Portraits. L’aimant parisien continue d’attirer à lui les Helvètes, même si la crise propre à la France le rend sans doute moins puissant qu’auparavant. «L’Hebdo» est allé à la rencontre de Suisses et de Suissesses établis dans la ville des philosophes et des artistes.
Textes Antoine Menusier Paris
Photos Pierre-Emmanuel Rastoin
C’était le soir du 20 juin, la Nati affrontait les Bleus en match de poule du Mondial brésilien. A cette occasion, le nouvel ambassadeur de Suisse à Paris, Bernardino Regazzoni, arrivé quelques semaines plus tôt seulement de Rome, son précédent poste, avait organisé une projection de la rencontre sur écran géant, dans les jardins de l’ambassade, un magnifique hôtel particulier ayant appartenu au baron Pierre-Victor de Besenval, fils d’un colonel des gardes suisses de Louis XVI. Le couperet de la défaite ne tarda pas à tomber sur la troupe d’Ottmar Hitzfeld. Les invités, au nombre d’une centaine, des Français et des Suisses, dont des couples «mixtes» avec enfants bariolés aux couleurs de leur pays favori, passèrent, pour les uns, un moment délicieux, pour les autres, de longues minutes cauchemardesques. Les commentaires de la RTS accompagnèrent la première mi-temps, on bascula sur ceux de TF1 après la pause.
«C’est pas ma soirée», soupirait Lorenzo, 20 ans, le fils des hôtes, l’ambassadeur et son épouse d’origine italienne. La Squadra Azzurra venait en effet d’être battue par le Costa Rica. Lorenzo pouvait se consoler en pensant aux belles années qui l’attendent à Paris, la ville des amoureux. De la France qu’il découvre après quatre ans et demi passés à Rome, il dit aimer «les Françaises».
On voudrait que les relations entre la Suisse et la France, ce vieux couple un brin désaccordé, puissent être aussi simples qu’elles le sont dans la vision de ce jeune homme plein d’allant. La pomme fiscale est dans la ligne de tir de Bercy, qui, pour le coup, semble tenir l’arbalète. Mais «on assiste à un dénouement», déclarait fin juin l’ambassadeur Regazzoni, quelques jours après l’accord trouvé dans cet épineux dossier entre les ministres des Finances des deux pays.
Le nouveau représentant de la Confédération chez les Français entend défaire les «clichés», souvent encore négatifs, qui nuisent à l’image de la Suisse. Pour cela, il compte développer la «diplomatie publique» en s’appuyant notamment sur la culture, l’ambassade helvétique devenant en quelque sorte la plaque tournante de l’activité culturelle de la Suisse à Paris. Car en France, c’est à Paris que ça se passe et que ça s’est toujours passé.
Sous l’Ancien Régime, la diplomatie publique, pour reprendre ce concept, était principalement militaire et engageait la vie de milliers d’hommes. «Ce qui, démographiquement et politiquement, a pesé le plus entre la France et la Confédération, c’est la Suisse militaire», constate Alain-Jacques Tornare, historien des relations franco-suisses et vice-président de la Fondation pour l’histoire des Suisses dans le monde. Si le mercenariat helvétique à la solde des rois de France date d’avant 1515, la déroute de Marignan, suivie de la signature de la «paix perpétuelle», instaura en ce domaine et pour longtemps une sorte d’économie à grande échelle.
«En 1701, 24 700 soldats suisses servaient le roi de France, note Alain-Jacques Tornare. Ils étaient encore plus de 14 000 en 1789 au moment de la Révolution, 300 d’entre eux étant tués lors de la prise des Tuileries en août 1792.» Les casernements suisses se trouvaient autour de Paris, dont un à Rueil-Malmaison, ville jumelée avec Fribourg, qui abrite aujourd’hui le Musée des gardes suisses.
Du mercenariat à la finance
Le nombre de mercenaires helvétiques au service de la France a donc diminué en un siècle. Dans le même temps, une autre activité se développe, en apparence plus pacifique. «Au XVIIIe siècle, les financiers helvétiques ont profité de ce que la Suisse était considérée comme la nation la plus privilégiée par la France, rappelle Alain-Jacques Tornare. Les assignats de la Révolution, c’est eux qui les ont introduits. Et plus tard, ce sont des banquiers suisses qui financeront grandement le coup d’Etat de Napoléon III, lequel, par ailleurs, voulut créer une légion militaire suisse.» Tout cela se nouait et se concluait à Paris.
