Reportage. La grande commémoration française de la guerre 14-18 atteint aussi la Suisse. L’Ajoie inaugure un sentier du kilomètre zéro qui permet de découvrir la réalité guerrière de la région, il y a un siècle. Des expositions dans le Jura et d’autres nouvelles propositions de sentiers historiques sur la frontière franco-suisse attestent du fort développement du «tourisme de mémoire».
Peut-être que l’ethnologue Claude Lévi-Strauss avait raison: l’un des futurs du tourisme, c’est le passé. A preuve cette année 2014, si empreinte de commémorations, surtout en France. Les 100 ans du début de la Première Guerre mondiale et les 70 ans du débarquement des Alliés sur les plages de Normandie transforment le pays en terre du souvenir, sillonnée par des foules de visiteurs. Verdun, Omaha Beach, Péronne, Oradour-sur-Glane… Ces sites de grandes batailles ou de grandes tragédies accueillent déjà plus de six millions de personnes par année. Ils seront bien davantage en 2014.
Le phénomène est récent. Déjà première destination touristique mondiale, la France a décidé de capitaliser sur le tourisme militaire, sous-embranchement du tourisme d’histoire. Bien sûr, le pèlerinage commémoratif, pédagogique ou voyeuriste sur les lieux de guerre existe depuis longtemps. En 1917 déjà, avant même que la Grande Guerre ne soit achevée, Michelin sortait un guide touristique des champs de bataille dans le nord-est de la France. Il s’agissait alors d’aider les familles de soldats «tués à l’ennemi» à venir se recueillir à l’endroit même de leur disparition. L’agence Thomas Cook faisait de même pour les proches des militaires anglo-saxons.
En Suisse aussi
Mais la disparition des témoins directs des deux guerres mondiales nous fait entrer dans un autre régime de l’histoire: celui de la mémoire. Et du tourisme du même nom, en plein développement. Sans doute parce que le besoin existe, dans un moment de doute pour le continent européen, de trouver dans le passé des clés de compréhension d’un présent si opaque.
Cette vague mémorielle atteint la Suisse, pourtant épargnée par les deux conflits mondiaux du siècle dernier. «Mais le pays a une armée de milice, ce qui rend cette même armée touristiquement présente», note Véronique Kanel, porte-parole de Suisse Tourisme. Véronique Kanel donne comme exemples les anciens forts et forteresses du réduit national ou le sentier des Toblerones dans le canton de Vaud. Voire, en remontant plus loin, les sites des grandes batailles de Grandson, Morat et Morgarten avec leurs mémoriaux et reconstitutions historiques.
Le sentier de 5 kilomètres qui sera inauguré le 20 juillet près de Bonfol, dans le Jura, est d’un tout autre ordre. Il commémore le «Km 0», le début de la ligne de front qui, pendant la Première Guerre mondiale, s’étendait sur 750 km de la frontière suisse à la mer du Nord. Le sentier serpente sur 1,5 km en Suisse, le reste dans le Sundgau alsacien. Il est jalonné de casemates et de postes d’observation enfouis dans la forêt. A commencer par le poste d’observation, près de la ferme du Largin, de l’armée suisse, laquelle a reconstruit son fort de bois et de terre pour le projet touristique. Entre 1914 et 1918, le lieu avait ceci d’unique que trois armées s’y faisaient face: la française, l’allemande et la suisse. Un endroit symbolique, notamment parce que le premier soldat tué lors du conflit mondial a été le caporal français Peugeot, abattu par un militaire allemand le 2 août 1914 à Joncherey, à trois kilomètres de Boncourt.
La petite Gilberte
Projet franco-suisse soutenu par les collectivités publiques de deux côtés de la frontière, le Km 0 permet au canton du Jura de s’associer aux commémorations internationales de la guerre de 14-18. «Elle a été très présente en Ajoie, qui craignait d’être envahie par l’une ou l’autre des forces en présence, relève l’historien Hervé de Weck, l’un des maîtres d’œuvre du Km 0 et auteur d’un récent guide sur le tourisme de mémoire dans le Pays de Porrentruy et le Sundgau. Par relèves successives, l’ensemble de l’armée suisse est passé dans la région. L’histoire de la petite Gilberte de Courgenay est là pour attester de ce fait historique. Le souvenir de cette guerre vit encore dans les familles, y compris en Suisse alémanique. Les descendants des soldats alémaniques cantonnés en Ajoie et aux Rangiers seront sans doute intéressés de découvrir le Km 0.»
