Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

La Bahiazinha de la Nati

$
0
0
Jeudi, 26 Juin, 2014 - 06:00

Récit. Dans les magies noires de Salvador de Bahia, l’équipe suisse partie pour la gloire en Coupe du monde a connu face à la France l’une des plus terribles bérézinas sportives de son histoire. Mauvais jeu, mauvais œil, ou sort jeté par une «yalorixá» du Pelourinho? La fondue, là-bas, a salement tourné.

Salvador de Bahia de Tous les Saints

Depuis la pointe où se dresse le Farol da Barra, au sud de la ville, s’ouvre à droite la Baie incroyable. C’est ici qu’ils vinrent, Vespucci en 1501, puis surtout Diogo Alvares, 1509, le Portugais survivant. Son bateau fait naufrage, comme le fera l’équipe suisse de football cinq siècles plus tard, en arrivant à quelques encablures de ce qui est aujourd’hui Rio Vermelho, haut lieu de la vie nocturne des touristes et de la jeunesse friquée de Bahia.

De la musique live, des clubs électros, des couleurs criardes aux loupiotes des bistrots, le choc faussement gentil des nantis et des enfants perdus, comme partout dans le Brésil. Mais à l’époque, Alvares tombe sur une bande d’Indiens qui ont bien l’intention de le manger. Il tire des coups de feu, les étonne, s’en sort. Il tombera amoureux d’une princesse tupinamba. Le métissage infini du Brésil commence.

En 1976, une enquête de l’Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística demanda aux ménages du pays une chose très étrange: il leur fallait indiquer quelle couleur de peau ils pensaient avoir. L’histoire était pleine de bons sentiments, on entendait démontrer que toutes les peaux se valaient, bien sûr. Le résultat fut délirant. On dénombra 136 peaux, au Brésil, allant de bem branca (bien blanche) à carvão (charbon), passant par amarela-queimada (jaune brûlé) ou tostada (grillée). Un inventaire à la Prévert, une poesia des mélanges, dans un pays où le racisme reste plus profond que les fantasmes de cordialité générale.

En se tournant, il y a la ville. Ville haute et basse, un endroit impossible, une falaise, des collines, des éperons, n’importe quoi. Salvador la Noire, la ville des esclaves, a été balancée là comme on jetterait des maisons qui rouleraient les unes sur les autres avant de s’arrêter quelque part, au hasard du relief. En haut, les vieux palais du quartier historique. Tomé de Souza, premier gouverneur général de la Terre de la Vraie Croix, arrive ici pour construire la capitale du pays en 1549. Il est venu d’Europe avec des centaines d’artisans sur ses navires: des maçons, des charpentiers, souvent des criminels. Il a aussi trimballé dans ses cales des planches et des métaux, des pierres et des outils. Aujourd’hui, quand tu avances dans le Pelourinho jaune, rose, blanc, cramoisi ou grisâtre, vert pétant, tu vois des bouts de Lisbonne, des morceaux de Sintra.

Le pilori et le messager

C’est un joli nom, Pelourinho. Ça veut dire pilori. Autrefois, on y attachait les esclaves pour les punir au fouet. Mais pas trop, ça pouvait les abîmer et ils perdaient leur valeur. Les voleurs ou meurtriers, on y allait sans se gêner, on les laissait pour morts au centre de la place. Le Pelourinho est magnifique désormais, rénové par l’Unesco, avec les tambours miraculeux d’Olodum devant la maison bleue de la Fondation Amado, et aussi le souvenir incongru de Michael Jackson dansant ici, jadis, au milieu des gens, pour le clip d’une chanson qui disait ce qu’elle voulait dire: They Don’t Care About Us. Il y a les décorations pour la Copa, des milliers de visiteurs arborant des maillots d’équipes nationales et qui adorent le quartier colonial sublime, mais reviennent à l’hôtel en maugréant: ces gosses qui te font les poches alors que tu regardais l’écran géant, tout de même, ces vauriennes qui t’escroquent de quelques réaux pour un vilain collier ou un bracelet de rien, c’est désagréable.

C’est là que le signe te fut montré, pourtant. Devant la cathédrale, la place, le Terreiro de Jesus. Ici, Antonio Balduino, le héros nègre de Jorge Amado, met une bonne raclée sur le ring à un Allemand, au début de son roman merveilleux de 1938, Bahia de Tous les Saints. Il se révolte ensuite, Balduino le mauvais garçon. Et il fait la grève, les trams et les usines s’arrêtent, il se bat pour la liberté et l’amour, il espère. A la télé, trois quarts de siècle plus tard, les images des quelques manifestants de Fortaleza ou Rio, se prenant lacrymogènes et balles en caoutchouc, passent peu dans le poste, entre deux goals. Mais résonnent drôlement avec Balduino. Bien sûr, ça va mieux le Brésil, mais ça reste si dur, fragile, inégalitaire souvent, et il y a les policiers militaires partout pour la Coupe du monde, déguisés en Robocop tropicaux.

