Reportage. Aux marches de la Chine, les dirigeants de Pékin affrontent le terrorisme. Les musulmans ouïgours se rebiffent contre l’Etat qui a pressuré sans retenue la région autonome du Xinjiang. Le dernier affrontement a fait une centaine de morts et de blessés.
Bernhard Zand
Pour Delmourad et Moullabika, le travail en équipe débute à 2 heures du matin. Il fait nuit noire, il n’y a pas âme qui vive sur la Karakoram Highway qui relie la Chine au Pakistan. Les deux jeunes gens font partie de l’unité antiterroriste de la police chinoise. Toutes les nuits, à bord de leur fourgon noir, ils patrouillent dans les rues de la petite ville frontière de Taxkorgan, à la recherche de voyageurs suspects.
A une demi-heure au nord de Taxkorgan, une route bifurque vers le Tadjikistan; à une demi-heure au sud, le corridor du Wakhan conduit en Afghanistan. Encore plus au sud se trouve le col de Khunjerab et, derrière lui, les vallées ingouvernables du Pakistan. La Chine finit ici, sur les contreforts du Pamir et du Karakorum, à 3500 kilomètres de Pékin et à 1200 kilomètres d’Urümqi, capitale du Xinjiang.
C’est dans cette région autonome ouïgoure que se sont déroulés, le lundi 28 juillet, des affrontements d’une grande violence avec la police, faisant une centaine de morts et de blessés. Le 22 mai, à Urümqi, deux 4x4 ont déboulé sur un marché, laissant dans leur sillage 43 morts et plus de 90 blessés. Le 1er mars à la gare de Kunming, capitale du Yunnan, des hommes armés de couteaux et de machettes ont attaqué les voyageurs au hasard: 29 morts et 143 blessés. Et le 28 octobre 2013, à Pékin, un véhicule tout-terrain a foncé sur un groupe de touristes: cinq personnes ont perdu la vie, y compris les auteurs de l’assaut.
Les Chinois ne sont pas habitués à de tels faits et chiffres. Ils se sont accoutumés aux persécutions politiques, aux famines, aux séismes et aux accidents de la route, mais pas aux attentats suicides sur des civils. Presque aucun policier chinois n’est armé.
«Depuis l’attentat de Kunming, nous surveillons la ville 24 heures sur 24, dit Delmourad, un des deux policiers antiterrorisme de Taxkorgan. Nous savons qui sont les gens qui traversent ici la frontière.» La sécurité intérieure chinoise a désormais un nouvel ennemi public: les terroristes ouïgours de la région musulmane du Xinjiang.
Il existe deux versions de ce conflit qui s’est développé au fil des décennies. Selon Pékin, le Xinjiang est perturbé par des terroristes, séparatistes et extrémistes religieux en partie pilotés de l’étranger. Les quelque 10 millions d’Ouïgours, en revanche, considèrent que les désordres sont la conséquence d’une crise à la fois économique et ethnique. Ils reprochent à Pékin de piller leurs matières premières. Les deux versions comportent sans doute une part de vérité.
Acheter la loyauté
Cet affrontement né dans les montagnes et les steppes d’Asie centrale peut s’avérer très dangereux pour Pékin. Car, à la différence des Tibétains qui s’immolent en guise de moyen de protestation ultime, bon nombre d’Ouïgours ont entrepris de s’armer. Les exemples de la Tchétchénie, du Timor oriental et du Kurdistan montrent que la Chine ne serait pas le premier Etat totalitaire à s’empêtrer dans une lutte ethnique ou religieuse. Or, le conflit intervient dans une phase cruciale du développement de la Chine. Le régime dépend plus que jamais de ses succès économiques: en octroyant le bien-être à des centaines de milliers de ses concitoyens, le Parti s’est acheté leur loyauté.
Quoique avec un certain retard, l’essor économique a aussi touché le Xinjiang, mais sans contenter les Ouïgours. Plus l’argent afflue, plus il se construit des usines, plus des ingénieurs et des commerçants débarquent de l’est et plus l’amertume enfle au sein de la population. Car ce n’est pas elle qui bénéficie de la conjoncture, mais bien les Chinois venus de l’est.
A quatre heures de la frontière, Kachgar est le terminus de la Karakoram Highway. La police a dressé des barrages bien avant l’entrée de la ville. Chaque voiture, chaque mobylette, chaque tracteur est arrêté. Commerçants et ouvriers agricoles se dirigent sans un mot vers les appentis au bord de la route pour exhiber leurs papiers. Ici, pas de coup de sonde, tout le monde est contrôlé.
