Sculpture. Il arpentait la campagne en Ferrari pour récupérer des pièces de métal usagées. Il avait fait des décharges locales et du ferrailleur de Givisiez sa source d’approvisionnement. Jean Tinguely, artiste majeur du XXe siècle, était très populaire à Fribourg, canton où il avait installé son «nid d’aigle».
Moustache en brosse, bleu de travail de mécanicien, des billets de 1000 francs en poche… Un accent suisse allemand, un humour vibrionnant et d’étranges machines de métal rouillé trimballées dans le coffre de sa voiture… Jean Tinguely était connu à Fribourg. Celui qui ne tenait pas en place avait trouvé là son point de chute. Un lieu à l’écart des capitales et de Paris en particulier, où il aimait travailler (son atelier de Soisy-sur-Ecole). Né à Fribourg mais élevé à Bâle, ville dans laquelle il passa ses 28 premières années, il avait choisi de revenir à Fribourg en 1968, sous l’impulsion de Jo Siffert.
C’est le coureur automobile qui attire son attention sur l’auberge de l’Aigle-Noir, qui était à louer à Neyruz. Le lieu plaît à l’artiste, qui s’y installe et y aménage un atelier. L’aigle est pour lui symbole de liberté. D’ailleurs, Tinguely aimait les rapaces et possédait un milan, installé dans une volière. Un milan qu’il appelait Seppi, surnom de Jo Siffert. Autre «coïncidence»: il baptise son fils, né en 1973, Milan.
La lotus de jim Clark
Aujourd’hui, la maison paraît calme, trop calme, de l’extérieur. Milan Tinguely ne répond pas aux sollicitations. Il préférerait parler de lui, de son propre travail artistique, plutôt que de son père. Tant pis. Il faut la mémoire d’un Jacques Deschenaux, ex-commentateur sportif bien connu des téléspectateurs romands, pour avoir une idée de ce que devait être l’Aigle-Noir du temps de sa splendeur. «Dans sa chambre à coucher, Tinguely avait installé la Lotus de Jim Clark. Un soir, il l’a remise en marche. Bientôt, les invités, pour beaucoup des membres de la bonne société bâloise, ont été asphyxiés. Tout le monde toussait, pleurait, c’était extraordinaire! Jean riait comme un fou.» Fribourg a aimé Tinguely parce que l’artiste n’a jamais oublié ses origines modestes, de la Basse-Ville. Mais aussi pour sa générosité, son art populaire, toujours lié à des fêtes (les vernissages de ses expositions, ou les bastringues en l’honneur du Fribourg-Gottéron: le Buffet de la gare de Fribourg s’en souvient). Tout cela: art, fêtes, passion pour les automobiles, participait de la même course folle contre la mort. Car un jour de 1985, Jean Tinguely, mécanicien de l’art du XXe siècle, est «tombé en panne». Il a dû subir une opération à cœur ouvert. Son rapport à la vie en a été profondément bouleversé.
Machines infernales
Vous trouvez ça joli, ludique, enfantin? Ces machines absurdes qui ne «produisent rien», ces objets récupérés mis en branle, qui couinent et grincent? L’œuvre est bien plus que divertissante. Entre la grâce brinquebalante de ces fontaines qui «pissent» leurs jets d’eau (à Paris ou à Fribourg), il y a aussi l’inquiétante étrangeté, le versant sombre: les crânes, le Retable des petites bêtes au Musée d’art et d’histoire de Fribourg. Ou la grande machine Cercle et carré éclatés, conservée à Genève. En l’allumant, on sursaute: cet engin prend soudain des airs guerriers, ceux d’un chevalier de l’Apocalypse déglingué. Le mécanisme produira un changement radical et mystérieux chez le visiteur. Avant de s’autodétruire… Ces engins fous rappellent l’énergie que nous déployons pour rester en vie. Le mouvement dérisoire mais acharné de notre cœur.
C’est aussi la critique précoce d’une société de consommation. En découvrant sa sculpture, Eurêka, à l’expo nationale de 64, le public suisse se demandait, amusé et interloqué: qu’est-ce que c’est que ce tas de ferraille en mouvement? La thématique de l’expo, c’était l’industrialisation de la Suisse, le progrès, l’avancement des sciences, etc. Et Tinguely, lui, montrait une machine qui ne produisait rien. L’artiste, à contre-courant, dévoilait la face cachée de la modernité triomphante.