Le XVIIIe siècle et le début du XIXe, avec l’horloger Breguet, Rousseau bien sûr, et Necker, le banquier genevois de Louis XVI, sa fille, l’écrivain Madame de Staël, l’amant de celle-ci, Benjamin Constant, le révolutionnaire Jean-Paul Marat, les généraux de Bonaparte, Amédée Laharpe et Jean-Louis-Ebénézer Reynier, ce dernier, mort à 25 ans, reposant au Panthéon, furent des périodes fastes pour les «Suisses de Paris».
Mais tout n’est pas aussi exalté et exaltant que cela. Au début du XXe siècle, la Suisse a un trop-plein de main-d’œuvre. «En 1900, 170 000 Helvètes émigrent, dont 87 000 en France. On les retrouve dans différentes régions, notamment en Haute-Marne, où ils s’installèrent comme fromagers, domestiques ou fermiers», relève une étude réalisée par le Musée de l’histoire de l’immigration, sis à Paris.
Ce ne sont naturellement pas les noms de ces anonymes contraints matériellement à l’exil que l’histoire a retenus. Hors la période révolutionnaire, le premier tiers du XXe siècle marque sans doute l’âge d’or de la présence suisse dans la capitale française, alors centre planétaire de la culture: Cendrars, Le Corbusier, Giacometti, Albert Cohen, Arthur Honegger, Félix Vallotton, le clown Grock, César Ritz, le bâtisseur du célèbre palace, le comédien Michel Simon, à la longue carrière… Ces noms d’Helvètes, «de souche» ou non, et bien d’autres encore figurent dans le livre Les Suisses de Paris – Soixante balades insolites (Editions Cabédita), de Jean-Robert Probst.
La seconde moitié du XXe siècle, au lendemain de la guerre, verra affluer foultitude de Suisses en quête de sensations parisiennes et plus largement de reconnaissance professionnelle: le journaliste et écrivain Jean-Pierre Moulin, les comédiens Bernard Haller et Zouc, l’artiste Jean Tinguely, les jeunes premiers Vincent Perez et Jean-Philippe Ecoffey, l’architecte Bernard Tschumi. De nos jours, citons deux Suisses occupant des postes prestigieux: Luc Bondy, directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, et Philippe Jordan, directeur musical de l’Opéra de Paris où, avant lui, l’Helvète Rolf Liebermann a laissé un souvenir impérissable en tant qu’administrateur général.
Ces gens connus ne sont que l’infime partie émergée d’un iceberg qui fond et se reforme sans cesse. «La Suisse, a l’habitude de dire l’historien Alain-Jacques Tornare, a toujours été une minorité non visible à haute valeur ajoutée.» Il y a actuellement 190 000 Suisses en France, dont 45 000 à Paris et dans sa région, la plupart étant ici binationaux. Il s’agit du contingent le plus élevé de ressortissants helvétiques à l’étranger. Binationaux non compris, il apparaît comme vieillissant. La binationalité le maintient à niveau et lui a même fait gagner 13 000 unités en six ans. Les Suisses de Paris: un phénomène qui ne s’estompe pas.
