Rencontre. Felix Wolffers reprend le gouvernail de la conférence suisse de l’aide sociale en capitaine qui sait naviguer dans la tempête. Il l’a prouvé à Berne.
Il est l’être le moins stressé que j’aie jamais rencontré, Felix Wolffers, 57 ans, le tout nouveau coprésident de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), une organisation pourtant sous le feu constant des critiques outre-Sarine (voir page 28). Un des plus décontractés, aussi. A Berne, on dit souvent «Felix», d’ailleurs. Tout le monde ou presque l’appelle par son prénom lorsqu’il roule à vélo jusqu’au boulot. Grand, un brin pataud quand il pédale comme quand il parle, il enchaîne néanmoins les missions délicates avec une efficacité redoutable. Il est de cette race des grands commis de l’Etat qui n’en font pas tout un plat.
A la tête du service social de la ville de Berne depuis 2009, 270 collaborateurs pour 6000 personnes soutenues, il en a redressé la barre. Les assistants sociaux quittaient le navire en masse – 30% de fluctuation par an –, dégoûtés par les critiques dues aux reproches d’abus. Felix Wolffers, comme un certain Pierre-Yves Maillard dans le canton de Vaud, a engagé des inspecteurs sociaux, mis en place des mécanismes de contrôle et donné davantage de responsabilité aux cadres comme aux travailleurs sociaux. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, la fluctuation tourne autour des 10%. Les critiques? Evanouies. En ville de Berne, même la droite estime que Felix Wolffers, tout socialiste qu’il soit, se montre fort pragmatique. «On maîtrise, dit-il, mais il suffit d’un cas individuel spectaculaire, comme à Zurich le cas Carlos (ndlr: un jeune ex-délinquant dont l’encadrement a coûté jusqu’à 29 000 francs par mois), pour que l’indignation générale remette en cause tout le système de l’aide sociale.»
L’efficacité comme une seconde nature
Le capitaine Wolffers n’en est pas à son premier sauvetage. En 1994 déjà, alors secrétaire général de la direction des finances de la ville de Berne et bras droit de l’élue verte Therese Frösch, il hérite d’une dette de 100 millions de francs pour un budget de 1 milliard. Dix ans et sept programmes d’économies plus tard, la capitale sort des chiffres rouges. Un miracle? «Une remise en question permanente de chaque tâche, plutôt.» L’efficacité, une seconde nature chez ce docteur en droit et père de trois enfants aux études, même à la maison. «Avec ma femme, qui travaille aussi, nous avons géré notre famille comme une PME, avec séance le dimanche soir et distribution des tâches pour toute la semaine, du fourrage des cochons d’Inde au rangement de la cuisine.»
Bref, rompu aux missions presque impossibles, l’homme se sent d’attaque pour reprendre la CSIAS, en tandem avec son ex-cheffe Therese Frösch, et pour y ramener le calme après la tempête (voir encadré). Mieux vaut pour lui car jamais l’aide sociale n’a pesé aussi lourd en Suisse, où la barre des 250 000 personnes a été franchie pour la première fois en 2012. Quant aux critiques orchestrées par l’UDC contre la CSIAS l’an dernier, elles s’organisent au sein d’un groupe emmené par l’ex-conseiller national zurichois Ulrich Schlüer qui prépare son propre concept d’aide sociale.
Pour convaincre à droite, beaucoup auraient d’ailleurs préféré au duo Wolffers-Frösch une présidence moins ancrée à gauche. Mais comme personne ne se pressait au portillon, on a opté pour ces grands connaisseurs du domaine social et du fonctionnement politique. Ils iront donc à la rencontre des membres de la CSIAS, écouteront les doléances des communes, les idées. Et mettront à disposition des faits, des chiffres – ils viennent d’ailleurs de commander deux études pour examiner si les sommes allouées par l’aide sociale sont adéquates et si les incitations à travailler ou à se former portent leurs fruits.
