Analyse. Ce n’est pas l’ancienne URSS qui inspire Vladimir Poutine, mais la vieille tradition czariste d’expansion, cette volonté de conquérir un empire sans frontières.
Vladimir Poutine n’est pas l’héritier de Staline mais celui des czars. Staline entendait conquérir à la fois des territoires et le reste du monde par l’idéologie sans frontières qu’était le communisme. Poutine n’a pas d’idéologie, il n’a guère de partisans en dehors de la Russie, ou si peu: il ne parle qu’aux Russes, il n’existe pas de parti poutinien. Il serait erroné de croire que cet ancien commissaire du KGB rêve – comme on l’en soupçonne – de reconstituer l’Union soviétique. Sa méthode et son ambition s’inscrivent plus naturellement dans la longue histoire de la Russie czariste.
Les czars se percevaient comme héritiers et continuateurs de l’Empire romain: leur dénomination même en témoigne, Czar étant la version russe de César. Cet empire des czars, par essence, n’avait pas de frontières naturelles ni culturelles: il ne coïncida jamais avec le peuple russe ni avec la langue russe. D’ailleurs, les czars s’exprimaient plus volontiers en français et en allemand qu’en russe, un patois juste assez bon pour les paysans; leur empire était multinational ou, comme on le dirait aujourd’hui, multiculturel. Pour preuve de cette volonté de conquête sans bornes naturelles ou culturelles, les conquérants czaristes ne cessèrent jamais d’avancer dans toutes les directions et ils s’arrêtaient seulement lorsqu’un adversaire plus résolu qu’eux interrompait leur progression.
Le faux problème linguistique
Vers l’est, ils allèrent jusqu’au Pacifique, incorporant dans les frontières de l’empire un nombre incalculable de nations sibériennes et mongoles. Ils ne s’arrêtèrent qu’aux rives du Japon et aux confins de la Chine parce que les forces czaristes ne purent conquérir ni le premier (hormis quelques archipels que la Russie a conservés) ni le second de ces deux pays. Mais la Mongolie, naguère, fut gobée comme un œuf. A l’ouest, la démarche fut symétrique, jusqu’à absorber la Pologne, dont la partie orientale est restée annexée à la Biélorussie actuelle, la Finlande et les pays baltes. Vers le sud, ce furent les Ottomans puis les Turcs qui bornèrent l’impérialisme russe, lui interdisant de prendre Istanbul et de pénétrer en Anatolie. Et les Afghans stoppèrent la marche vers l’Inde.
Cette constitution de l’Empire russe a souvent été comparée à celle des Etats-Unis d’Amérique: il existe en effet des points communs entre la course américaine vers l’Atlantique et la course russe vers le Pacifique. Mais les Américains n’ont plus d’ambition territoriale, tandis que Poutine, à la manière des czars, en a toujours: avec une politique économique désastreuse et sans influence idéologique, quelle autre ambition que géographique Poutine pourrait-il nourrir? A l’ouest, on cherche à se rassurer: Poutine, entend-on, ne voudrait que récupérer les territoires russophones. Mais il n’existe pas de territoire russophone en soi: si on parle russe à Sébastopol ou à Riga, c’est que la Russie avait colonisé ces villes; la Crimée fut turco-musulmane et les Baltes n’étaient pas Russes avant d’être colonisés. L’invasion de l’Ukraine n’obéit à aucune logique culturelle autre que de façade: le fait qu’il existe des minorités de langue russe en Ukraine est un alibi comparable à celui qu’utilisa Adolf Hitler pour conquérir les Sudètes et l’Autriche. La France devrait-elle s’emparer de la Belgique et de la Suisse et l’Espagne de l’Amérique latine parce qu’on y parle français et espagnol?
Malgré tout, l’opinion publique en Europe et aux Etats-Unis est sensible à cet alibi poutinien des frontières linguistiques et culturelles: par veulerie, ignorance historique ou intérêt matériel? Les trois sans doute, ce qui explique combien la contre-offensive des Américains et des Européens est anémique, pas du tout à la hauteur de la menace. Au nom du droit international, on oppose à Poutine des sanctions économiques qui jamais dans l’histoire n’ont fait trembler un despote: Poutine ignore ce qu’est le droit international et il est tout disposé à sacrifier l’économie russe. Les Russes, hormis la mafia du pétrole, vivent dans la misère, leur espérance de vie recule, l’alcoolisme les ravage; pour Poutine, ce n’est là qu’un détail. Les «sanctions» n’y changeront rien de significatif.
L’enlisement pacifiste des Européens
Poutine ne s’arrêtera que là où on l’arrêtera: cela, on préfère ne pas le comprendre, ni en Europe ni aux Etats-Unis. Le comprendre exigerait de renoncer au pacifisme qui est devenu à l’ouest la pensée unique, particulièrement encouragée par Barack Obama. Les Occidentaux qui, de fait, ont déjà abandonné la Crimée à Poutine, croient-ils vraiment en l’efficacité des sanctions? Croient-ils vraiment qu’en équipant discrètement l’armée ukrainienne Poutine reculera? Poutine sait combien nous sommes enlisés dans le pacifisme. Et la dissuasion européenne est d’autant moins crédible que les Européens se montrent disposés par ailleurs «à vendre la corde pour les pendre» (un mot de Lénine); les Anglais accueillent les financiers russes, les Français vendent des armes à Poutine, les Néerlandais n’ont pas réagi à la mort de leurs compatriotes abattus dans l’avion de Malaysia Airlines. Il faudra probablement attendre que le successeur d’Obama, républicain ou démocrate, reconnaisse que le pacifisme n’effraie pas les barbares: seule une intervention de l’OTAN, comme au Kosovo en 1999, pourrait barrer la route à la barbarie.
Guy Sorman
Chroniqueur de la mondialisation et spécialiste de la Chine, Guy Sorman a enseigné l’économie à Sciences-po Paris et dans différentes universités étrangères. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Journal d’un optimiste et Le cœur américain. Eloge du don.