Les entrepreneurs culturels: directeurs suisses, public parisien
Entrepreneurs culturels: l’expression semble d’abord un peu ronflante à nos interlocuteurs. Bien réfléchi, elle leur convient. Entreprendre, à Paris, dans le domaine culturel, c’est effectivement leur travail. Le duo Jean-Paul Felley-Olivier Kaeser, qui s’était fait connaître avec Attitudes, un espace d’arts contemporains implanté à Genève, accomplit depuis 2008 une sorte de sans-faute à la tête du Centre culturel suisse de Paris, le CCS, situé dans le Marais, une institution fédérale qui soufflera ses 30 bougies l’an prochain. Cela suppose des choix de leur part, gratifiants pour les artistes invités, rageants pour les recalés. Doté d’un budget de 1,9 million de francs alloué à la programmation et au fonctionnement, le CCS ne se veut pas qu’une halte pour les Suisses de passage dans la capitale française. «Notre public cible, c’est le Parisien, expliquent en chœur le Valaisan et le Genevois. Nous faisons plus que d’importer des projets helvétiques, c’est comme un aller-retour entre la France et la Suisse.» Théâtre, cinéma, danse, sculpture, peinture, installations… Tout, pourvu qu’il s’agisse de création. Tel est le leitmotiv. Les directeurs du CCS, respectivement âgés de 48 et 53 ans, ne semblent pas pressés de quitter Paris. Jean-Paul Felley se ravitaille en lard séché du Valais à l’occasion. Olivier Kaeser, soucieux de casser quelques clichés vivaces, fait à ses amis suisses la promo d’un très bon chocolat noir français. Cet été, l’un et l’autre seront sur la route des festivals.
Des critères d’excellence
Yasmin Meichtry, en comparaison, dispose d’un budget beaucoup plus réduit: 15 000 euros annuels pour «faire tourner» la Fondation suisse, logée dans le Pavillon suisse – œuvre de Le Corbusier – de la Cité internationale universitaire de Paris. Enveloppe modeste, complétée par des partenariats, notamment avec le Valais, canton d’origine de Yasmin Meichtry. «Le pavillon helvétique, monument national suisse depuis 1986, accueille 15 000 visiteurs par semaine, explique la directrice. Nous présentons des musiques contemporaines, nous organisons des projections de films. A la rentrée, le public pourra découvrir des archives du festival de Montreux. Des artistes valaisans viendront chez nous en résidence de six mois, une styliste, un photographe, des comédiens.»
La Fondation suisse héberge par ailleurs 46 étudiants et artistes suisses et étrangers sélectionnés sur des critères d’excellence. Ce n’est pas gratuit: le coût du loyer pour chacun est de 500 euros. Yasmin Meichtry, résidente parisienne depuis une dizaine d’années, entretient une relation d’amour-haine avec la Ville lumière, qu’elle estime trop souvent plongée dans une ombre immobile. «C’est le résultat d’une confrontation permanente entre héritage royaliste et révolutionnaire, les deux s’annihilent.»
Les architectes: simple chic
s’imposa telle une évidence. «J’avais fait la connaissance, si je puis dire, des philosophes français à l’école secondaire, au Tessin. Pour moi, ils étaient ces esprits libres qui donnent du sens aux choses. Zurich était un peu trop proche de Lugano et l’Italie voisine un peu trop en proie au chaos politique. En 1978, je suis venu à Paris, où la culture est proche de notre culture suisse italienne. La ville est latine, avec une touche nordique. C’est ce qui me plaisait et me plaît toujours.» En 1981, l’architecte d’intérieur Nicola Borella a ouvert à Paris, avec sa femme Christine, qui exerce le même métier, une société portant aujourd’hui le nom de Borella Art Design: intérieurs résidentiels, hôtellerie, bateaux sont quelques-uns des domaines d’activité de la PME qui compte une dizaine d’employés. «Chaque jour que je me lève, je me dis que j’ai de la chance d’habiter Paris. De mon domicile, distant de 200 mètres de nos bureaux, je vois la Seine et le Louvre, la nature et le raffinement architectural. J’ai parfois l’impression d’être à Lugano, quand, descendant les pentes de la ville, on débouche sur le lac. Ce que je garde de la Suisse? C’est mon pays.»
D’une génération à l’autre
En Tessinois, ou plus simplement en ami, Nicola Borella fréquente Mattia Bonetti, d’origine tessinoise également, une référence mondiale dans le design de meubles, certaines de ses créations étant exposées au Musée des arts décoratifs de Paris. «J’ai fait une école d’arts appliqués en Suisse; pendant de nombreuses années, j’ai fait de la création textile, des imprimés. Puis j’ai pris des cours de théâtre, j’ai fait de la photographie d’art.» Il a 23 ans quand, en 1975, avec Elisabeth Garouste, autre célèbre designer qui sera pendant vingt ans son associée à Paris, il «retape» le Palace, qui devient très vite le rendez-vous culte des clubbeurs. «C’était génial, un lieu mixte, sexuellement, socialement, se souvient Mattia Bonetti. Seule chose, il fallait avoir de la personnalité.» En ce temps-là, «on vivait bien avec l’équivalent de 200 euros par mois».
