Music-hall. Adrien Wettach avait quitté Bienne et la Suisse en mauvais garçon, ayant même purgé quelques jours de prison. Il y reviendra trente ans plus tard en artiste célébré dans toute l'Europe sous le nom de scène de Grock.
Quel contraste au faubourg du Lac,à Bienne! D’un côté de la rue, le siège de Swatch Group, numéro un de l’horlogerie dans le monde. De l’autre, un lieu abandonné, l’ancien restaurant Paradisli, qui attend des jours meilleurs. C’est ici qu’un certain Adrien Wettach, un ado qui ne voulait pas devenir horloger, a commencé ses guignoleries en 1893. Parmi les spectateurs, personne ne se doute alors que ce saltimbanque ne retrouvera sa ville chérie que trois décennies plus tard, tout auréolé d’une gloire célébrée dans l’Europe entière sous le pseudonyme de Grock.
L’arc jurassien a un peu perdu la mémoire de son enfant terrible. A Loveresse, une simple plaque rappelle la maison de sa naissance. Seule la commune de Reconvilier lui a dédié un monument dans un petit parc. C’est peu, mais pas vraiment étonnant en regard de sa biographie pour le moins agitée. «Il a commencé sa carrière à l’étranger, à Paris et à Londres notamment. Ce n’est qu’en 1927, lors de sa première tournée en Suisse, que ses compatriotes ont pu découvrir leur artiste déjà devenu la star de son époque», constate son petit-neveu, Raymond Naef, âgé de 66 ans.
Cette fin de XIXe siècle est une période de galère pour le jeune Adrien Wettach. L’horlogerie est en crise, forçant ses parents à déménager quatorze fois en dix-sept ans. Un véritable périple tout au long de la chaîne du Jura, du Moulin de Loveresse à Bienne, en passant par La Neuveville, Le Locle ou encore Villeret. Alors, le père alterne des boulots d’horloger plus ou moins qualifié avec la gérance de restaurants, au gré des faillites et licenciements.
Une chose est sûre: Adrien ne sera jamais horloger. Il tient tout juste six semaines dans un atelier où sa maladresse fait le désespoir du chef. En revanche, il révèle vite un talent d’acrobate et de musicien, dont les premiers témoins sont justement les clients du Paradisli, à Bienne. Avec sa sœur Jeanne, d’un an sa cadette, il joue sur des instruments de fortune, tape avec des cuillères en bois sur des bouteilles plus ou moins pleines, se contorsionne en homme serpent et mange même un plat de spaghettis avec les pieds. Le succès d’estime qu’il remporte l’oblige à avaler une deuxième assiette!
Un peu plus tard, bien que livré à lui-même – il ne reçoit qu’une petite vingtaine de leçons de piano et de violon –, il monte un numéro et fait la tournée des kermesses avec sa sœur. Pour gagner quelques centimes, il se livre, sur la place Centrale, à quelques acrobaties risquées sur le parapet de la Suze, petite rivière qui traverse Bienne. Un jour, il joue les funambules sur une corde tendue à 15 mètres de hauteur entre le Café du Jura et l’hôtel Schweizerhof.
A la rencontre du triomphe
Ah, Bienne! C’est une ville qu’il chérit dans ses Mémoires. Une cité hors norme, qui n’a pas peur d’accueillir forains et saltimbanques. Adrien décrit Bienne «comme la ville de ceux qui ont un cœur gros comme ça, mais qui sont tombés du char et sont restés au bord de la route», raconte Raymond Naef. Mais les années biennoises tournent mal. En 1897, Adrien, qui a rencontré un acrobate kleptomane, est accusé de complicité de vol et condamné à quelques jours de prison. C’en est trop. Craignant le pire, sa mère lui trouve une place de précepteur chez un comte en Hongrie.
C’est le début du conte de fées. L’artiste de cirque aux poches trouées, qui prend Grock pour nom de scène en 1903, rencontre son partenaire, Antonet, et passe au music-hall, faisant rire toute l’Europe à une époque où deux guerres sanglantes la déchirent. Il triomphe à Londres, mais aussi à Berlin et Munich: on lui reprochera beaucoup sa poignée de main à Hitler, le péché d’un artiste apolitique applaudissant naïvement celui qui l’applaudit.
