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Deux tiers des Américains vivent dans une zone de non-droit

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Jeudi, 14 Août, 2014 - 05:52

Enquête. Paranoïaques, les Américains, depuis le 11 septembre 2001? Les Etats-Unis entretiennent désormais une sorte d’état d’urgence où la Constitution est bafouée chaque jour. Comme les immigrants clandestins, des millions de résidents sont ainsi les cibles d’une surveillance permanente.

Todd Miller

Menottée dans le dos, Shena Gutierrez attend dans la salle d’interrogatoire de Nogales, Arizona, quand l’agent de la Customs and Border Protection (CBP) ouvre le sac à main de la jeune femme et le vide par terre, à ses pieds. C’est une illustration crue du recul de la Déclaration des droits que vivent les régions frontalières américaines depuis le 11 septembre 2001. Le sac de Shena contenait toute sa vie: des photos de ses enfants, des documents, des cartes de visite et de crédit. Et des photos de son mari, Jose Gutierrez Guzman, que les agents de la CBP ont si brutalement battu en 2011 qu’il en a gardé des lésions cérébrales définitives.

«S’il vous plaît, arrêtez de marcher sur mes photos», supplie Shena, qui porte un T-shirt avec l’inscription «Stop Border Patrol Brutality». Ce jour-là, à son retour du Mexique, elle a été arrêtée à Nogales, un des points d’entrée vers les Etats-Unis. Elle ne doute pas que l’agent Gomez piétine le contenu de son sac en réponse à son T-shirt, preuve de son militantisme. Peut-être que ce qui dérange le plus Gomez, c’est la photo du mari de Shena à l’hôpital, qu’elle porte sérigraphiée sur son maillot: son crâne à demi enfoncé parce que les médecins ont dû lui retirer une partie de la boîte crânienne, des brûlures de taser sur la poitrine et les bras, une dent manquante et les deux yeux au beurre noir. On ne le voit pas sur la photo, mais deux agents de la Homeland Security (Département de la sécurité intérieure) lourdement armés l’encadrent à l’hôpital pour éviter que ne s’enfuie, dans son demi-coma, ce père de deux enfants, chanteur dans un groupe populaire de Los Angeles.

Les histoires comme celle de Jose Gutierrez Guzman sont de plus en plus banales aux Etats-Unis, qui procèdent désormais à des expulsions de masse. Bien qu’il ait grandi dans ce pays (sans papiers), il est né au Mexique. Après avoir reçu une convocation des Services de l’immigration, il est promptement arrêté et expulsé. Plus tard, des agents de la CBP l’ont attrapé à San Luis, Arizona, alors qu’il tente de rejoindre sa femme et ses enfants.

«Cessez de piétiner mes photos!» L’agent Gomez la regarde et dit: «Vous croyez que nous sommes comme ça, que nous commettons des abus.» Il se joue dans cette salle une scène post-11 septembre. L’enjeu, c’est les droits usuels proclamés pour protéger les Américains de fouilles, d’interrogatoires et d’arrestations arbitraires. De telles intrusions dans la vie des gens ont certes augmenté aux frontières après les attentats du 11 septembre mais, depuis, elles se sont étendues à l’intérieur du pays. Autrement dit, de telles intrusions qui, naguère, auraient été qualifiées d’anticonstitutionnelles se multiplient loin des frontières.

Ce qu’on appelle la frontière a été élargi à 100 miles à l’intérieur du pays, soit à 160 kilomètres, le long des 3200 kilomètres de frontière sud, des 6400 kilomètres de frontière nord et des deux côtes océaniques. Ainsi, cette région «frontalière» concerne les deux tiers de la population américaine, soit plus de 197 millions de personnes. L’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) l’appelle la Constitution-free zone, une zone où les droits constitutionnels ne s’appliquent pas. La «frontière» a dévoré des Etats entiers comme la Floride et le Maine, ou encore une bonne partie du Michigan.

Pleins pouvoirs

Sur ces vastes territoires, la Homeland Security peut ordonner des patrouilles disposant de larges pouvoirs extraconstitutionnels sous prétexte de sécurité nationale, de répression de l’immigration et de lutte contre la drogue. Ainsi, ses agents de la Border Patrol (patrouille douanière) peuvent instaurer des contrôles routiers et utiliser de puissants drones équipés de caméras et de radars. Ils ont encore le droit, sur une bande de 40 kilomètres à partir de la frontière, de pénétrer sans mandat dans toute propriété privée. Dans ces régions-là, la Homeland Security peut vous attendre en tout temps au coin de la rue.

«Les checkpoints de la Border Patrol et les patrouilles mobiles sont l’incarnation physique de la NSA, la National Security Agency, dit James Lyall, avocat de l’ACLU en Arizona. Cela inclut, pour ces agents fédéraux qui n’ont de comptes à rendre à personne, des rafles massives et la possibilité, sans le moindre soupçon d’actes illicites, de s’en prendre à d’innocents Américains.»

Avant d’être arrêtée et menottée sans autre forme de procès, Shena a raconté à des camarades militants l’histoire de son mari: onze agents de la CBP ont «maîtrisé», comme ils l’écrivent dans leur rapport, Jose Gutierrez Guzman, qui «frappait sa tête contre le sol», dans l’espoir sans doute que l’hôpital diagnostique un «traumatisme causé par des coups». Jose a été aussi visé à plusieurs reprises par un «système de contrôle électronique», soit un taser. Il a été battu si sévèrement que, trois ans plus tard, il souffre toujours de crises.