Philippe Rahm écoute attentivement le récit de ses deux aînés. L’architecte lausannois, 47 ans, qui a ouvert son agence à Paris, est une sorte de petit génie mais modeste quand il parle de son travail. Un architecte précédé d’une renommée internationale, qui enseigne à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Versailles, a donné des cours à l’Université de Princeton aux Etats-Unis, va le faire prochainement à Harvard, où ses travaux sur l’«architecture météorologique» (prise en compte du réchauffement climatique dans le processus de construction ou d’aménagement du paysage, par exemple) font un tabac.
Le comble ou le chic, c’est que Philippe Rahm n’a pratiquement rien construit encore. Mais des chantiers sont dans les tuyaux, dont la création d’un parc à Taiwan, «trois fois la surface du parc de la Villette à Paris», aménagé, lui, dans les années 80 par une star mondiale de l’architecture, le Suisse Bernard Tschumi, qui se partage entre Paris et New York. A Paris, Philippe Rahm mène une vie tranquille, se déplaçant à pied de préférence. Comme tout paraît simple.
Les comédiens: Paris tenu
Elle est la juge Nadia Lintz, dans Boulevard du Palais, aux côtés de Jean-François Balmer, son compatriote suisse, alias le commandant Philippe Rovère. Cet été, Anne Richard va tourner un nouvel épisode de cette série télévisée qui a fait ses preuves depuis sa création en 1999. Sous les arcades de la Comédie-Française, décor pour la photo, des passants la reconnaissent, lui glissent un mot sympa, elle les en remercie. «Etre actrice à Paris, c’était un rêve d’enfant, raconte la comédienne née à Lausanne, sœur de l’animateur de radio et de télévision Jean-Marc Richard. Pour moi, l’Adjani des Sœurs Brontë, c’était la plus grande actrice de France. J’ai réalisé ce rêve, je suis devenue comédienne, je joue, je suis une privilégiée. A mon arrivée, dans les années 80, j’ai pris des cours à LEDA, L’entrée des artistes, d’Yves Pignot. Comme je n’avais pas de domicile, Yves Pignot, le professeur, m’a prise chez lui comme fille au pair.»
Une ville pour toujours
Noémie Kocher, qui a beaucoup collaboré avec le cinéaste suisse Jacob Berger sur ses tournages et en écriture, a grandi à La Chaux-de-Fonds. Elle a 17 ans et demi – et son bac – quand elle débarque à Paris, trouvant à se loger chez une tante. Noémie a joué dans dix épisodes de Plus belle la vie, le feuilleton culte de France 3. «J’ai adoré l’expérience.» Ses «plus belles choses» sont deux pièces de théâtre, Je l’aimais et Confidences trop intimes, mises en scène par Patrice Leconte.
Manque, sur la photo, la comédienne Elodie Frenck (Karine dans L’Arnacœur de Pascal Chaumeil), retenue en Suisse. «Après mon bac, en août 1993, j’ai dit au revoir à tout le monde et j’ai pris le TGV, nous écrit-elle. Il fallait être à Paris pour étudier et exercer le métier d’acteur. Paris est aussi la ville où a grandi ma mère et où sa mère a porté l’étoile jaune pendant la guerre… C’est, paraît-il, la plus belle ville du monde, et c’est vrai qu’à chaque fois que je la traverse je m’extasie, ses ponts, ses immeubles, surtout le Grand Palais, quelle merveille! J’aime moins les Parisiens, ce sont des râleurs, individualistes et sales! Et c’est pourtant à Paris que je resterai, j’aime mon appartement sous les toits et ma boulangerie, c’est à Paris que mon fils fera sa scolarité.» Les «filles» ne se sont pas concertées, mais Anne et Noémie rejoignent Elodie dans sa critique des Parisiens et, les concernant, de Paris tout court: «Cette ville évolue mal, elle est triste, les gens n’osent plus rêver», observe Noémie. «Ce qui me manque le plus, ici, c’est le civisme», renchérit Anne.
