Analyse. Le flirt d’economiesuisse avec l’UDC révèle une profonde méconnaissance du dossier européen.
C’est classique. La Suisse s’enfonce dans un débat helvético-suisse alors que la question est européenne. A peine le Conseil fédéral a-t-il dévoilé son plan pour mettre en œuvre l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse qu’a éclaté une dispute entre les milieux de l’économie et les partis du centre droit, le PLR et le PDC notamment. Les premiers accusent le Conseil fédéral de ne pas avoir usé plus largement de sa marge de manœuvre, les deuxièmes prennent sa défense.
Vendredi 20 juin, la cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP) Simonetta Sommaruga l’a pourtant dit avec la mine qu’elle arbore dans les heures graves: «Le Conseil fédéral tient à respecter la teneur de l’initiative. Toute autre attitude serait naïve et irresponsable.» Le gouvernement prévoit de réintroduire un système de contingents, violant ainsi l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) passé avec l’Union européenne. Il a en revanche renoncé à en fixer la hauteur, désireux de rester à l’écoute des cantons et des milieux de l’économie.
Syndrome de Stockholm
Le Conseil fédéral réintroduit le principe – lui aussi contraire à l’ALCP – de la préférence nationale, de sorte que chaque employeur devra prouver qu’il n’a pas trouvé de résident en Suisse avant d’engager un ressortissant de l’UE. Jusque-là, il interprète l’initiative à la lettre. Là où il s’écarte des vœux de l’UDC, c’est lorsqu’il renonce à limiter le regroupement national pour les citoyens de l’UE et qu’il tient à comptabiliser tous les permis d’au moins quatre mois. L’UDC et l’économie auraient préféré recenser les autorisations à partir d’un an seulement, mais le Conseil fédéral a craint une réapparition déguisée du statut de saisonnier.
La polémique qui s’est ensuivie entre economiesuisse et les partis du centre droit est révélatrice de l’aveuglement actuel des milieux patronaux. Après s’être battue contre l’initiative de l’UDC, l’association faîtière a tenté de se rapprocher de ce parti, «un peu comme si elle souffrait du syndrome de Stockholm», ironise le président du PDC Christophe Darbellay. Le retour d’un statut du saisonnier ne lui aurait pas déplu.
C’est oublier la composante européenne du dossier. «Pour danser le tango, il faut être deux», rappellent tous les diplomates helvétiques qui ont été en charge à Bruxelles. Or, l’économie suisse ne prend même plus la peine d’écouter l’UE. Pour elle, il va de soi que Bruxelles va négocier, quitte à bafouer son principe de libre circulation. Tout simplement parce que la Suisse est un «moteur économique» pour l’UE, dont la balance commerciale avec notre pays est, il est vrai, largement bénéficiaire.
A cet égard, l’interview qu’a accordée le président de Swiss Life et d’Adecco Rolf Dörig à la Schweiz am Sonntag est une perle exemplaire. Il s’agit d’un des premiers patrons à se réjouir ouvertement de la décision du peuple du 9 février dernier, «car elle oblige les citoyens à se demander s’ils préfèrent un pays à huit ou à douze millions d’habitants». Rolf Dörig enchaîne en réitérant sa foi en la voie bilatérale, tout en précisant: «Il n’y a pas besoin d’un accord institutionnel avec l’UE.»
Une déclaration qui en dit long sur la méconnaissance des relations entre la Suisse et l’UE, deux partenaires qui n’ont pas signé de nouvel accord majeur depuis dix ans désormais. A trois reprises, en 2008, 2010 et 2012, le Conseil des ministres a écrit – d’abord très poliment, puis plus sèchement – que la voie bilatérale n’avait plus d’avenir sous sa forme actuelle. Bruxelles s’agace de voir la Suisse activer la clause de sauvegarde envers ses citoyens alors qu’elle n’affiche que 3% de chômage.
De deux choses l’une, aux yeux des Européens: soit la Suisse accepte une solution institutionnelle pour régler ses différends avec l’UE, soit elle enterre la voie bilatérale. De manière générale, les Helvètes n’en sont pas suffisamment conscients. «C’est navrant, mais oublier la question institutionnelle, c’est faire preuve soit d’ignorance, soit d’une volonté de ne pas comprendre. Si on ne la résout pas, la situation restera bloquée», note l’avocat suisse établi à Bruxelles Jean Russotto.
Reléguée au statut d’état tiers Bruxelles a réagi laconiquement aux propositions du Conseil fédéral.
Le porte-parole de Catherine Ashton, la haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, s’est contenté de répéter que le principe phare de la libre circulation des personnes n’était pas négociable et que l’UE n’entrerait pas en matière. Plus crûment dit: «Circulez, y a rien à voir.»
L’UE ne l’exprimera évidemment jamais ainsi. Elle recevra donc prochainement le chef de l’Office des migrations Mario Gattiker, qui lui expliquera le plan suisse dans le détail. Mais ce ne seront là que des discussions exploratoires, et non le début d’une vraie négociation.
Lentement, mais sûrement, la Suisse se relègue elle-même au statut d’un simple état tiers pour l’UE. Le plus triste, c’est qu’elle ne s’en rend même pas compte.