Trajectoire. Première victime militaire de la Grande Guerre, avec son ennemi le sous-lieutenant prussien Albert Mayer, Jules André Peugeot a été tué le 2 août 1914 à Joncherey, tout près de la frontière avec l’Ajoie. Quelques heures avant l’embrasement généralisé.
Le village de Joncherey, dans le Territoire de Belfort, rend hommage le samedi 2 mai aux deux premiers militaires tués lors de la Première Guerre mondiale: le caporal français Jules André Peugeot et le sous-lieutenant allemand Albert Mayer. La cérémonie est placée sous le signe de l’amitié franco-allemande. Un symbole de réconciliation qui tranche avec l’inscription du monument dédié au caporal Peugeot à Joncherey: «Plus de trente heures avant qu’elle ne déclarât la guerre à la France, l’Allemagne impériale et royale a répandu le premier sang français.»
Cet épisode méconnu de la Grande Guerre, survenu il y a un siècle exactement, est intéressant à double titre. Il trahit l’atmosphère explosive de l’été 1914, où l’accumulation des provocations réciproques – comme la mort de deux soldats à Joncherey – allait aboutir à la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France le 3 août dans la soirée. L’escarmouche fatale, d’autre part, concerne la Suisse de près.
L’abbé-historien
Situé à deux kilomètres de Boncourt, dans le canton du Jura, le petit village franc-comtois de Joncherey était habité par des Suisses, dont Louis Daucourt et sa famille. Il s’avère que le frère de cet Ajoulot était l’abbé Arthur Daucourt, fondateur du Musée jurassien d’art et d’histoire de Delémont. Egalement historien, l’abbé Daucourt a relaté dans son journal la vie de la région pendant la guerre. Il a aussi recueilli nombre de reliques et de témoignages du conflit pour son musée, dont le bois d’un arbre transpercé par une des balles du sous-lieutenant Mayer, remis par son frère, Louis Daucourt. Le premier grave incident de cette guerre, qui allait faire 8 millions de morts et 20 millions de blessés, s’est en effet joué dans la cour de la maison du Suisse le 2 août 1914, en milieu de matinée.
Obéissance de cadavre
Ce jour-là, sur ordre du commandement allemand, une patrouille à cheval franchit la frontière française depuis l’Alsace. Elle est menée par le sous-lieutenant Albert Mayer, 22 ans, excellent cavalier originaire de Magdebourg, en Prusse. Simple reconnaissance des troupes ennemies? Provocation voulue par les troupes du Kaiser? Plus personne ne le sait avec exactitude. Comme plus personne ne discerne pourquoi le sous-lieutenant Mayer, pourtant pacifiste, espérant jusqu’à la veille de sa mort que l’Allemagne et la France trouveraient un terrain d’entente, a attaqué avec tant de brutalité l’escouade du caporal Peugeot postée dans la maison de Louis Daucourt. Un cas d’obéissance aveugle, appelée Kadavergehorsam (obéissance de cadavre), par les Allemands à l’époque?
Instituteur âgé de 21 ans, Jules André Peugeot est originaire d’Etupes, dans le Doubs. Il a sans doute des ancêtres communs avec la famille d’industriels franc-comtois Peugeot. Comme Albert Mayer, il est protestant, réfléchi, bien éduqué et plutôt doux de nature. Le 2 août 1914, il a quatre hommes sous ses ordres, avec pour mission de surveiller les chemins qui mènent à la frontière allemande. Le jour d’avant, il a envoyé l’un de ses soldats chercher du sucre à l’épicerie de Boncourt. Les douaniers suisses ont laissé passer le militaire français sans problème.
«Voilà les Prussiens!»
Vers 10 heures, la fille de la maison, Adrienne Nicolet, sort chercher de l’eau à une source proche. Elle aperçoit soudain dans les champs de blé des casques à pointe. Elle revient en criant: «Voilà les Prussiens!» La sentinelle du poste de surveillance voit arriver sur elle les militaires allemands au galop, avec à leur tête le sous-lieutenant Mayer, sabre au clair. Celui-ci charge la sentinelle française, sans toutefois la blesser. Puis, avec un revolver dans son autre main, il se dirige avec ses six cavaliers vers la cour de la maison, où l’attend le caporal Peugeot, genou à terre, en position de tir. Les coups partent à peu près en même temps. Deux balles d’Albert Mayer se perdent, l’une dans un arbre, l’autre sur la façade de la maison. La troisième atteint Jules André Peugeot à l’épaule droite, lui sectionnant l’aorte. Le caporal s’avance vers la porte d’entrée et s’écroule, mortellement atteint. Albert Mayer reçoit sans doute une balle du caporal Peugeot à l’aine gauche. Il continue sa course folle. Deux cents mètres plus loin, il est touché par une autre balle, peut-être tirée par un soldat de la patrouille française qui cheminait sur la route proche. Le projectile entre derrière l’oreille, à la hauteur de la tempe droite, tuant le sous-lieutenant. Les autres cavaliers allemands s’enfuient par la forêt qui couvre ces contreforts des Franches-Montagnes. L’un d’entre eux, blessé dans la bataille, se constitue prisonnier.
Les première et deuxième victimes de la Grande Guerre sont amenées à Joncherey, dans une grange, où elles passent quelques heures côte à côte «réconciliées dans la paix et le silence de la mort», comme l’écrira plus tard un médecin de la région. Le caporal Peugeot sera enterré à Etupes, le sous-lieutenant Mayer à Joncherey avant que sa dépouille ne soit transférée à Illfurt, dans le Haut-Rhin, lors de la création de la nécropole allemande.
Cette triste histoire est notamment racontée dans un ouvrage de Marc Glotz paru en 2012 à Ridisheim (Haut-Rhin). Elle sera aussi détaillée dès le 12 septembre dans l’exposition Traces de guerre, 14-18: regards actuels proposée par le Musée jurassien d’art et d’histoire de Delémont. Grâce au fonds constitué par son fondateur, Arthur Daucourt, l’institution restituera l’empreinte profonde de la guerre mondiale dans le Jura. Les tableaux-reliquaires sous verre de l’abbé Daucourt, où sont présentés divers objets (dont le morceau d’arbre troué par la balle d’Albert Mayer), seront montrés. Ainsi que le journal en plusieurs volumes du fondateur du musée. L’exposition posera surtout la question de l’intérêt actuel en Suisse pour la Première Guerre mondiale, alors que le pays n’a pas participé au conflit. Une manière de lire cette tragique page d’histoire en fonction des préoccupations du présent.
«Traces de guerre, 14-18: regards actuels». Musée jurassien d’art et d’histoire. Du 12 septembre 2014
au 2 août 2015. www.mjah.ch