Matthieu Moerlen, 27 ans, natif des Verrières, dans le canton de Neuchâtel, est en train d’ouvrir sa boîte de production à Paris. Pour la génération de Matthieu, la bohème d’antan a pris le nom de galère et l’allure de petits boulots alimentaires, quand il s’en présente. «Je souhaite créer dans le théâtre et le cinéma, je suis avant tout comédien», dit-il avec l’assurance d’un mousquetaire. Un mousquetaire des temps modernes, «anar de droite», «fan de Carax, Gaspar Noé et Beineix», qui, enfant, prenait son pied en regardant La traversée de Paris par le trou de serrure de la porte de sa chambre. Il a écrit et mis en scène une pièce, La nominée, «une satire du milieu du spectacle». Pour eux tous, Paris, même saigné par la crise, restera Paris.
Les écrivains: dans la place et pas l’intention d’en partir
Paris, what else? Oui, dans l’absolu, quel autre domicile, pour un écrivain francophone, que la capitale des lettres françaises? Quittant sa Riponne, Ramuz y monta mais n’y resta pas. Le Chaux-de-Fonnier Cendrars, qui avait perdu un bras dans les tranchées de la Grande Guerre, y acquit la nationalité française. Le Bernois Paul Nizon y vit toujours. Et Roland Jaccard, of course, romancier et essayiste, le plus Marcello (Mastroianni) des dragueurs lausannois. «J’y suis arrivé dans ma 25e année, ça fait cinquante ans.» Celui qui a fait de l’idée de suicide un manuel de vie longue, du moins pour ce qui le concerne, s’est installé à Paris dans les années 60. A l’époque, «c’était énorme». D’autant qu’il intègre la rédaction du saint des saints de la presse, Le Monde – «devenu illisible», tacle-t-il –, à la rubrique «Psychanalyse», l’un de ses domaines de prédilection.
Le café Le Flore est à son apogée mondain. Jaccard, qu’on peut retrouver sur YouTube dans de courtes vidéos (ses «haïkus visuels») et lire dans Une Japonaise à Paris (L’Editeur, 2014), observe, depuis lors, la France «dégringoler» – à tous les étages, dirait un humoriste.
Force d’attraction
Ex-pubarde à Zurich dans une agence de Séguéla où elle n’était «pas très heureuse», Pascale Kramer vit depuis vingt-cinq ans à Paris. Remarquée au début des années 2000 pour son roman Les vivants (Calmann-Lévy), son «plus gros succès», cette native de Lausanne «forgée par le protestantisme», dont le dernier ouvrage, Gloria (Flammarion), est paru en 2013, raconte des «histoires de vie qui se passent dans des milieux simples», précise-t-elle, ajoutant cette explication qui vaut son pesant d’implicite: «J’ai vécu dans le nord de la France.» «Le mythe est un peu en train de retomber», dit-elle à propos de Paris. Pourtant, elle n’en repartira pas: «C’est là que ça se passe, les éditeurs, la presse…» Le Café Crème est son actuelle «cantine», dans le Marais, le quartier où elle emménagera bientôt, en provenance du XVIIIe.
«C’est devenu ma ville, c’est là que je me sens à la maison.» Bernard Comment, romancier et essayiste, est ce qu’on peut appeler un personnage influent du Paris de l’édition. Ce Jurassien de 54 ans au profil de surdoué, fils du peintre Jean-François Comment, traducteur de Tabucchi, dirige la collection Fiction & Cie aux Editions du Seuil. C’eût pu être Rome, où, bénéficiaire d’une bourse d’études, il passa un an à la Villa Médicis (le paradis sur terre du Ministère français de la culture), mais l’avènement de Berlusconi au pouvoir refroidit son ardeur. Ce fut donc Paris, dont il regrette toutefois que l’impulsion mitterrandienne pour la culture n’ait pas survécu à la disparition du plus florentin des présidents de la Ve République.