Michel Friche, responsable du tourisme au Service jurassien de l’économie, espère aussi que le sentier du Km 0 drainera une partie des visiteurs aimantés dans le sud de l’Alsace par l’histoire de la guerre 14-18: «Ce seront des Français, mais aussi sans doute des Américains, Britanniques ou Allemands. La question est de quantifier ce public. Est-ce que l’intérêt pour le Km 0 sera le fait d’initiés? Ou d’un public plus large? Pour l’instant, on ne le sait pas.»
Intérêts économiques
L’offre mémorielle dans le Jura est plus large que le sentier du Km 0. Les Musées de l’Hôtel-Dieu à Porrentruy (dès le 28 juin) et jurassien d’art et d’histoire à Delémont (dès le 12 septembre) proposeront des expositions sur le thème de la Première Guerre. Les deux institutions font partie d’un réseau franco-germano-suisse de musées du Haut-Rhin qui, au total, proposeront dans les prochains mois une trentaine d’expositions consacrées à la Der des Ders. Le Musée national suisse à Zurich, lui aussi, aborde la guerre, mais avec un regard sur les années 1900-1914.
Les musées sont des jalons essentiels du tourisme de mémoire qui se développe aujourd’hui partout en Europe, associant culture et histoire, quête des racines et formation de la conscience civique. Intérêts économiques, aussi: ce tourisme croît dans des régions à l’écart des grands circuits touristiques, comme la Somme, le Pas-de-Calais et, précisément, l’Ajoie. C’est également un tourisme d’itinéraires plutôt que de destinations, qui correspond au profil du voyageur-découvreur plutôt qu’à celui d’une famille ou d’un sportif.
«Le tourisme n’est plus ce bloc monolithique qui prévalait autrefois, remarque Rafael Matos-Wasem, professeur à la Haute Ecole de gestion et tourisme à Sierre. C’est un marché aujourd’hui très segmenté qui satisfait tous les goûts. Y compris ceux du tourisme sombre, plus ou moins macabre. Il y a une demande pour des propositions qui sortent de l’ordinaire, proposent des enseignements, des expériences et d’être les protagonistes d’une histoire.»
«Le citoyen-touriste est désormais ouvert à la gravité et à la réflexion sur lui-même, avance Yves Le Maner, l’un des historiens qui supervisent les commémorations françaises de la guerre 14-18, en l’occurrence pour le Pas-de-Calais. Notre société refoule certes la mort, mais il existe aussi un souci général de meilleure appréhension de l’histoire, une recherche de signes symboliques, de faits rigoureux aussi.» «Oui, le risque du trivial et du voyeurisme existe dans le tourisme de mémoire, ajoute Stéphane Grimaldi, directeur du mémorial de Caen, dédié à la Seconde Guerre mondiale, qui attend plus d’un demi-million de visiteurs cette année. Notre responsabilité est d’amener les gens à un niveau de compréhension suffisant pour qu’ils puissent interroger leur passé et questionner le présent. Celui-ci est tout de même marqué par une période de paix dont la durée – septante ans! – est sans équivalent dans l’histoire du continent européen. Si nous pouvons encourager la conscience que la paix est notre bien le plus précieux et le plus fragile, nous aurons accompli une bonne part de notre mission.»
«Nous ne pouvons plus proposer de nouvelles initiatives touristiques sans tenir compte de la profondeur de l’histoire. Il faut donner du sens. Sinon nous tombons dans le reproche souvent fait au tourisme: le superficiel», argumente le Neuchâtelois Bernard Soguel, président du Parc naturel régional du Doubs. Début juin, Bernard Soguel inaugurait avec ses collègues franc-comtois du Pays horloger le premier des quatre chemins de la contrebande qui relieront Morteau à La Chaux-de-Fonds. Là aussi, il s’agit de se balader à la fois dans le passé et dans une nature magnifique, à cheval entre la France et la Suisse. Un jeu de saute-frontière qui a son importance à l’heure du repli politique de la Suisse sur elle-même, note Bernard Soguel. Et qui vaut, conclut-il, pour le chemin de l’absinthe qui va du Val-de-Travers à Pontarlier. Ou la Via Salina, qui s’élance d’Arc-et-Senans pour aboutir à Yverdon. Le segment vaudois de ce tracé qui reprend les voies anciennes du commerce du sel est inauguré le 26 juin du côté de la Côte de Vuitebœuf. Marcher dans le sens de l’histoire, qu’elle soit guerrière ou non, voilà une tendance forte pour les années commémoratives de 2014 à 2018. Vingt-cinq ans après qu’un certain Fukuyama a décrété un peu hâtivement la fin de cette même histoire.