Mais il était très exigeant sur le choix de son matériel. «Lorsque certains Fribourgeois découvraient un morceau de fer rouillé, ils se disaient: «C’est pour Tinguely!» Et ils allaient le déposer devant sa porte. Cela l’agaçait. Il disait: «C’est moi qui choisis!», se souvient Yvonne Lehnherr, ancienne directrice du Musée d’art et d’histoire de Fribourg, qui a bien connu l’artiste.
Dans son atelier de Neyruz, ou dans celui de la Verrerie (aujourd’hui liquidé), près de Semsales, l’artiste démiurge redonnait vie à la mort. Rien de figé, surtout. C’est pour cela que Tinguely était l’ami de Siffert. Le sculpteur avait beaucoup en commun avec le coureur automobile, son double. Ils étaient deux poètes du mouvement.
Heureusement, Tinguely, 23 ans après sa mort, bouge encore. Ces bidules barbares, ces machines tristes et féroces continuent de fasciner. «Il disait: «Moi, j’aime les spectacles quand ça merde», confie le musicien Pascal Auberson. C’est-à-dire quand les rouages se grippent, partent en vrille. Pour lui, c’était «en vie», pas «en vrille.» Un jour, Tinguely a approché le compositeur vaudois pour écrire un opéra sur la mort. Il n’a pas eu le temps de réaliser son projet. «Il était yin et yang. Solaire et noir. L’électricité entre ces deux pôles lui donnait sa fantastique énergie.» Sur une lettre-dessin envoyée à Pascal Auberson, on peut lire ces mots: «désespoir constructif». C’est cela aussi, Tinguely: un mécano macabre, sombre et joyeux. Notre portrait, de rouille et d’os.
Il faut aller voir la tombe de l’artiste, à Neyruz. Repérez le bouton électrique. Osez appuyer. La sculpture réalisée par l’assistant fidèle, Seppi Imhof (encore un Seppi!), se met à bouger. Deux roues silencieuses actionnent une barre reliée à une chaîne, du métal froissé évoque une fleur. On dirait une respiration apaisée. Comme si quelqu’un avait mis le monde en mouvement, l’avait ému, avant de s’éclipser.
Jean Tinguely
Né à Fribourg en 1925, d’un père ouvrier dans la fabrique de chocolat Cailler, à Broc, et d’une mère agricultrice. Installé à Paris dès 1953, il adhérera au Nouveau Réalisme dans les années 60. Il a épousé la sculptrice Niki de Saint Phalle et beaucoup collaboré avec elle (la fontaine de la place Stravinsky, à Paris). Il s’est éteint à Berne en 1991.
A voir
Fribourg
Café du Gothard
Le Gothard existe depuis 1861. Une institution, même s’il n’est plus le stamm incontournable de la ville aujourd’hui. Accueil soigné et convivial, plats savoureux. Un lieu à la fois populaire et classieux. Au Gothard, Anne-Gabrielle Nasel, alias Gaby, se souvient de Tinguely. «Il était très simple. Il venait en salopette bleue et prenait le plat du jour.» Au mur, un dessin témoigne de son passage.
Rue du Pont-Muré 16
www.le-gothard.ch
Fribourg
Espace Jean Tinguely
Cet ancien hangar de la Société des tramways de Fribourg a été reconverti dès 1998 en merveilleux espace d’exposition pour mettre en valeur les œuvres de Tinguely et de Saint Phalle.
Rue de Morat 2
www.fr.ch/mahf
Fribourg
Elvis et moi
Gageons que l’artiste aurait aimé ce lieu, glamour, kitsch et vintage. La déco de Valentine, la patronne, est une installation d’art à part entière (à la gloire d’Elvis).
Rue de Morat 13
www.elvis-et-moi.ch
Granges-Paccot
Auberge Aux 4 Vents
On ne présente plus cet hôtel très prisé pour son originalité et la qualité de son accueil. Et si cette baignoire, montée sur des rails dans la chambre «bleue», avait quelque chose de «tinguelien»?
Grandfey 124
www.aux4vents.ch
Fribourg
Fontaine «Vitesse»
L’hommage de Tinguely à son ami Jo Siffert. Un symbole peu mis en valeur, mais qui devrait rejoindre la place Jean-Tinguely.
Grand-Places
Fribourg
Le Port
Le bar de l’été à Fribourg, pour une pause gourmande dans un jardin urbain et itinérant. Avec une restauration éco-responsable.
Planche-Inférieure 5
www.leport.ch