Les artistes: l’éclate protestante
Des trois artistes réunis, avec la cloche, sur la passerelle Simone-de-Beauvoir, il est le garçon, le Suisse alémanique, celui qui ne cause pas beaucoup. Les impressions sont rarement toutes fausses. Peinture, dessin, photographie, chez Gilgian Gelzer, l’introspection emprunte des voies multiples. «J’ai peut-être choisi Paris malgré moi. Cela fait une quarantaine d’années que j’y suis et, parfois, je me dis que c’est par défaut.» Né à Berne, il a beaucoup voyagé. Le Venezuela, New York et puis Paris. Enfant, c’est dans une école française qu’il a appris le français.
«Le suisse allemand, c’est une chose assez particulière, note-t-il. La Suisse, en moi qui me sens plutôt Français quand je m’y rends, c’est une certaine culture, un esprit, des racines. Il y a là une simplicité qui se retrouve dans les relations avec les autres.» Gilgian Gelzer enseigne le dessin aux Beaux-Arts. «Le dessin, comme geste, c’est quelque chose d’assez suisse.»
«De protestant», s’accordent à dire, un peu plus tard, autour d’un café, Béatrice Poncelet et Catherine Gfeller, nées toutes deux à Neuchâtel. «A Neuchâtel, nous étions moins atteints par la rigueur du calvinisme», observe Catherine, la plus jeune. «Détrompez-vous, à Neuchâtel aussi, interrompt Béatrice. Je réside à Paris et dans le département voisin de Seine-et-Marne depuis plus de quarante ans. C’est la vie qui m’a amenée ici. Paris est une ville que j’adore mais où je ne pourrais pas vivre tout le temps.»
En réseaux mondains
Epouse d’un peintre, cette mère de deux enfants, lauréate de prix internationaux (Bologne, Bratislava, Barcelone, Paris), travaille «comme une nonne», lentement, posément. Béatrice Poncelet, qui a gardé un accent neuchâtelois revigorant, compose des livres (pour enfants et adultes) plus qu’elle ne les peint ou les écrit. «Je m’occupe de tout, des images et de la conception graphique.» L’un d’eux porte le titre de Peut-être… dans la véranda. La couverture est une nature morte dans une lumière tamisée.
Catherine Gfeller a vécu cinq ans à New York. Elle y a beaucoup travaillé, dans son art, la photographie – le «printmaking» –, recevant un prix de la Fondation HSBC. En 2000, elle s’installe à Paris. «J’étais contente de retrouver ma langue.» Et, elle ne sait trop comment le dire, elle s’y sent plus femme qu’à New York, qui a moins d’égards pour la gent féminine. Par contre, la France, c’est son mauvais côté, est «plus procédurière», Paris fonctionne «en réseaux mondains». «Dis-moi avec qui tu as dîné hier soir, je te dirai qui tu es», résume Catherine. Elle réalise aussi des films vidéo, voyageant beaucoup. Sans doute plus épanouie aujourd’hui, elle regrette quand même un peu New York pour son côté tonique et visuel: «Le décor qui m’entourait était celui de mon art. A Paris, je reste un peu sur ma faim.» Elle vit en partie à Montpellier, où son mari est professeur de philosophie à l’université, au département d’esthétique.
Les diplomates: à fond la culture
Demander à des diplomates de dire ce qu’ils pensent de la capitale où ils sont en poste, c’est un peu comme demander à des conjoints de dire ce qu’ils pensent de la fidélité au sein de leur couple. Les réponses risquent d’être évasives et fuyantes. Et si, dans le cas présent, l’élan d’amour était sincère?
Propos tenus dans l’un des salons de l’ambassade helvétique à Paris. «Pour un ancien responsable de la culture comme moi, Paris reste la ville magique», confie Jean-Frédéric Jauslin, ex-directeur de l’Office fédéral de la culture et depuis septembre 2013 ambassadeur de Suisse auprès de l’Unesco et de la Francophonie, deux institutions «parisiennes». «En tout cas, quand on m’a proposé ce poste-là, j’ai mis vingt-deux millièmes de seconde à accepter», se souvient le Neuchâtelois. «L’attirance pour Paris, notamment auprès de la jeunesse, est peut-être un peu moins grande qu’elle ne le fut pour des personnes de ma génération», remarque toutefois le diplomate, qui manie habilement la litote.
