Décodage. A l’ère du travailleur nomade et pressé, la restauration rapide redouble d’imagination pour capter les clients du matin. Dernière trouvaille: le petit-déj’ à domicile.
Ils regardent leur montre, tapent du pied ou poussent un soupir. Il est 7 h 30 ce jeudi matin, et les clients du McCafé situé en face de la gare de Lausanne sont pressés: la plupart d’entre eux ont un train ou un métro à attraper. Mais ils ne veulent pas faire l’impasse sur le café-croissant, leur seul casse-croûte avant midi. «J’ai vécu en Angleterre et j’ai gardé l’habitude de prendre mon café à l’emporter», témoigne cette trentenaire travaillant dans une banque à Genève. «Je n’ai pas le temps de manger chez moi», lâche cette autre cliente, la bouche encore pleine de son pain au chocolat.
Avec l’explosion de la mobilité, courir avec son petit-déjeuner à la main est un sport dans lequel le travailleur nomade excelle. Quand il en prend un: selon l’étude représentative Coop 2009, «Les tendances alimentaires sous la loupe», 26% des sondés ne prennent pas de petit-déjeuner, les plus négligents étant les moins de 30 ans. Un rapport d’Euromonitor International pour Nestlé ajoute que le nombre de personnes emportant des petits-déjeuners au bureau est en augmentation. Il faut dire que le choix ne manque pas: dans les grandes gares romandes, on ne peut plus faire 10 mètres sans tomber sur une offre alléchante de café-croissant. Quant aux machines à café en self-service, elles poussent comme des champignons chromés dans les supermarchés et autres points de vente take-away. Au point que le gobelet en carton, symbole de l’American way of life, est devenu l’accessoire favori des pendulaires helvétiques.
Après le repas du soir et de midi, l’industrie de la restauration rapide est donc en passe de conquérir le dernier bastion de l’alimentation traditionnelle. Quelques rares solitaires ont toujours pris leur café-croissant dans un bistrot avec leur journal. Ils sont désormais une foule à le manger dans le train avec leur iPad.
Les gares, temples du take-away
Les gares sont des emplacements rêvés pour les échoppes souhaitant attirer le client matinal pressé. C’est ce qu’ont compris Pierre Maget et Valérie Peyre, les fondateurs de Tekoe, qui ont ouvert leur première boutique de thé à l’emporter à la gare de Lausanne. C’était en 2004. «Les gares sont des lieux où se rencontrent toutes les classes sociales, toutes les cultures», explique Pierre Maget. En proposant des tasses en carton avec un sachet rempli des feuilles de thé soigneusement sélectionnées, mais aussi un assortiment de viennoiseries, l’enseigne au décor vert acidulé fait un carton. En dix ans, le Tekoe de la gare de Lausanne est passé de 80 à 1000 clients par jour, dont 60% sont servis le matin. Leur moyenne d’âge a baissé de 40 à 25 ans et la proportion d’hommes a grimpé de 20 à 40%. Gardé secret, le chiffre d’affaires de Tekoe progresse entre 2 et 4% par année depuis cinq ans. Fin août, la neuvième boutique ouvrira ses portes à Genève-Cornavin.
Son succès, Pierre Maget l’explique par l’originalité et la créativité du concept Tekoe, mais aussi par «l’ouverture d’esprit des Suisses, des gens qui voyagent beaucoup. De plus, la Suisse est un marché multiculturel où les entreprises étrangères testent souvent leurs nouveaux produits avant de les diffuser en Europe.» La culture du take-away s’est ainsi développée rapidement en comparaison de la France, où l’on a moins l’habitude de manger et boire en se déplaçant.
Pierre Maget note toutefois que l’argument santé gagne en importance. «Nos clients mangent plus sainement qu’auparavant. Au croissant et au pain au chocolat, ils préfèrent désormais le pain au thé vert.» Conscientes des préoccupations des consommateurs, les entreprises agroalimentaires se sont d’ailleurs mises à vendre des bircher mueslis, yogourts probiotiques et autres mixtures à l’aloe vera. «Le marché a absorbé certains conseils nutritionnels, confirme Denis Rohrer, conservateur à l’Alimentarium. Par exemple, on ne trouve plus de formule petit-déjeuner sans jus de fruit, même chez McDonald’s.»