Kachgar est une grande ville en plein essor. La nuit, les gratte-ciel scintillent de néons comme à Shanghai. Ce que les bulldozers ont épargné de la cité historique est inhabité, invisible la nuit. A Fan Ti, militant ouïgour des droits de l’homme, a proposé pour notre rendez-vous un restaurant dans la ville nouvelle. Il est minuit, il commande deux carafes de vin rouge et des glaçons. Du vin dans une ville que la plupart des Chinois considèrent comme un repaire d’islamistes? «L’islam que pratiquent les Ouïgours a toujours été plus modéré que de l’autre côté de la frontière. Mais c’est en train de changer.»
Les discriminations poussent les enfants de musulmans pieux dans des écoles coraniques illégales animées par des prêcheurs extrémistes. «Même si beaucoup d’Ouïgours cultivés le contestent, notre société se fait de plus en plus conservatrice. Normal quand on t’empêche de jeûner pour le ramadan et qu’on interdit à ta femme de porter le foulard; quand tu as prévu quatre fois déjà de faire le pèlerinage à la Mecque mais qu’on ne t’a toujours pas octroyé de passeport.»
Mais, selon A Fan Ti, la cause décisive de la colère ouïgoure est la politique de colonisation de Pékin, destinée à modifier méthodiquement les équilibres ethniques. En 1949, quand le Xinjiang a été incorporé à la République populaire de Chine nouvellement fondée, les Ouïgours y comptaient pour 80% de la population. En 2000, leur part avait chuté à 45%, selon la statistique officielle qui ne recense pas les milliers de soldats et de travailleurs migrants hans qui y vivent. «Pékin veut peser sur la démographie, ce qui provoque chez nous une impression d’étouffement. Ce ne sont pas les Ouïgours qui obtiennent les emplois bien payés dans les entreprises qui bâtissent les gratte-ciel et construisent le chemin de fer.»
Pour sa part, A Fan Ti a officiellement le droit de travailler dans tout le pays. «Mais il est parfaitement exclu qu’un employeur m’embauche à Pékin ou à Shanghai. Je ne connais aucun Ouïgour qui travaille à l’est, dans mon métier.» Par ailleurs, le gouvernement ne tolère pas que la problématique du Xinjiang soit débattue en public. En janvier, la police a arrêté Ilham Tohti, professeur d’économie à Pékin, et l’a dénoncé pour séparatisme. Il risque la peine de mort. A ce jour, son avocat n’a pas pu se mettre en rapport avec lui.
Après le quatrième verre, A Fan Ti avoue être déprimé de voir qu’une partie de la société se radicalise, mais constate que le gouvernement se refuse à dialoguer, même avec les Ouïgours les plus modérés. «Je vais émigrer. Cela me fend le cœur de m’en aller, mais j’ai des enfants.» Encore que, pour partir, il aura besoin d’un passeport et, à ce jour, toutes ses demandes ont été rejetées.
L’autoroute toute neuve qui quitte Kacghar en direction de l’est compte une station-service tous les 50 kilomètres. Toutes sont ceintes de fil de fer barbelé et, tandis que le conducteur fait le plein, les passagers attendent derrière la clôture. «A cause des attentats, explique le chauffeur. Ils ont d’abord clôturé les distributeurs de gaz liquide, maintenant ils rationnent l’essence et le diesel.»
Le trajet jusqu’à l’oasis de Hotan, au sud-ouest du désert de Taklamakan, prend une bonne demi-journée. Toutes les trois heures, les voitures s’arrêtent, leurs conducteurs s’en extraient avec un petit tapis sous le bras et font quelques pas dans le désert. Pour prier. Hotan a une réputation d’incubateur pour extrémistes islamistes. A l’été 2011, un groupe d’hommes armés s’est emparé d’un commissariat de police, a tué un factionnaire ouïgour, pris des otages, arraché le drapeau chinois pour le remplacer par une bannière à croissant de lune. Quand la police a repris la bâtisse, quatorze assaillants furent tués, puis quatre Ouïgours condamnés à mort.
Campagne de tolérance
Selon la rumeur, les auteurs des attentats d’Urümqi viennent des villages voisins de Hotan, à l’instar d’Abdurehim Kurban, dont les sbires auraient perpétré le massacre de la gare de Kunming. Mais aucune preuve ne fait écho à ces bruits. Et personne n’a envie de discuter de ça avec un étranger. Finalement, un jeune Ouïgour se déclare prêt à parler. Il est associé à un ambitieux projet de l’Etat visant à faire tomber la méfiance et à inverser la spirale de la violence. Mei Mei Ti a obtenu une bourse pour étudier à Shanghai. Il a été embauché par une des plus grandes entreprises privées du pays et assure qu’à sa connaissance il est le seul Ouïgour parmi les 70 000 collaborateurs du groupe.