Le grand chantier
En fonction depuis mai de cette année en remplacement de Jean-Jacques de Dardel, nommé à Pékin, Bernardino Regazzoni est le nouvel ambassadeur de la Confédération à Paris. Il a quitté l’ambassade de Rome et un pays, l’Italie, qui connaît un regain d’optimisme malgré les difficultés, pour un poste sans doute plus prestigieux encore mais situé dans un pays cultivant sa neurasthénie. Le diplomate tessinois est prudent: «Paris est une grande capitale européenne, une grande capitale culturelle dans le monde, dit-il. Pour moi, après Rome, c’est un défi personnel.» La musique adoucissant les mœurs, la culture semble devoir être le grand chantier diplomatique du nouvel ambassadeur, placé au cœur du conflit fiscal – «en voie de dénouement» – opposant Berne et Paris. «La culture fait partie de la diplomatie publique.»
Pour mettre cet air en partition, Bernardino Regazzoni peut s’appuyer sur le conseiller culturel de l’ambassade, Jean-Philippe Jutzi, qui fut notamment le porte-parole de l’ex-conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey et par la suite l’un des responsables de Présence Suisse, l’organe du Département fédéral des affaires étrangères chargé de promouvoir une bonne image de la Suisse à l’étranger. Pour ce Lausannois, le poste de conseiller culturel à Paris marque «un aboutissement». «C’est à la fois un pas en avant et un regard dans le rétroviseur. Il y a des monuments célèbres que j’avais visités quand j’étais gymnasien, le Louvre, la tour Eiffel et d’autres, que j’avais délaissés ensuite pour des expos dans des galeries, des concerts et des spectacles, et que je redécouvre à la faveur de partenariats que nous nouons avec de grandes institutions culturelles.»
Les businessmen: bien dans leur costume parisien
Nicolas Luchsinger l’avoue, il est venu à Paris «en traînant les pieds», rapport, notamment, aux «grèves» et aux «35 heures». Directeur des ventes de Van Cleef & Arpels, il officiait autrefois à New York, la ville la plus excitante du monde. Mais ce haut cadre élégant de 44 ans, titulaire d’une maîtrise de droit de l’Université de Fribourg, passionné de bijoux, fort d’une expérience chez Christie’s à Genève, ne semble pas regretter son transfert dans la capitale du luxe. Il y admire chaque jour la sublime place Vendôme, où trône le gratin de la joaillerie. Van Cleef & Arpels, propriété du groupe Richemont dont le siège est à Bellevue, en terres genevoises, en fait partie.
Tout bien pesé, Paris est «agréable», concède celui qui a grandi à Lausanne et dont «tous les amis» débarquent dans son nouveau chez-lui. «Par rapport à New York, on respire mieux, l’offre culturelle est plus importante, même s’il est impossible de réserver une place à l’opéra au dernier moment.» Autre petit reproche, indémodable: les garçons de café sont peu aimables.
Le souci des valeurs
Alain Barbey habite le XIe, un arrondissement réputé populaire. Passé par Swissair et Gate Gourmet, ex-directeur de Crans-Montana Tourisme et de la compagnie ferroviaire italo-suisse Cisalpino, cet homme de 56 ans au visage à la fois strict et jovial, originaire du canton de Fribourg et Valaisan d’adoption, est depuis quatre ans le CEO de la société de TGV franco-helvétique Lyria, 365 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les trains, encore. «Mon père travaillait aux CFF», précise-t-il. «A Paris, j’aime les petits restos, les quartiers sympas comme le Marais», confie-t-il. Alain Barbey commande à quarante collaborateurs directs. Il a noté des différences culturelles entre Français et Suisses, dans la relation au travail, par exemple: «Les jeunes Français sont très performants, ils ont besoin d’en montrer beaucoup pour s’imposer, mais leur respect très marqué de la hiérarchie freine l’esprit d’initiative.»