Un type «gründlich»
Il est comme ça, Felix Wolffers, gründlich, il plonge aux racines du mal, base ses arguments sur des faits établis. Parce que, au bout du compte, nous explique-t-il dans son bureau bernois, il s’agit non seulement de défendre une aide sociale digne de ce nom, mais de prévention en amont. «La formation professionnelle, par exemple, c’est la meilleure prévention: environ 60% des personnes qui dépendent de l’aide sociale n’en ont pas.» Pour souligner son propos, il ouvre un rapport du bureau de recherche bernois BASS. Celui-ci montre à quel point le marché du travail écarte les personnes non qualifiées. Pour celles-ci, le taux de chômage en Suisse était de 4,5% entre 2010 et 2012, mais plus du double, 10,5%, étaient en recherche d’emploi, en fin de droits par exemple. A tous ceux qui estiment qu’il suffit de vouloir pour pouvoir travailler, Felix Wolffers rétorque encore avec une donnée statistique, assez désespérante: «Un chômeur qui timbre depuis deux ans et envoie une dizaine d’offres d’emploi chaque mois ne se fait presque plus inviter à un entretien d’embauche. En moyenne, il peut se présenter une fois tous les cinq ou six mois à un employeur. Vous imaginez sa nervosité?»
Le credo de felix
Le nouveau coprésident de la CSIAS tient à le souligner: les dépenses sociales qui explosent ne sont pas la cause, mais bien la conséquence de problèmes de société. On a déjà parlé du manque de formation, particulièrement criant auprès des étrangers qui ne parlent pas ou peu les langues du pays, ou des demandeurs d’asile qui arrivent parfois en Suisse avec quatre ou cinq ans d’école pour tout bagage.
Felix Wolffers rappelle les autres grandes tendances qui poussent les gens vers le dernier filet de l’Etat providence: un marché du travail qui boude les jeunes sans expérience et les plus de 55 ans, les économies réalisées ces dernières années dans l’assurance invalidité et l’assurance chômage, le travail précaire, sous-payé ou encore le nombre de familles monoparentales. Pourtant, le Bernois refuse d’accepter ce mouvement comme une fatalité. «Parce que les réponses existent. Elles relèvent de la politique.» Soit, à côté de la formation, des salaires décents ou l’encadrement des jeunes qui abandonnent leur apprentissage, par exemple. Et parce qu’une société qui laisse s’ouvrir une béance entre riches et pauvres nourrit le terreau de la violence, de l’insécurité, entraînant à son tour des dépenses.
Au fond, nous dit l’homme qui veut sauver l’honneur de l’aide sociale, le moteur de son travail, sa raison d’être, s’inscrit dans la Constitution. Plus précisément dans son préambule: «La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres.» Cette phrase, qu’on doit à la plume de l’écrivain Adolf Muschg, est devenue le credo de Felix.
CSIAS: le paratonnerre
Organisation faîtière au service des communes et des cantons, la CSIAS établit, à l’échelle du pays, des recommandations sur les montants à accorder aux personnes dépendant de l’aide sociale.
La Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS), une association, réunit plus de 1000 membres, dont la Confédération, tous les cantons et quelque 600 communes. Elle existe depuis une centaine d’années et, en l’absence de loi fédérale, harmonise l’aide sociale. Cela afin d’éviter que des disparités régionales n’entraînent un «tourisme» à travers le pays. La CSIAS élabore ainsi des recommandations, largement reconnues, comme les minima pour les besoins de base (non compris, le loyer et les primes d’assurance maladie): 986 francs pour une personne seule et 2110 francs pour une famille avec deux enfants, par exemple. Ce forfait sert à couvrir les dépenses quotidiennes. Son calcul se base sur la consommation des 10% les plus pauvres de la population et sur le coût réel de certaines marchandises nécessaires à l’entretien, un «panier» déterminé par l’Office fédéral de la statistique.
La conférence se retrouve sous le feu des critiques à chaque fois qu’un scandale éclate. Un combat mené en première ligne par l’UDC, et particulièrement virulent outre-Sarine. Une campagne contre les abuseurs avait entraîné le départ de la municipale Monika Stocker à Zurich il y a six ans. L’an dernier, c’est l’affaire de Berikon qui a rallumé la mèche. Cette localité argovienne, qui avait retiré son soutien à un jeune bénéficiaire de l’aide sociale peu coopératif dans la recherche d’un emploi, s’est vue désavouée par le Tribunal fédéral. Une décision saluée par l’ancien président de la CSIAS, Walter Schmid. Ses déclarations ont conduit six communes à quitter la CSIAS depuis l’été dernier.