Payerne n’est pas une ville, du moins si on se fie à l’actuelle définition de l’Office fédéral de la statistique (OFS) qui fixe la barre à 10 000 habitants. C’est bizarre, parce que la cité broyarde est connue comme telle depuis le Moyen Age. En revanche, issue de la fusion de neuf communes il y a cinq ans, Val-de-Travers, avec ses 10 870 âmes, jouit désormais de cette appellation. Absurde? L’OFS s’en est aperçu et réfléchit à l’introduction de critères de densité de population et de continuité urbanistique.
Cette clarification est attendue pour l’automne. Elle intervient sur un fond de crispations villes-campagnes que la classe politique laisse monter avec une coupable indifférence. A la traditionnelle lecture «röstigrabenesque» des résultats de votations s’est en effet substituée ces dernières années une analyse centres-périphéries, un brin technocratique, mais beaucoup plus politiquement correcte. Une grille de lecture plus recevable surtout car elle a l’immense avantage de ne pas ériger les Romands et les Alémaniques en irréductibles ennemis qui n’auraient plus rien à faire ensemble. Pourtant, souvent, les deux fossés se recoupent, la Suisse romande étant plus urbanisée dans son ensemble que la Suisse alémanique.
La tentative de camoufler les tensions tourne court. Une pétition intitulée «Régions de montagne: protéger, mais aussi utiliser» vient d’être lancée fin juillet par le lobby des régions de montagne, flanqué d’associations des guides de montagne, des profs de ski, des remontées mécaniques, mais aussi des patrouilleurs, de la Fédération suisse du tourisme, de l’USAM et de la Société suisse des entrepreneurs. Elle demande un développement accru des emplois et des infrastructures dans les zones dites «périphériques». Dans son viseur, l’obsession des citoyens citadins de «protéger les paysages» sans se soucier de ceux qui y vivent et les entretiennent. Obsession à l’œuvre lors des votes sur l’initiative Weber en 2012 et la loi sur l’aménagement du territoire en 2013 (qui était d’ailleurs un contre-projet indirect à une initiative pour la protection des paysages). On risque, écrit le lobby montagnard, «la scission du pays en une Suisse A des régions de plaine économiquement dynamiques, et une Suisse B enclavée dans les réserves naturelles, les régions rurales et de montagne». Le texte a déjà récolté près de 2500 signatures.
Sur fond de glaciers sublimes (qui ne voudrait pas les préserver?), ce nouvel appel à réveiller les Heidi et Peter qui sommeillent en nous néglige un détail: la solidarité confédérale ne va pas à sens unique. Les zones citadines ont parfois aussi besoin de soutien pour continuer à se développer et à générer la richesse qui – via la péréquation – irrigue les régions de montagne. Le 9 février, la compréhension des intérêts des villes a terriblement manqué. La Suisse des champs et des monts s’est effrayée d’une prétendue «immigration de masse» dont elle ne subissait guère les effets concrets, alors que les villes les plus densément peuplées d’étrangers ont majoritairement souhaité le maintien de la libre circulation des personnes, condition-cadre essentielle pour leur développement.
Les villes sont d’autant plus agacées que la révision en cours des calculs de la péréquation continue à mieux prendre en compte les charges géotopographiques au détriment des charges sociodémographiques. En clair: les problèmes liés à l’altitude sont plus généreusement indemnisés que ceux liés à la concentration des cas sociaux dans les cités. L’Union des villes suisses (UVS) redoute également les pertes fiscales de plusieurs dizaines de millions de francs qu’entraînera la diminution de l’imposition des entreprises.
Dans une Suisse qui a pris l’habitude d’économiser sur les dépenses publiques sans plus réfléchir aux politiques publiques utiles que les impôts permettent de mener, la bataille de la solidarité financière va s’exacerber et déclencher un débat sur la représentation des uns et des autres au Parlement. «Les douze plus grandes villes de Suisse comptent autant d’habitants que les quatorze cantons les plus petits, soit près de 1,43 million de personnes. Ces cantons ont toutefois droit à la moitié des membres du Conseil des Etats», note l’UVS.
La ville de Zurich étudie de son côté la possibilité de se muer en demi-canton afin de pouvoir voter les lois qui conviennent à sa taille, et bénéficier d’un élu au Conseil des Etats.
Dans la Constitution, les villes ne sont rien – elles sont des communes comme les autres. Mais dans la Suisse du XXIe siècle, les zones urbaines captent trois habitants sur quatre et génèrent 84% de la création de richesse. Pour le salut de tous, il faudra un jour ranger nos chers volumes de Heidi sur l’étagère et se décider à tenir compte du vrai poids des villes.
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