Longtemps, la presse ignore sa nationalité, le croyant tantôt Français, tantôt Britannique. Jusqu’à ce qu’il confie à un journaliste helvétique qu’il est né dans le Jura bernois. En 1927, il revient en Suisse, adulé comme une star, trente ans après son exil sous la contrainte. L’ancien paria, désormais multimillionnaire, tient sa revanche.
Le passage à la légende
Aujourd’hui, il reste peu de traces de cet artiste surdoué dans l’arc jurassien. Son petit-neveu, Raymond Naef, et Dimitri lui rendent certes hommage dans une exposition, mais à Verscio, au Tessin (Mondo del clown, www.teatrodimitri.ch). Il y aurait cependant tant à dire sur cette personnalité riche en contradictions, à l’image du clown qu’il habitait. «Il était chaleureux mais aussi autoritaire; affectueux mais aussi bagarreur; généreux mais parfois avare; bon bourgeois et farfelu en même temps», résume Raymond Naef.
Certains de ses gags, celui du piano qu’il rapproche de la chaise, notamment, sont passés à la légende. Ses talents de musicien maîtrisant quinze instruments et de compositeur de plus de 200 mélodies ont fait dire à Jacques Tati qu’il était un «excellent musicien déguisé en clown». Sans parler de ce plurilinguisme dont la région est si fière: il parlait six langues couramment.
Et il suffit de retourner au Paradisli, de revoir, ne serait-ce que quelques secondes, la bouille du clown pour se convaincre que son «rire du siècle» ne s’éteindra jamais. MG
Grock
Né à Loveresse en 1880 et mort en 1959 à Oneglia en Italie. A l’âge de 17 ans, l’insoumis Adrien Wettach est exilé en Hongrie par ses parents. Sous le pseudonyme de Grock, il triomphe au cirque puis au music-hall et fait rire l’Europe entière avant de trouver la consécration en Suisse aussi.
A voir
Bienne
Le Paradisli et le funi
L’ancien restaurant est fermé. Il reste une enseigne à l’effigie du clown… et le rêve! L’occasion d’emprunter le funiculaire qui jouxte cette belle maison de bois pour gagner Macolin, la Mecque des sportifs d’élite.
Frinvilier
Le Restaurant des Gorges
Une auberge sympathique, prélude à une promenade romantique tout au long des gorges du Taubenloch pour rallier le quartier biennois de Boujean.
www.desgorges.ch
032 358 11 75
Bienne
Le Musée Neuhaus
Un bijou de petit musée situé sur l’allée de marronniers du faubourg du Lac. Plusieurs expositions permanentes consacrées à l’histoire de la ville et à quelques-unes de ses personnalités, dont l’écrivain Robert Walser.
www.nmbiel.ch
032 328 70 30
Malleray
La tour de Moron
Une tour hélicoïdale de 30 mètres de hauteur portant la griffe de l’architecte tessinois Mario Botta. Réalisée par 700 apprentis maçons, elle culmine à 1360 mètres d’altitude et offre un panorama extraordinaire, des Vosges aux Alpes, au sud.
www.tourdemoron.ch
Bellelay
Le Musée de la Tête de Moine
L’occasion de redécouvrir comment ce fromage, qui a conquis le monde entier depuis l’invention de la girolle, se fabriquait à l’ancienne chez les moines de l’abbaye de Bellelay.
www.domaine-bellelay.ch
032 484 03 16
Reconvilier
Le monument controversé
Ah! Reconvilier, sa foire de Chaindon, sa fonderie, «son» inventeur de la Swatch (Jacques Müller) et «son» Grock, car c’est dans cette commune que travaillait le père comme horloger à la naissance de Charles Adrien. En 1983, elle lui a dédié un monument de bronze signé Claude Tièche. Une œuvre moderne immortalisant le rire du clown, mais très décriée par la population, qui l’a rebaptisée L’ouvre-boîte.
Sommaire:
Ce monde de Meret qui fascine les Bernois
Et si Lénine revenait à Zimmerwald?
Mani Matter, le penseur culte de Berne
La revanche de l’enfant maudit