INDUSTRIE SUISSE. Malgré une croissance de 6% prévue pour cette année, le secteur medtech est sous pression. Vigueur du franc, compétition accrue, forte dépendance de l’emploi aux groupes étrangers redéfinissent les modèles d’affaires.
La fermeture de Biomet a jeté un froid. Au Locle, d’abord, où 230 emplois qualifiés vont passer à la trappe. Dans tout l’arc jurassien, ensuite, car ce départ en rappelle un autre, tout aussi douloureux, celui de Greatbatch l’été dernier. Ancien fleuron suisse spécialisé dans l’orthopédie, le jurassien Precimed avait été racheté par l’américain Greatbatch en 2008. Sa délocalisation en raison du franc fort et de la vive concurrence avait coûté près de 200 postes à la région. Entre inquiétudes et déception, la décision de l’autre américain, Biomet, également spécialisé dans l’orthopédie, de quitter la Suisse pour les mêmes raisons est difficile à avaler. Certains, comme Patrick Linder, directeur de la Chambre d’économie publique du Jura bernois, n’hésitent pas à parler de «prédation des ressources territoriales».
Risque sur l’emploi.«De puissants groupes, très souvent américains, investissent, rachètent temporairement, acquièrent un savoir-faire particulier et le rapatrient sans états d’âme», résume Patrick Linder. Ces craintes sont d’autant plus légitimes que la moitié des dix plus grandes sociétés actives dans les technologies médicales (medtechs) de Suisse sont en mains étrangères et occupent 16% de la force de travail de ce secteur: quatre sont américaines (Johnson&Johnson, Medtronic, Zimmer, Stryker); la cinquième est allemande (B. Braun).
Au début du mois, le leader mondial des pacemakers Medtronic, dont le siège européen se trouve à Tolochenaz (VD), annonçait, pour sa part, la fermeture de sa filiale Invatec en Thurgovie, sacrifiant 170 places de travail.
La Suisse, qui a attiré durant des années de nombreuses multinationales, doit-elle craindre de les voir partir les unes après les autres en raison de la vigueur de sa monnaie et de coûts de production plus élevés? Sa position de leader dans les medtechs est-elle menacée? «C’est évidemment un signal négatif, et la dépendance de la Suisse aux centres de décision étrangers est un réel problème, qui doit être pris en considération par les politiques afin de s’assurer que ces grands groupes disposent de conditions-cadres encore favorables», recommande Patrick Dümmler, directeur de Medtech Switzerland.
Une perle économique. Coauteur également de plusieurs études sur les medtechs, il y souligne le risque de dislocation que court cet «écosystème unique» en raison de la part grandissante des emplois dépendant des entreprises étrangères. Une proportion qui s’est encore renforcée depuis l’an dernier avec l’acquisition du groupe orthopédique soleurois Synthes par l’américain Johnson&Johnson.
Il ne faut pas pour autant dramatiser, affirme Patrick Dümmler. «Un grand nombre d’entreprises suisses ont adapté rapidement et favorablement leurs structures de coûts face aux risques que fait peser le franc fort.» Alors même qu’il y a un an il tablait sur une croissance de quelque 3% en Suisse, ses prévisions font état d’une progression de 6% en 2012, ainsi que pour cette année. Un taux certes plus faible comparativement au rythme à deux chiffres des années précédentes, mais supérieur à celui de l’industrie medtech en Allemagne, l’une de ses principales concurrentes. «L’âge d’or des medtechs est bel et bien terminé, mais le secteur reste porteur, et la Suisse peut compter sur son savoir-faire traditionnel dans le domaine des microtechnologies.»
Avec ses 3700 sociétés occupant plus de 50 000 personnes, la Suisse peut en effet compter sur la plus forte densité de représentants medtech au monde. L’héritage industriel des machines et de l’horlogerie explique l’avance helvétique dans ce domaine, son tissu industriel diversifié, sa performance.
Aux côtés des multinationales étrangères et des grands groupes cotés à la Bourse suisse (Straumann, Nobel Biocare, Ypsomed, Sonova et Roche), le paysage national est constitué à 98% de PME dont les trois quarts emploient une dizaine de collaborateurs, voire moins. Cette pluralité de la branche se reflète également dans la vaste gamme de produits qu’elle fabrique. Il existe en effet près de 10 000 familles de produits différents.
Un environnement changeant. Peu connues du grand public, les technologies médicales sont pourtant incontournables dans l’éventail industriel suisse. En 2012, la branche a contribué à hauteur de 2,1% au PIB national, contre 0,8% en Allemagne ou 0,7% aux Etats-Unis. Le poids des medtechs est donc comparable à ceux de l’industrie pharmaceutique ou de l’approvisionnement en énergie et en eau, mais supérieur à celui de l’alimentation. «Malgré les revers essuyés ces derniers temps par l’ensemble de l’économie, la branche des technologies médicales n’a pas subi de pertes, la demande en dispositifs médicaux ayant poursuivi sa croissance au niveau international grâce à l’évolution démographique, au progrès technique et à l’élévation du niveau de vie», renchérit Nicolas Markwalder, président de l’association faîtière Fasmed.
Tout n’est pas rose pour autant. Le modèle suisse actuellement gagnant est menacé, car soumis à de multiples pressions externes: moral des consommateurs en berne, compétition accrue des marchés émergents, restrictions commerciales, renforcement de la réglementation, fluctuations de change, etc. Autant de facteurs qui pèsent sur les prix et les marges des industriels, les contraignant à redéfinir leur modèle d’affaires.