Sentier du Km 0
Parcours hanté. La vieille borne, encore frappée de l’ours bernois, porte le numéro 111. Elle a marqué, de l’automne 1914 à l’automne 1918, le kilomètre zéro de la ligne de front qui courrait de la frontière suisse à la mer du Nord. Elle est aussi un bon point de départ pour découvrir le nouveau sentier didactique du Km 0 qui, sur 5 kilomètres, fait une boucle entre l’Ajoie et le Sud-Alsace, non loin de Bonfol. Ce chemin un rien hanté, mais qui déroule son histoire dans un paysage de forêts, de champs et de prairies magnifiques, sera inauguré le 20 juillet. Il a encore besoin d’être mieux balisé et signalé dans Bonfol même. Le lieu, au cours sanglant de la Première Guerre mondiale, était unique. Les armées française, allemande et suisse s’y toisaient à quelques centaines de mètres de distance. L’Ajoie avait alors crainte que l’une ou l’autre des puissances belligérantes envahissent son territoire. Par roulements, entre Bonfol et les Rangiers, presque toute l’armée y a passé. Et attendu.
Non loin de la borne 111, près de la ferme du Largin, un poste d’observation en bois a été reconstruit par les troupes du génie. Lesquelles ont aussi construit un pont sur la rivière Largue, qui marque la frontière avec l’Alsace. Crapahuter sur les fronts suisse, français et allemand, c’est partir à la rencontre des casemates tavelées par un siècle. Comme la menaçante Villa Agathe (les poilus avaient de l’humour) qui vous regarde approcher de ses yeux noirs, en l’occurrence les ouvertures pour les mitrailleuses. Les postes, avant-postes, les restes d’une vieille ligne ferroviaire et les autres stigmates guerriers sont dans des états divers, entre la ruine et la relative bonne conservation. Il est souvent possible d’entrer dans les blockhaus moussus, d’observer la nature indifférente et de prêter l’oreille au murmure du temps, qui nous souffle, lui aussi en boucle: «Cette fois, c’est la dernière, la Der des Der!»
Chemin de l’orlogeur
Jouer à saute-frontière. Faire l’éloge du contrebandier, ce bandit de petits chemins? Est-ce bien raisonnable, mon capitaine? Absolument, répondent en chœur les promoteurs du chemin de l’orlogeur (autrefois le régleur et parfois passeur de pendules) de part et d’autre du Doubs. D’abord parce qu’il faut entendre le terme «contrebandier» dans son acception populaire. Ensuite parce que le trafic saute-frontière a longtemps été une réalité en terre horlogère, qu’elle soit franc-comtoise ou neuchâteloise. Inauguré début juin sous l’impulsion du Pays horloger (France) et du Parc naturel régional du Doubs (Suisse), le chemin de l’orlogeur est le premier des quatre itinéraires de la contrebande qui, d’ici à mai 2015, permettra de couvrir à pied les 60 km entre Morteau et La Chaux-de-Fonds. Via quatre musées de l’horlogerie, des sites aussi beaux que le Saut-du-Doubs et un retour possible, après cinq jours de marche, avec le train de la ligne des horlogers. Pour que la morale soit sauve, le dernier chemin sera celui des gabelous.
Cette valorisation de l’histoire d’une région spécialisée depuis plusieurs siècles dans la mécanique de précision est amenée de manière ludique. Un guide initiatique est remis au voyageur-découvreur qui, notamment, doit résoudre des énigmes. Il se met dans la peau de Philémon, un contrebandier du XVIIIe siècle, pour partir à l’aventure. Il est épaulé par une application pour smartphone qui lui permet de tenir un journal de bord, de s’orienter, de voir des vidéos et d’augmenter la réalité pour mieux s’informer sur ce qu’il voit, ou ce qu’il aurait pu voir il y a longtemps. La réalisation des quatre chemins de la contrebande franco-suisse est notamment soutenue par des fonds européens, signe que des projets transfrontaliers continuent, c’est de circonstance, à faire leur petit bonhomme de chemin.
