Interview. L’ancien chef juridique de la CIA explique pourquoi il n’a pas voulu empêcher les interrogatoires brutaux contre les terroristes présumés d’al-Qaida.
Propos recueillis à Washington par Holger Stark
A quoi avez-vous pensé quand Barack Obama a fait récemment cette déclaration lapidaire: «Nous avons torturé quelques personnes»?
J’ai été choqué à l’idée que le président utilise un mot aussi banal que «personnes» pour décrire d’impitoyables meurtriers de citoyens américains. Le fait qu’il parle de «torture» ne m’a pas vraiment étonné, il l’avait déjà fait durant sa campagne électorale de 2008. Mais j’ai été surpris en bien quand il a mis en relief le fait que les gens qui ont développé ces techniques d’interrogatoire spéciales après le 11 septembre subissaient l’énorme pression de devoir protéger le pays durant cette crise nationale. Il les a même qualifiés de «patriotes».
Avant son élection, Barack Obama ne passait pas pour un pur et dur des questions sécuritaires. Comment se sont passés ses premiers contacts avec la CIA?
Au début de son mandat, chaque président américain a un briefing sur les principales opérations secrètes, tout comme ses conseillers à la sécurité. J’y étais. A l’exception des méthodes d’interrogatoire particulières, il a approuvé toutes les opérations et les a même généralement intensifiées. J’avoue avoir été là aussi surpris.
Et comment vous êtes-vous expliqué son changement d’attitude?
Quand Obama a pris possession de la Maison Blanche, il a vérifié le succès de nos opérations et, comme chaque nouveau président, il a constaté assez vite combien la CIA peut être précieuse. Elle rend compte directement au président et fait ce qu’il veut sans grande discussion publique. Elle se révèle ainsi un outil très pratique. Voyez l’opération contre Oussama Ben Laden au Pakistan: elle a été conduite par la CIA, pas par les militaires. Cela en dit beaucoup sur la confiance que le président manifeste envers elle. Lorsqu’il a été demandé de soumettre le programme de drones à l’armée, tout le monde s’est montré réticent. Pas uniquement Obama.
Après les attaques du 11 septembre 2001, la Maison Blanche a autorisé la CIA à «faire tout ce qui se révélera nécessaire». Vous étiez alors en poste: qu’est-ce que cela voulait dire exactement?
Cette formulation exprimait l’état d’esprit au lendemain des attentats. La priorité du peuple, pas seulement de la Maison Blanche, était de protéger notre pays. Nous nous retrouvions tous les jours à 17 heures dans la salle de conférences du directeur de la CIA, à Langley, et discutions de la situation. Environ 35 membres de la CIA étaient assis autour de la table: les responsables des opérations paramilitaires en Afghanistan, le Département des enquêtes financières, les experts en armes chimiques et biologiques. Chacun faisait son rapport chaque jour. Notre grande inquiétude était que, juste après le 11 septembre, de nouvelles attaques ne se produisent.
Quelques jours seulement après le 11 septembre, vous avez dressé une liste de possibles opérations secrètes. Qu’est-ce qui figurait sur cette liste?
La première liste, je l’ai déjà dressée le 11 septembre même, deux heures après les attentats. J’étais en état de choc et je pressentais qu’il y aurait des ripostes comme je n’en avais encore jamais vu dans ma carrière. Les opérations que j’ai listées mentionnaient des exécutions ciblées de gens d’al-Qaida. Et pas seulement ceux qui avaient réalisé les attaques du 11 septembre, mais ceux qui planifiaient de futures attaques. Or, cette liste comportait pour la première fois dans l’histoire de la CIA un programme d’arrestations et d’interrogatoires de hauts dirigeants d’al-Qaida.
Vous décririez-vous comme l’architecte du programme de détention secrète au cours duquel des membres présumés d’al-Qaida ont été enlevés et maltraités?
Je suis en tout cas l’architecte de ces programmes d’interrogatoire, même si l’idée initiale n’émane pas de moi. J’étais l’architecte juridique de cette liste et responsable d’obtenir l’approbation pour sa mise en œuvre.
Qui en a eu l’idée?
Les gens de notre centre antiterroriste. Un jour, ils étaient dans mon bureau et décrivaient leurs plans. Je n’avais encore jamais entendu parler du waterboarding (simulation de noyade qui fait suffoquer la victime). Bien des méthodes telles que le water-boarding et la privation de sommeil (séance au cours de laquelle on maintient éveillés les terroristes présumés sept jours sans interruption) me semblaient très dures, brutales. Sur la liste initiale figurait encore une méthode d’interrogatoire que je décrirais comme encore plus dure, mais elle n’a jamais été utilisée.
Quelle méthode?
Je ne peux en parler, cela reste secret.
Chez nous, on considère les méthodes d’interrogatoire du genre waterboarding comme de la torture. Pas chez vous?
Jusqu’alors, je ne m’étais jamais penché sur la Convention contre la torture. J’ignorais où étaient les limites.
Mais vous avez approuvé ces méthodes.