Il y a quelques mois, le gouvernement local l’a nommé coordinateur d’une campagne qui n’aurait pas déplu à Mao Tsé-toung: 200 000 fonctionnaires, en grande majorité des Chinois hans, doivent partager pendant plusieurs mois la vie des paysans et des ouvriers ouïgours dans les villages du Xinjiang. «Nous voulons faire connaître aux fonctionnaires la culture ouïgoure et leur faire comprendre qu’ils ne doivent pas couper l’eau ou le courant dans des villages entiers juste parce que les femmes y portent le foulard.»
Détestation manifeste
Mei Mei Ti critique l’ancien chef du Parti de la province pour son mépris de tout ce qui est ouïgour et fait l’éloge du successeur pour sa tentative d’approcher la population ouïgoure. Pour lui, les jeunes du Xinjiang sont aujourd’hui confrontés à un faux choix: «L’Etat s’attend à ce qu’ils soient des Chinois loyaux. Mais les vidéos religieuses qu’ils téléchargent sur leurs téléphones les incitent à devenir des musulmans wahhabites (ndlr: fidèles à l’islam rigoriste d’Arabie saoudite).» Il n’y aurait ainsi plus de véritable identité ouïgoure, à mi-chemin. «Si notre campagne échoue, je m’attends à ce qu’il y ait davantage de morts.»
Urümqi, la capitale du Xinjiang, est la vitrine de la puissance économique de l’Etat chinois. A partir d’un patelin de steppe au nord de la route de la soie, les soldats-ouvriers chinois ont construit en trente ans une ville de 3 millions d’habitants. Les usines y tournent à plein régime et la pollution atmosphérique y est encore plus dense qu’à Pékin. C’est à Urümqi qu’ont éclaté à l’été 2009 de féroces affrontements ethniques. Quelque 200 personnes ont été tuées, des Chinois hans pour la plupart. La détestation entre les deux ethnies est manifeste: «Par principe, je ne prends pas d’Ouïgours à bord», déclare le chauffeur, sur la route de l’université. Pourquoi? «Parce qu’ils sont sales et qu’ils puent.»
A l’Académie des sciences sociales, l’expert en terrorisme Pan Zhiping évalue la récente série d’attentats. «La tendance est claire. Les attentats de Kunming et de Pékin montrent que la violence à l’ouest se déplace vers l’est très peuplé de la Chine.» Les attaques sont toujours mieux préparées, ce qui établirait que les militants du Xinjiang coopèrent avec des groupes proches d’al-Qaida dans les Etats instables voisins de la Chine. La frontière commune est très longue. «Il n’est pas possible de sécuriser chaque vallée. Ici, au col du Bedel, onze terroristes kirghizes se sont infiltrés l’hiver dernier.» Pour Pan Zhiping, c’est clair: extrémisme, séparatisme et terrorisme international expliquent les troubles du Xinjiang. Le djihadisme menace aussi la Chine.
Pour les sinologues, cette affirmation est une grossière tentative de détourner l’attention de la politique de colonisation de Pékin et des abus de son appareil sécuritaire. Reste qu’il n’est plus possible de balayer aussi radicalement que par le passé la thèse du djihadisme.
Mécréants de pékin
Le Mouvement islamique du Turkestan oriental (ETIM), que Pékin soupçonne de tirer les ficelles, exagère peut-être son influence. Mais le SITE Intelligence Group américain, qui surveille les groupes terroristes sur l’internet, a comptabilisé depuis octobre 2012 seize vidéos d’entraînement et de revendication de ce groupe. L’une d’elles se félicitait de l’attentat suicide commis à Urümqi lors de la visite du président Xi Jinping. Et au Pakistan, le chef de l’ETIM, Abdallah Mansour, a appelé les djihadistes du monde entier à combattre le régime des mécréants de Pékin: «La Chine n’est pas seulement notre ennemie, elle est l’ennemie de tous les musulmans.» Selon la publication britannique Jane’s Intelligence Review, quelques-uns des 300 à 500 combattants de l’ETIM sont partis faire le djihad en Syrie, Libye et Afghanistan. L’ETIM figure depuis 2004 sur la liste américaine des organisations terroristes.
Pékin a peu d’expérience de la lutte contre le terrorisme et croit pouvoir le combattre en usant à son tour de la violence. C’est ainsi que s’explique la rhétorique brutale utilisée à fin avril par Xi Jinping: le gouvernement allait veiller à «chasser tous les terroristes comme des rats».
©Der Spiegel
traduction et adaptation Gian Pozzy