Des jeunes gens font de la capoeira juste à côté, sur la Praça da Sé. Les pantalons blancs, les jambes qui tournent comme des compas dangereux, élastiques. Des machettes en mouvement. C’est un cliché de danse et du mystère martial des anciens esclaves, mais c’est si beau. Si l’on fait une photo, il faudra ensuite donner quelques pièces ou un billet. Tu fais la photo, et le messager vient vers toi.

Il dit s’appeler Jeru. Un grand ado noir, efflanqué comme un cheval affamé. Une fois qu’il a ses vingt réaux pour les capoeiristes, on sympathise un peu. O que você bebe? Qu’est-ce que tu prends? On boit un verre, il parle trois mots d’anglais, ce qui est rarissime par ici, il feint de s’étonner, rit de te voir venu de si loin pour un match de l’équipe de Suisse qui affronte la France deux jours plus tard dans l’Arena Fonte Nova de Salvador. Au bout d’un moment, Jeru se fait plus grave: «Tu veux savoir?» – «Savoir quoi?» Il connaît une femme, une yalorixá, une mère des saints, sorte de prêtresse du candomblé, la religion venue de l’Afrique ancienne. Elle est yaos, médium, sait lire dans les yeux du sort, raconte Jeru, elle peut faire des trabalhos, demander à l’un des dieux, à l’orixá le plus au courant, ce qui va arriver vendredi.

La soupe et l’œil rouge

Tu te méfies à fond, évidemment. Voilà juste un coup idiot à se retrouver à poil au milieu de la nuit à Salvador, comme un total gringo. Tu lui dis avec tact que pour les concours de pronostics, il y a sans doute plus simple que de jeter des coquillages ou de sacrifier un poulet. Quoique faire un sort à un coq tomberait plutôt pas mal, pour l’équipe de France, mais bon. Il insiste. Il t’explique que tu ne risques rien avec lui et que ce n’est pas une ruse, un jeito quelconque pour plumer l’étranger. Ici, c’est normal d’aller voir la yalorixá. C’est à côté, on finit par s’y rendre.

Deux rues plus loin, une allée en pente juste à la sortie du quartier. Jeru dit bonjour à tout le monde, et puis une porte blanche sur une petite maison grise à peine moins en ruine que les autres. Il parlemente avec un type, explique des trucs. Elle n’est pas là, il faut revenir dans un moment. Oui, elle sera d’accord. Bien sûr, une petite offrande, à la fin, sera bienvenue. Tu trouves qu’il fait très chaud.

Une heure après, Jeru la présente. Une vieille dame noire, maussade un peu, des jupons empilés sur sa robe, dans une pièce minuscule, étouffante, aux fenêtres fermées, qui ressemble à une sorte d’autel catho-africain délabré. Un mélange de bondieuserie chrétienne et de colifichets locaux. Tu te demandes si c’est une vraie prêtresse ou une bonne grosse mise en scène pour gruger le touriste, mais c’est trop tard pour ce genre de questions. Jeru lui parle, raconte pourquoi tu es là, tu ne comprends rien. Elle ferme les yeux, elle ne dit pas un mot pendant au moins trente secondes, puis psalmodie quelques phrases comme si elle priait. Ensuite elle glousse en riant, un instant. C’est fini. Ça a duré cinq minutes. Tu dois laisser une centaine de réaux pour aider la communauté…

Retournant vers la cathédrale, Jeru explique: «Elle a seulement parlé d’une sorte de chaudron à soupe, pas bonne. Et puis un œil rouge aussi. Le ballon décidera. Après, tout disparaissait. C’est ce qu’elle a dit.» Une soupe et un œil rouge, c’est tout. «Et le score? Et qui gagnera?» – «Elle ne donne jamais de score, la mulher, elle voit des énergies, elle écoute les orixás.»