«Le modèle généraliste n’a plus d’avenir. Le succès à long terme passe par l’accès à de nouveaux marchés», affirme le directeur de Medtech Switzerland. Une stratégie a priori plus à la portée des grandes entreprises au bénéfice de positions de leaders, comme le bâlois Straumann. Le numéro un mondial des implants dentaires, qui vient de licencier 200 personnes, mise sur la diversification géographique afin de compenser son exposition importante au marché européen, grâce à l’acquisition, l’été dernier, de 49% de la société brésilienne Neodent, numéro deux dans son pays. Cette opération à 260 millions de francs laisse cependant les analystes sceptiques quant à sa contribution aux bénéfices futurs du groupe, dans la mesure où le marché brésilien est pénalisé par un endettement croissant des consommateurs.
Son concurrent zurichois d’origine scandinave Nobel Biocare a, pour sa part, privilégié l’élargissement de sa gamme de produits en rachetant en 2008 la société israélienne Alpha-Bio, positionnée sur le segment low cost. En réponse à la concurrence asiatique, «qui assure des niveaux de qualité équivalents, mais à des tarifs quinze fois plus avantageux», précise Beatus Hofrichter, responsable de la recherche medtech chez IMS Consulting et coauteur du rapport Swiss Medical Technology Industry 2012.
Mutation des systèmes de santé. La pression générale sur les coûts de la santé représente un autre défi de taille pour l’industrie medtech. «Si la qualité et l’innovation étaient les facteurs de succès décisifs par le passé, la gestion de la santé consiste de plus en plus à trouver un équilibre entre les facteurs coûts et qualité», avancent les auteurs du rapport SMIT 2012. Développer des produits permettant d’améliorer à la fois l’efficacité des soins et celle des systèmes de santé, tel est l’enjeu des futures stratégies commerciales. Ainsi, de vendeurs de produits, les entreprises medtech se muent peu à peu en «fournisseurs de solutions», en «partenaires créateurs de valeur ajoutée» afin d’assurer croissance et rentabilité.
Une posture notamment adoptée par DePuy Synthes, la nouvelle division orthopédique de Johnson& Johnson, à la suite du rachat de Synthes qui, grâce à des avancées technologiques et à une meilleure formation, tente de participer à la réduction du temps des interventions chirurgicales.
Selon les experts qui ont participé au World Medtech Forum à Lucerne en septembre dernier, ces renversements de tendance devraient, d’ici à cinq ans, modifier le visage des secteurs suisse comme international, et accélérer la consolidation de plus petites entités.
3700 Sociétés
Le nombre d’entreprises que regroupe le secteur suisse des technologies médicales, dont 800 fabricants. Parallèlement aux multinationales étrangères et aux sociétés suisses cotées en Bourse, le paysage helvétique est constitué à 98% de PME.
51 000 employés
Les emplois suisses représentent le dixième de l’emploi européen dans le domaine des technologies médicales. En Suisse, 1,4% de la totalité des actifs travaille dans cette branche.
2% du PIB national
Avec cette contribution, le poids des medtechs dans l’économie nationale se situe entre l’industrie alimentaire (1,6%), l’énergie (1,9%) et la pharma (2,1%).
90% Chiffre d’affaires
Les fabricants réalisent plus de 90% de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Autrement dit, les medtechs représentent 5,5% du total des exportations suisses. Comme cette industrie exporte plus qu’elle n’importe, elle a produit un cinquième de l’excédent d’exportation helvétique.
TRADITION
La mécanique du succès
La Suisse a souvent joué un rôle de pionnier dans les technologies médicales grâce à son savoir-faire en mécanique de précision. Les précurseurs furent romands, tels le chirurgien Wilhelm Fabry (1560-1634) qui perfectionna ses propres instruments, Jean-André Venel (1740-1791) qui ouvrit à Orbe la première clinique orthopédique du monde et le Fribourgeois d’origine Joseph-Frédéric-Benoît Charrière (1803-1876) qui créa en 1820 une fabrique d’instruments chirurgicaux et donna son nom au système de calibrage des endoscopes et cathéters.
Dès la fin du XIXe siècle, c’est surtout à l’Hôpital de l’Ile à Berne que l’on inventera le futur: le professeur de médecine interne Hermann Sahli développe des appareils pour mesurer notamment la pression artérielle. Et le Prix Nobel Theodor Kocher crée la pince pour artères qui porte son nom. Dans les années 30, Alfred Streit fait sensation au niveau international en inventant un instrument inédit (l’ophtalmomètre) servant à mesurer la courbure de la cornée. Sa société, Haag-Streit, fabrique toujours des instruments d’optique de précision.
Un autre de ses compatriotes, le chirurgien Maurice E. Müller, révolutionne l’orthopédie en mettant au point des plaques et des prothèses pour le traitement opératoire des fractures osseuses et le remplacement de la hanche. Dans les années 60, ce visionnaire s’associe avec des horlogers et des mécaniciens de précision renommés tels que Mathys et Straumann. Il fondera en 1967 une société spécialisée dans les prothèses de hanche, rachetée en 1992 par Sulzer qui la rebaptise Sulzer Medica, puis Centerpulse en 2002 pour faire oublier les procès liés à ses prothèses de hanche défectueuses aux Etats-Unis. Elle sera finalement rachetée en 2003 par l’américain Zimmer.
Parallèlement, l’association Mathys-Straumann donne, elle, naissance à Synthes, qui fusionne en 1999 avec le groupe bâlois Stratec pour créer l’une des plus importantes entreprises de dispositifs médicaux dans le monde. En 2003, Synthes-Stratec rachète son concurrent soleurois Mathys, devenant ainsi un acteur mondial dans l’ostéosynthèse (traitement des fractures). Un an plus tard, l’entreprise change sa raison sociale en Synthes et entre à la Bourse suisse. L’an dernier, le groupe a été racheté pour un peu moins de 20 milliards de francs suisses par l’américain Johnson & Johnson.