Analyse. Pourquoi tant d’Africains risquent leur vie en Méditerranée pour atteindre l’Europe à tout prix. Et pourquoi sont-ils toujours plus nombreux à s’entasser sur les rivages libyens en attendant une périlleuse traversée.
The Economist
«Get free or die trying», libère-toi ou meurs en essayant: ce graffiti en anglais orne le mur d’un centre de détention pour migrants dans une banlieue de Tripoli, capitale de la Libye. Son auteur est l’un des innombrables migrants à avoir séjourné en ce lieu fétide et surpeuplé. L’histoire ne dit pas ce qu’il est advenu de lui.
Certains de ceux qui sont passés par l’un de la vingtaine de centres analogues répartis dans tout le pays ont été interceptés par des navires libyens alors qu’ils s’étaient lancés dans le périlleux voyage à travers la Méditerranée. D’autres ont été arrêtés avant même d’avoir atteint la mer par une de ces milices libyennes qui font la loi depuis la révolution qui a renversé Mouammar Kadhafi en 2011.
Grâce à ses richesses pétrolières, la Libye a longtemps aimanté les migrants venus de plus au sud. Du temps de Kadhafi, leur nombre oscillait entre 1,5 et 2,5 millions dans un pays comptant 6 millions d’autochtones. De nos jours, personne ne connaît les chiffres exacts. Les ressortissants d’Afrique subsaharienne sont désormais plus rares à chercher du travail en Libye en raison de la situation chaotique qui y règne.
Mais ses frontières sont plus poreuses que jamais et le pays est devenu la principale route de transit pour les Africains désireux de gagner illégalement l’Europe.
Les migrants paient plus de 1000 euros par personne pour embarquer dans de frêles esquifs à destination de Malte ou de l’îlot italien de Lampedusa. Beaucoup n’y parviendront jamais. Récemment encore, les Italiens ont récupéré 14 corps et sauvé quelque 200 naufragés après que leur bateau eut coulé entre la Libye et la Sicile. Ils sont des milliers à s’être noyés ces dernières années.
Kadhafi exploitait la peur des Européens face à l’immigration illégale. Il s’était même autoproclamé unique rempart contre une «Europe noire». Juste avant le soulèvement qui l’a abattu, il demandait encore 5 milliards d’euros par an à l’Union européenne pour résoudre le problème. Une situation qui s’est aggravée depuis la révolution: selon des fonctionnaires de Tripoli, des centaines de milliers de migrants seraient coincés en Libye dans l’attente de passer en Europe.
A l’europe de payer le prix
Ils viendraient non seulement d’Afrique subsaharienne, mais aussi de Syrie et d’Asie du Sud. Ils sont 58 500 à avoir atteint les rivages italiens depuis le début de l’année. Ceux qui croupissent en Libye survivent dans l’ombre d’abris précaires surpeuplés, dans la crainte constante d’être arrêtés. Ils sont des centaines à chercher un boulot dans les rues de Tripoli.
Les autorités libyennes se disent incapables de résoudre seules un problème qu’elles décrivent souvent aux diplomates européens. A l’instar de Kadhafi, le ministre de l’Intérieur intérimaire a menacé de «faciliter» le passage des migrants vers l’Europe si l’UE n’aidait pas la Libye. Selon lui, les migrants subsahariens propagent des maladies et tombent dans la criminalité. «La Libye a payé le prix, c’est maintenant au tour de l’Europe.»
Le problème ne se limite de loin pas à la Libye. Rares sont les gouvernements de la moitié nord de l’Afrique à être en mesure de rendre leurs frontières étanches. Selon les estimations, 600 000 migrants illégaux attendraient sur la rive sud de la Méditerranée d’embarquer vers une vie meilleure.
Un rapport de l’ONG Global Initiative Against Transnational Organized Crime, basée à Genève, révèle les routes empruntées par cet immense flux de migrants, leurs pays de départ et leurs moyens de transport. Il décrit le rôle joué par les trafiquants, les terroristes et les fonctionnaires corrompus, mettant en lumière les mœurs politiques glauques en vigueur dans le Sahara et le Sahel. Les auteurs du rapport insistent pour que les gouvernements européens résolvent le problème en Afrique même, plutôt que de laisser ces migrants végéter misérablement dans des centres d’accueil surpeuplés en Europe.
Prenez Agadez, haut lieu de la contrebande au centre du Niger. Selon le rapport de Global Initiative, au moins la moitié des migrants d’Afrique de l’Ouest qui sont arrivés à Lampedusa ont transité par ce labyrinthe de maisons de briques séchées. L’ethnie Toubou, qui monopolise le trafic, perçoit de 200 à 300 dollars pour faire passer les migrants en Libye ou leur demande de transporter de la drogue en guise de paiement.
La contrebande est l’activité économique principale de la ville. Quand 92 personnes sont mortes en septembre dernier après que leurs véhicules furent tombés en panne en plein Sahara, les autorités du Niger ont promis d’éradiquer ce trafic industriel d’êtres humains. Mais avec un enjeu tournant autour d’un million de dollars par semaine, les fonctionnaires sont forcément de connivence. Et quand les forces de l’ordre font des rafles, les trafiquants changent simplement d’itinéraire.
Conflits, désertification...
«Le démantèlement de ce réseau d’intermédiaires, chauffeurs, guides, «centres d’accueil» pour migrants et spécialistes de l’émigration clandestine mettrait l’économie régionale d’Agadez à genoux», admet un diplomate nigérien. Les villes de Gao, au nord du Mali, et de Tamanrasset, au sud de l’Algérie, ressemblent fort à Agadez: trafiquants, chefs tribaux, fonctionnaires corrompus, aventuriers sans travail et autres djihadistes s’entendent à merveille pour s’arroger une part du profit. De tels réseaux font vivre des milliers et des milliers de personnes.
Les solutions de remplacement sont rares. En raison de la désertification et d’une démographie galopante, la productivité agricole ne satisfait pas aux besoins dans ce Sahel pour l’essentiel aride. Les conflits incessants en République centrafricaine, au Mali, au nord du Nigeria, en Somalie et au Soudan du Sud ont déplacé des millions d’habitants, poussant encore plus de jeunes gens à tenter l’aventure vers le nord, vers l’Europe. La reprise des troubles au Mali, en mai, menace de replonger le pays dans une guerre civile qui a vu se multiplier les camps de réfugiés en Mauritanie et au Burkina Faso. Rien d’étonnant à ce que la Méditerranée séduise tant.
© The Economist Newspaper Limited London (May 2014)
Traduction Gian Pozzy