Des croissants au royaume du burger
Face à un marché du fast-food saturé, McDonald’s a vite compris que servir des burgers midi et soir n’était pas la recette de la croissance éternelle. Surtout dans une société toujours plus réticente face à la malbouffe. Pour remplir les heures creuses et capter une nouvelle clientèle, la chaîne américaine a mis au point une véritable arme de guerre économique: les McCafé. Généralement installés à l’intérieur des restaurants McDo et ouverts toute la journée, ces espèces de salons de thé proposent boissons chaudes, pâtisseries et, jusqu’à 10 h 30, des petits-déjeuners. Servis, s’il vous plaît, dans de la porcelaine. «C’est un repas complet, comme dans un hôtel. C’est bon et ça va vite, témoigne Olivier Girardin, consultant de 58 ans croisé au petit matin dans l’un des 66 McCafé de Suisse. Et les prix sont imbattables.»
Imbattables, pas forcément. Exemple. L’amateur d’expresso-croissant trouve son bonheur chez Mojonnier (rue Centrale, Lausanne) ou chez Pougnier (gare de Genève, à l’emporter) pour respectivement 4 fr. 50 et 4 fr. 60. Soit moins cher que la formule Mattino du McCafé qui propose, pour 4 fr. 70, un croissant avec, au choix, un expresso, un café crème ou un cappuccino, sur place ou à l’emporter. Il n’empêche, son marketing est efficace: dans les restaurants qui en possèdent un, la fréquentation s’est accrue avec une clientèle féminine et plus âgée que celle des McDo traditionnels, 8 à 10% des commandes étant effectuées auprès du McCafé. McDonald’s Suisse a ainsi résisté à la tendance générale du marché: en 2013, son chiffre d’affaires a progressé de 0,5% pour atteindre 732,5 millions de francs, alors que le secteur global de la restauration était en repli de 3% par rapport à 2012.
s’adapter ou disparaître
Le succès matinal des McCafé, mais aussi de Starbucks, qui possède près de 60 coffee shops en Suisse, n’inquiète pas GastroSuisse. «Les chaînes américaines amènent de nouvelles habitudes chez nous, mais beaucoup d’hôtels et de restaurants s’adaptent à cette concurrence en proposant aussi des formules petits-déjeuners et des cafés à l’emporter», rassure Jean-Luc Piguet, vice-président de la Fédération de l’hôtellerie et de la restauration.
Dans le milieu de la boulangerie, on reste confiant. Sans dévoiler son chiffre d’affaires, le groupe Pouly Tradition assure que sa croissance ne pâtit pas de l’augmentation de la concurrence sur le marché du casse-croûte matinal. Il précise que sa succursale Polli de la gare de Lausanne connaît une hausse annuelle des ventes d’environ 3%, notamment grâce à son emplacement à la sortie des quais. Et dans les tea-rooms? «Notre fréquentation continue à augmenter, même s’il est vrai que nous avons peu de jeunes», concède Eric Maroni, responsable de la communication du groupe Pouly Tradition. Même réponse du côté des artisans boulangers, dont certains modernisent régulièrement leur salon de thé. «La qualité, l’originalité de nos produits ainsi qu’un bon service nous permettent de faire la différence face aux multinationales», assure Didier Ecoffey, président de l’Association romande des artisans boulangers-pâtissiers-confiseurs. N’empêche, chaque année en Suisse, 50 artisans boulangers cessent leur activité en raison d’une concurrence accrue sur le marché du pain.
A Genève, Alexandre Bugat, 33 ans, s’est imposé sur le marché du petit-déjeuner en se positionnant à contre-courant de la tendance take-away. En 2011, il fonde, avec un graphiste et un développeur web, Ptit Déj Ô Lit, une start-up proposant de livrer, 365 jours par an, le petit-déjeuner à domicile. «Aujourd’hui, les gens travaillent quarante heures par semaine, parfois sept jours sur sept. Le week-end venu, ils ont envie de se faire plaisir, mais pas forcément de sortir», explique celui qui a abandonné son apprentissage de boulanger-pâtissier pour travailler aux Services industriels de la Ville de Genève puis à la radio One FM. En passant sa commande avant 18 heures, le particulier recevra son petit-déjeuner du week-end devant sa porte entre 4 et 6 heures du matin. Même délai de commande pour les entreprises pendant la semaine. Les demandes ne cessent de croître. «Notre chiffre d’affaires est à l’équilibre depuis 2013 et il a doublé par rapport à 2012», se réjouit Alexandre Bugat. Prochaine étape? Ouvrir une arcade à Genève, puis à Lausanne. Attention, il y aura bientôt de la concurrence: dans quelques semaines, Pouly va aussi livrer des petits-déjeuners à domicile. Une bonne nouvelle pour les marathoniens du matin.