«Cessez de marcher sur mes photos!» s’écrie Shena une fois encore. L’agent Gomez se contente de demander: «Allez-vous nous rendre la vie difficile?»

Budget de 61 milliards de dollars

Quand Shena Gutierrez me raconte dans le détail sa mésaventure, y compris ses cinq heures de détention à la frontière, sa voix tremble d’une émotion née sans doute de ce que l’ancien fonctionnaire du Département d’Etat Peter Van Buren appelle dans un livre «l’ère postconstitutionnelle». Nous vivons en ce moment dans un temps où, comme il le dit, «le gouvernement aurait aussi bien pu donner un coup de canif à l’exemplaire original de la Constitution conservé aux Archives nationales, puis chiffonner le Quatrième amendement et le jeter à la poubelle». Le modèle de cette ère nouvelle, avec tous les abus qu’elle permet à l’autorité, se trouve dans cette zone frontière élargie à 160 kilomètres.

Cette zone a commencé à voir le jour grâce à une série de lois adoptées dans les années 40 et 50, quand la Border Patrol n’était qu’un embryon doté d’un budget minuscule et de 1100 agents. De nos jours, la CBP compte plus de 60 000 fonctionnaires. Selon le constitutionnaliste John Whitehead, le Département de la sécurité intérieure, créé en 2002, se bâtit impitoyablement «une armée en alerte sur le sol des Etats-Unis». Il dispose d’un budget de 61 milliards de dollars, emploie 240 000 personnes, déploie des unités de police militarisée, accumule des munitions, espionne les supposés activistes, construit des centres de détention. En uniforme, la CBP en est la composante la plus visible. Elle dispose de 280 navires, de 250 avions et de 1200 agents pour les piloter.

Sur la frontière, jamais on n’a vu autant de kilomètres de murs et de barrières, un tel éventail de caméras sophistiquées capables d’opérer même de nuit. Capteurs de mouvements, systèmes radars et autres drones livrent leurs informations à des centres de contrôle. Sur une profondeur de 160 kilomètres. Dans les années post-11 septembre, la frontière est aussi devenue le territoire où les fabricants d’armes proposent leurs équipements de guerre pour les missions de la Homeland Security. Le tout a créé une situation de champ de bataille, avec une machine à réprimer, incarcérer et expulser les personnes nées à l’étranger (ou qui ont une tête à être nées à l’étranger). Le dispositif évoque celui qui, durant la Seconde Guerre mondiale, a conduit les Japonais, pour la plupart naturalisés Américains, dans des camps d’internement, mais cette fois dans une mesure jamais vue. Bien sûr, une vague de plaintes pour abus physiques et verbaux de la part des agents de la Homeland Security a suivi.

Il résulte de tout cela un état d’exception de basse intensité qui fait des territoires frontières une zone mûre pour des expérimentations extraconstitutionnelles, une zone où non seulement des immigrants clandestins mais aussi des millions de résidents sont les cibles d’une surveillance permanente.

Une question de peau

La première chose que Cynthia demande à l’agent de la Border Patrol qui immobilise sa voiture est: «Puis-je avoir votre nom et votre matricule, s’il vous plaît?» Elle a été arrêtée à un checkpoint à 40 kilomètres au nord de la frontière mexicaine en rentrant chez elle, à Arivaca. L’agent avale sa salive et réplique: «C’est nous qui posons les questions, d’accord?» L’épisode donne lieu à un échange qu’elle a entièrement enregistré en vidéo. Comme bon nombre d’autochtones, elle n’en peut plus de ce checkpoint installé là depuis sept ans, entre son domicile et son dentiste ou son libraire. La Border Patrol a aussi arrêté et détenu l’ancien gouverneur de l’Arizona, Raul Castro, 96 ans, et l’a obligé à rester debout une demi-heure dans la fournaise parce qu’un chien avait détecté les radiations émises par son pacemaker.

Mais cela ne concerne pas que la frontière avec le Mexique. Au Vermont, les agents ont fait sortir de sa voiture l’ancien sénateur Patrick Leahy à un checkpoint situé à 200 kilomètres au sud de la frontière. Dans l’Etat de New York, on voit parfois des véhicules de la Border Patrol garés en face d’une laverie où les ouvriers agricoles (souvent sans papiers) nettoient leurs affaires. A Erie, en Pennsylvanie, les agents attendent à la gare routière ou ferroviaire les voyageurs arrivants. A Detroit, le simple fait d’attendre le bus à 4 heures du matin pour aller à la pêche est une «cause probable» pour être interrogé.

Ou alors ce n’est qu’une question de peau. Les procès-verbaux d’arrestations réalisées aux gares routière et ferroviaire de Rochester (NY) indiquent que, sur les 2776 personnes arrêtées entre 2005 et 2009, 71,2% étaient «de complexion moyenne» (Latinos ou Arabes) et 12,9% «de complexion noire». Seulement 0,9% étaient des blonds.

Shena Gutierrez, pour sa part, est retournée à Nogales avec deux militants pour déposer une plainte. La CBP l’a arrêtée et détenue des heures, elle a procédé à ce qu’elle décrit comme «une fouille corporelle invasive», y compris dans ses parties intimes, «pour voir si elle ne cachait pas de la drogue ou des documents». Elle m’a dit que, tandis qu’une agente la tripotait, elle repensait à ce que son mari avait subi: «Si cela arrive à un citoyen américain, imaginez ce qui peut arriver à une personne dépourvue de papiers!»

© The Nation
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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Rodolfo Gonzales / Keystone
EFE
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