Ce n’était pas simple. J’étais le chef juridique de la CIA, je m’étais forgé une réputation. Lorsque la liste m’a été présentée, ce n’était rien de plus qu’une idée dont nul n’avait connaissance hors de la CIA. Je suis convaincu que j’aurais pu arrêter cela si j’avais jugé juste de le faire. J’ai été à la CIA assez longtemps pour savoir quand une activité met le service en difficulté. On devinait que ces méthodes allaient nous valoir des problèmes.
Pourquoi n’avez-vous rien empêché?
Début 2002, nous venions d’arrêter, en la personne d’Abou Zoubeida, le premier membre de haut rang d’al-Qaida. Il se trouvait dans une prison secrète nouvellement construite et nos experts étaient convaincus qu’une seconde attaque était au programme. Si quelqu’un en savait quelque chose, c’était bien Abou Zoubeida.
Et comment avez-vous alors pris votre décision?
Ce jour-là, j’ai pris un cigare, quitté mon bureau et je suis allé à l’air libre pour réfléchir. Je me jouais le scénario d’empêcher ces techniques si brutales. Et je m’imaginais qu’il y aurait de nouvelles attaques terroristes et qu’Abou Zoubeida dirait ensuite avec un malin plaisir à ses geôliers: «Oui, je savais tout ça, mais vous n’avez pas pu me faire parler.» Des centaines, peut-être des milliers d’Américains seraient morts et on aurait su que la CIA avait rejeté ces méthodes d’interrogatoire sous prétexte qu’elles étaient trop risquées. Et j’aurais été le type qui avait décidé cela. Je ne pouvais pas vivre avec cette idée. C’est pourquoi j’ai demandé au Ministère de la justice d’estimer si les méthodes d’interrogatoire prévues étaient en infraction avec les directives contre la torture. Si le ministère avait dit que c’était de la torture, j’aurais assumé cette décision avec lui.
Vous êtes coresponsable d’un programme qui a été considéré dans le monde comme de la torture. Vous en rendiez-vous compte à l’époque?
Oui, je savais que, dans tous les cas, ce ne serait pas bon pour la CIA. Mais nous pensions davantage aux critiques qui pleuvraient si ces méthodes n’étaient pas couronnées de succès. Du genre: «Pourquoi n’avez-vous pas été plus agressifs?»
Un Etat démocratique peut-il aller encore plus loin que ce que la CIA a fait? Seriez-vous allé plus loin?
C’est une question intéressante que personne ne m’a posée jusqu’ici. Suivant les circonstances et l’état d’esprit dominant, je crois qu’il y avait une grande probabilité que nous eussions recouru à des méthodes encore plus agressives.
Regrettez-vous vos décisions?
J’y ai beaucoup réfléchi. Nous avons atteint deux objectifs avec ce programme: il n’y a pas eu de deuxième grande attaque sur sol américain et Oussama Ben Laden a été abattu. Aujourd’hui, douze ans plus tard, il est tentant de dire que nous aurions obtenu tout cela sans ces méthodes d’interrogatoire; que ces dommages à l’image des Etats-Unis n’auraient pas été nécessaires. Sincèrement, je ne peux pas dire que je prendrais une autre décision.
Au programme figuraient aussi les prisons secrètes de la CIA.
Nous étions en terre inconnue. Où devions-nous construire ces prisons? Sûrement pas aux Etats-Unis. Notre première idée était d’utiliser notre base militaire de Guantánamo, à Cuba, mais le secrétaire d’Etat à la Défense, Donald Rumsfeld, a refusé. Je me souviens de réunions à l’aube, peu après le 11 septembre, où nous réfléchissions à des navires-prisons qui resteraient toujours en mer. Une autre idée consistait à utiliser une île privée dans un coin reculé de la planète.
Pourquoi avez-vous finalement opté pour des prisons secrètes dans les pays de l’Est?
Je n’ai pas le droit d’en parler. La localisation de ces prisons est l’un des derniers secrets du programme. Mais je peux vous dire que, durant les huit années où nous avons entretenu ces prisons, nous les avons changées de lieu pour des raisons de sécurité.
La directive par laquelle George W. Bush a autorisé les exécutions ciblées de terroristes présumés est unique, par son caractère agressif, dans l’histoire de la CIA.
Elle émane de votre plume.
Elle a été signée quelques jours après le 11 septembre et, que je sache, elle est toujours en vigueur.
Dans votre livre, vous décrivez la vie quotidienne du service secret comme une «danse avec le Diable». Que voulez-vous dire par là?
La question clé pour tout service secret est de savoir jusqu’où il peut aller pour protéger une société démocratique. A quel point la CIA peut-elle collaborer avec des individus douteux? Qu’a-t-elle le droit ou pas le droit de faire?
© DER SPIEGEL traduction
et adaptation gian pozzy
John Rizzo
Cet homme de 66 ans était, après le 11 septembre, le responsable des fameuses enhanced interrogation techniques, techniques d’interrogatoire améliorées, utilisées sous l’administration Bush. Il a travaillé pour la CIA de 1976 à 2009, en dernier lieu comme chef juriste. Il a consigné ses souvenirs au sein du service secret dans un livre, Company Man (Scribner, New York, 336 p., 28 dollars).