Zoom. Les grandes révolutions se fomentent dans les pays de traditions. C’est donc sur ces terres de Haute-Garonne où les coutumes gourmandes de France sont défendues avec le plus d’acharnement que la société Micronutris se prépare à abattre l’ancien régime alimentaire.
Texte et photo Jean-Marie Hosatte
Le grand chambardement sera entièrement accompli en 2050. A cette date, la planète comptera 10 milliards d’êtres humains qu’il sera tout simplement impossible de nourrir. La surface des terres cultivées dans le monde est déjà équivalente à celle de l’Amérique du Sud. Et comme il devient illusoire de trouver plus d’espaces naturels à sacrifier à la production agricole, la tentation est grande d’augmenter sans cesse le rendement de chaque hectare déjà exploité. Mais cette performance ne peut être réalisée que par un recours encore plus massif qu’il ne l’est aujourd’hui aux engrais et aux pesticides. L’élevage de milliards d’animaux de boucherie destinés à garantir un apport régulier en protéines animales à la population humaine fait peser une menace particulièrement grave sur l’environnement.
Cependant, il y a désormais de solides raisons d’espérer. Selon Cédric Auriol, le jeune fondateur de la société Micronutris, l’humanité peut éviter d’avoir à se confronter à ces angoissants casse-têtes en revenant à l’entomophagie, c’est-à-dire la consommation d’insectes. Il s’agit bien d’un retour. Jusqu’au XVIe siècle, les insectes avaient leur place dans la palette alimentaire des Occidentaux, et pas uniquement en période de famine. Aujourd’hui, 2086 espèces d’insectes sont encore consommées par 3000 peuples et ethnies, dispersés dans 113 pays différents. Il y a deux ans, Cédric Auriol a investi 250 000 euros et recruté quatre passionnés, dont un entomologue, pour fonder la première «biofabrique» européenne de production industrielle d’insectes destinés à la consommation humaine.
Désamorcer le dégoût
Mais pour que les 15 tonnes de grillons et de vers de farine – ce n’est qu’un modeste début – produites chaque année dans les laboratoires de Micronutris trouvent le chemin de nos assiettes, il faut d’abord désamorcer ce que les Anglo-Saxons appellent le «yuck factor», c’est-à-dire la réaction de dégoût spontanée qu’éprouvent les consommateurs à l’idée de remplacer leur entrecôte par une friture d’orthoptères. Pour court-circuiter ces réflexes de rejet, Micronutris a développé un processus d’éclosion, de croissance, d’ébouillantage et de séchage de son grouillant cheptel qui se conclut par la production de poudres d’insectes. Ces farines très riches en protéines et en micronutriments indispensables à la santé humaine sont utilisées pour la préparation d’une large gamme de produits proposés à la grande consommation.
Au Noma de Copenhague
Quelques grands noms de la cuisine n’éprouvent pas la nécessité de cacher les insectes qu’ils font manger à leurs clients. Les bestioles grillées, bouillies, sautées, caramélisées sont mises en valeur pour éveiller la curiosité des entomophages débutants. René Redzepi, le chef du célébrissime Noma de Copenhague, un établissement désigné trois années de suite comme le «meilleur restaurant du monde», propose en entrée une colonne de fourmis cuites, disposées sur un lit de feuilles de chou et de crème fraîche.
Mais la société Micronutris ne vise pas qu’une niche de consommateurs fortunés. Cédric Auriol est convaincu que l’entomophagie est destinée à devenir une habitude alimentaire commune. Deux ans après sa création, la société s’est déjà constitué – essentiellement via l’internet – un fichier de 14 000 clients qui ne cesse de s’épaissir. Les perspectives de développement sont excellentes. La FAO, l’organisme chargé des questions d’alimentation à l’ONU, publie rapport sur rapport pour favoriser la consommation d’insectes dans le but de résoudre les problèmes liés à la malnutrition aussi bien qu’à la malbouffe. Les autorités sanitaires belges ont officiellement autorisé la consommation et la production de dix espèces d’insectes. Micronutris n’attend plus que la mise en place d’une réglementation en France pour sortir de son cocon et aller butiner de juteuses parts de marché dans toute l’Europe.