Le caquelon et la pointure 47

Deux jours plus tard, l’Arena Fonte Nova. Pour y accéder, tu passes devant des favelas sécurisées par les militaires antiémeutes qui s’assurent que toute éventuelle manifestation se tienne loin du stade. Il y a ce contraste violent entre cette enceinte magnifique, le petit lac devant, si bellement aménagé, et cette rudesse sociale, à côté, mais joyeuse tout de même, qui veut te vendre un maillot vert et or ou une bière. Devant le stade, les supporters fraternisent, c’est bon enfant, l’humeur est heureuse, les Suisses chantent déjà, les Français font la fête déjà, et les Brésiliens disent qu’ils sont pour la Suiça: ils craignent la France, qui les a éliminés plusieurs fois en Coupe du monde. Claudio, Tessinois de Zurich, fait partie du petit groupe qui porte un fromage en éponge sur la tête. Photographes et télés locales n’en ont que pour lui. Ou alors Siggi et son sombrero mexicain, sa trompette étendard qui en fait une figure fameuse des stades depuis des années. Corinne, venue des Verrières avec une banderole pour l’anniversaire de Michel Pont, le coach adjoint de la Nati. Patrick et sa femme, des Fribourgeois venus avec une coiffe rouge et blanche estampillée par la bière Cardinal. Ou encore Jérôme, qui ne rate aucun match de la Nati depuis 2004. Ce sont des gens qui rêvent, voyagent, partagent et ne craignent pas les mille déceptions de la défaite.

Il y en a un qui est en sueur. Olivier fait partie d’un groupe de supporters romands très fidèles. Ils ont une tradition depuis des années: une fondue avant chaque match, quel que soit l’endroit, en Islande ou en Moldavie, en Albanie ou maintenant au Brésil. Il coule à grosses gouttes, Olivier. Il brasse sa fondue depuis une heure, sur un réchaud qui fonctionne mal. On se rassure au petit blanc apporté de Suisse, pourtant le vent qui descend en tournoyant des mornes ne cesse d’éteindre la flamme. Depuis tout ce temps, il n’a jamais loupé une fondue. Celle-là est bel et bien en train de tourner vinaigre. Un bloc de fromage en paquet, vautré dans du liquide clairet. Olivier rajoute du vin pour la faire reprendre, mais c’est difficile. Un garçonnet noir de 5 ou 6 ans rigole en regardant le caquelon des gringos, leur soupe jaunasse.

Leur soupe? Leur soupe pas bonne? Un éclair dans l’esprit: tu penses à la vieille prêtresse du Pelourinho. Non, il ne faut pas croire à ces superstitions-là.

Le match commence, plutôt équilibré. Il y a eu une émotion belle avec les hymnes, c’est la Copa, c’est le Brésil, une forte envie d’exploit. Ce n’est pas banal, 50 000 personnes qui chantent et espèrent, font la fête au jeu. Il y a deux fois plus de supporters suisses que de français, le sentiment que tout est possible.

Au bout de quelques minutes, l’arrière central Steve von Bergen tombe. Il a pris la chaussure pointure 47 du baraqué attaquant français Olivier Giroud dans le visage. Il se tord de douleur. Les soigneurs accourent pour l’évacuer. Sur les écrans du stade, on voit qu’il y a du sang, il se tient l’œil gauche. Nouvel éclair: l’œil rouge, maintenant. Tu entends un gloussement, te retournant aussitôt. Il n’y a personne d’autre que des gars en maillot de la Nati qui hurlent en réclamant un carton jaune. Tu cherches encore la vieille dame, descendant vers les places chères où de chics réussisseurs de Bahia regardent le match distraitement, au bras de femmes sublimes. Et puis, comme la yalorixá l’avait dit, tout disparaît, le jeu des Suisses s’effondre. Le ballon s’échappe, il a sa vie propre, il va tout seul dans les pieds des Français qui n’ont qu’à courir vers le but suisse, avec cette sphère possédée qui demeure avec eux, une pure magie. Les joueurs de la Nati offrent but sur but, des poupées frappées d’un sort tragique. Un, deux, trois, quatre, cinq. Mais ça, vous savez.

Bahiazinha

Dans le taxi qui retourne vers l’hôtel, une station locale de radio hurlante. Les commentateurs brésiliens se pâment devant Karim Benzema, désigné meilleur homme de la partie. Ensuite, ils doivent choisir le pire joueur, et on entend le nom de Senderos, et ils s’esclaffent tous, et ils sont hilares, et le futebol semble cruel et dur, parfois.

Les falaises d’où l’on tombe sont si hautes. Ils n’y pouvaient rien, pourtant, ces Suisses perdus dans Fonte Nova. Un des cent dieux de Salvador avait dû choisir le camp français, c’est la sorcière du candomblé qui avait raison. Et ce n’est pas grave, bien sûr. Il y aura d’autres fondues, d’autres rêves. La Nati, laissée pour morte en cette bérézina sportive, a été seulement engloutie dans les magies de Salvador: voilà donc l’histoire de cette Bahiazinha des Suisses. Amado encore, à jamais: «La tristesse est le seul péché mortel, car c’est le seul qui offense la vie.» C’est pourquoi, au Brésil, gagnants ou perdants sur les terrains du destin, bleu ou rouge, vert ou or, ils t’emmènent et ils dansent.

christophe.passer@hebdo.ch

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Rubrique Une: 
Auteur: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles