.»

Spontus n’est pas inquiet. Robert Kraga et ses amis, eux, ont du souci à se faire: «A mon avis, le phénomène de la lévitation de rue va se dégonfler: tant que c’est neuf, les passants sont charmés; une fois qu’ils ont compris, ils se lassent.» Son trucage à lui, c’est autre chose: Spontus vous met au défi d’en percer le secret. Et il se vend bien, merci. Dans la pénombre des théâtres, le mystère de la lévitation a de beaux jours devant lui.

Et dans la rue? C’est la fin de la journée, en ce mardi de juin, et Robert fait la grimace: «50 francs récoltés, comment voulez-vous manger avec ça?» Le simple permis d’occuper la place coûte 31 francs par jour, et il y a encore le parking. Soupir. «Au début de l’année, on faisait facilement 80 francs.» Le public est déjà blasé et le maçon slovaque se creuse la tête pour inventer autre chose: «Si je les mettais debout, ce serait mieux, vous croyez?»

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Darrin Vanselow
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