Port altier, sourire carré, Raphaël Spahr, 50 ans, dirige depuis quatre ans Mirabaud France, la filiale hexagonale de la banque privée genevoise. Issu de la lignée des Spahr de Sion, en Valais, une famille de banquiers, de juges et de médecins, il était auparavant basé à Londres. Cet ancien de Credit Suisse décrit sa société comme étant «irréprochable, respectueuse des lois du pays d’accueil». « Nous avons développé une activité solide fondée sur nos valeurs et notre éthique.» Paris lui plaît.
Pas plus qu’Alain Barbey et Nicolas Luchsinger, Raphaël Spahr n’y fréquente particulièrement ses compatriotes. «Il n’y a pas de préférence nationale, note-t-il, c’est une question d’opportunités.» Il «adore» le Palais de Tokyo, dédié à l’art moderne et contemporain, «son architecture merveilleuse des années 30». «Cet endroit est magique.» L’exposition du Suisse établi à Paris Thomas Hirschhorn, Flamme éternelle, vient d’y rencontrer un vif succès.
Les journalistes: la place en or (dit-on)
Paris, New York, Londres et Berlin sont les villes que l’on se dispute le plus au sein des rédactions romandes. Correspondant à Paris, une place de choix, marchepied dans une carrière ou parachèvement de celle-ci – rarement un placard, même doré. Certes, les mesures d’économie, singulièrement en presse écrite, ne permettent plus de salarier des «plumes» autant qu’il y a vingt ou trente ans. Déjeuner de travail le midi, dîner en ville le soir, spectacle à l’Opéra, le tout aux frais de «Lausanne» ou de «Genève», cette époque aux couleurs balzaciennes est révolue. A-t-elle seulement existé? L’éthique protestante qui sommeille en tout Suisse aurait gâché jusqu’au souvenir de telles jouissances. Vincent Philippe, pour 24 heures principalement, fut, dans les années 90, l’un des derniers correspondants à Paris suscitant outre-Jura une admiration teintée d’envie. Ce Delémontain mâtiné de Vaudois, toujours résident parisien, incarnait le prestige accolé au poste. Il était indéboulonnable, non soumis au turnover récompensant les méritants et nourrissant les frustrations à l’heure du retour au bercail.
Une énergie particulière
Paul Ackermann, 36 ans, qui a fait ses armes à L’Hebdo, n’est à Paris le correspondant d’aucun média suisse. En 2012, il est devenu le rédacteur en chef de la version française du site Huffington Post, dirigé par Anne Sinclair. «Quand je rentre de Porrentruy, elle me demande de lui ramener des Ragusa», dit-il, pour l’anecdote, à propos de sa patronne. Lui-même de son Jura natal rapporte toujours un «tube bleu de moutarde Thomy» et un autre, «jaune», de mayonnaise de la même marque. «Aller à Paris, c’était tenter l’aventure, bien sûr, mais ce n’était pas inscrit dans un plan de carrière, raconte Paul. En réalité, j’y ai suivi ma copine, qui est Parisienne.» Il n’exclut pas un retour en Suisse, mais les occasions, en termes de presse web, y sont minces et rares, constate-t-il.
Ex de L’Hebdo aussi, ancien rédacteur en chef de l’actualité à la Télévision suisse romande, André Crettenand est le directeur de l’information de la chaîne publique francophone TV5 Monde, «257 millions de foyers connectés sur la planète», sise à Paris, menacée de disparaître en 2007 puis sauvée grâce à l’intervention de la Confédération suisse. Un poste nullement diplomatique, précise-t-il, pour l’obtention duquel il était opposé à plusieurs concurrents. «Paris est la plus belle ville du monde, alors que je pensais que c’était Rome, dit ce Lémanique originaire du Valais. Il y a là une énergie particulière, qui donne envie de faire des choses, d’écrire, de débattre. La concurrence y est forte et stimulante.» Et les syndicats particulièrement actifs, relève-t-il, fataliste: une demi-douzaine à TV5 Monde, un seul à la RTS, à Genève…
En dehors du travail, André Crettenand affectionne les balades rue des Abbesses et les visites aux bouquinistes des berges de la Seine. Il y a acquis «un livre du début du XVIIIe siècle, sur les cas de conscience qui peuvent se poser aux chrétiens». De quoi méditer.