www.lescheminsdelacontrebande.fr
L’antre de la fée verte
Eau trouble. Ouvert l’an dernier, le sentier pédestre de l’absinthe zigzague du Val-de-Travers à Pontarlier, 50 km de découverte d’une eau trouble à nulle autre pareille, en particulier pour son histoire tout aussi agitée. Dès le 3 juillet, l’itinéraire franco-suisse comptera une nouvelle étape, et quelle étape: une Maison de l’absinthe installée dans une superbe maison du XVIIe siècle, à Môtiers. Le comble étant que la demeure était, dans une autre vie, un hôtel de district, doublé d’une gendarmerie et d’un tribunal dans lequel étaient condamnés les producteurs clandestins de la fée verte, ou bleue. La nouvelle Maison de l’absinthe (on ne dit plus «musée», terme qui sent désormais la naphtaline) propose d’ailleurs à ses visiteurs de découvrir une distillerie clandestine cachée derrière… (chut!). Résolument tourné vers la personnification, l’expérience, l’interactivité et la surprise, l’espace de 900 m2 sur trois niveaux offre l’expérience de l’interrogatoire policier, de la garde à vue ou du scrutin populaire (en 1908, auriez-vous voté pour ou contre l’interdiction de l’absinthe?).
La maison retrace le destin extraordinaire de l’alcool inventé au XVIIIe siècle à Couvet, son expansion mondiale, son inspiration donnée aux plus grands artistes, sa diabolisation, sa mise hors la loi, son siècle de clandestinité, sa réhabilitation récente. Sa fabrication est détaillée, comme sera mis en valeur l’atout de l’absinthe dans la gastronomie, grâce à un atelier-cuisine qui sera tenu par des grands chefs invités à créer de nouvelles recettes.
D’un coût de 4,5 millions assumé par un partenariat privé-public, la Maison de l’absinthe compte sur 15 000 à 18 000 visiteurs par année. En particulier de Suisse alémanique, mais aussi du monde entier, tant est grande la mythologie de la fée verte-bleue.
www.maison-absinthe.chwww.routedelabsinthe.com
La Suisse et la Der des ders: les expositions
Traces aux frontières. Des musées de Porrentruy et Delémont, mais aussi de Zurich et du Haut-Rhin, reviennent en détail sur l’impact de la Grande Guerre sur la Suisse.
Il y a un siècle. Ils étaient six camarades, tous habitants de Porrentruy. Deux Suisses, deux Allemands, deux Français. Avant la Première Guerre mondiale, ils étaient partis effectuer leur service militaire dans leurs pays respectifs. A l’occasion d’une permission dans la cité ajoulote, tous les six avaient posé en uniforme pour le photographe. Puis l’attentat de Sarajevo et le déluge de feu. Les deux Allemands et les deux Français ne sont jamais revenus au pays.
Cette photo poignante est accrochée à l’entrée de l’exposition La Grande Guerre aux frontières, à voir dès le 28 juin au Musée de l’Hôtel-Dieu à Porrentruy. Elle raconte les années de tension en Ajoie et dans le Jura, la peur de l’envahissement, les bombardements, les avions belligérants, le ballon captif de l’armée suisse descendu par les Allemands, tuant le malheureux pilote de l’aéronef. Et aussi la contrebande, l’omniprésence des troupes, la petite Gilberte de Courgenay, la propagande, les objets, les reliques, l’armistice enfin, avec le défilé de jeunes Alsaciennes dans les rues de Porrentruy.
Dès le 12 septembre, le Musée jurassien d’art et d’histoire à Delémont évoquera ces Traces de guerre, comme le masque à gaz ci-dessus. Avec la question de l’intérêt renouvelé pour la guerre 14-18, y compris en Suisse, en particulier dans le Jura. Les deux expositions jurassiennes sont parties prenantes d’un cycle d’une trentaine d’expositions sur la Première Guerre dans la région trinationale du Rhin supérieur. Des musées de Bâle, Liestal, Olten et Riehen participent également à cette réflexion d’ensemble.
Il faut aussi mentionner au Landesmuseum de Zurich la remarquable description de la Suisse et de l’Europe dans les années 1900-1914, ultimes années de bonheur, d’invention et de création avant que l’ancien monde ne s’écroule. La mise en scène du propos historique est très soignée. L’exposition s’achève par la traversée d’un long tunnel plongé dans l’obscurité. On y avance à tâtons quand, soudain, éclate le vacarme métallique des mitrailleuses… Expérience forte.