Trajectoire. Ex-directeur des opérations internationales du CICR, le Genevois de 48 ans est à la tête de l’agence onusienne s’occupant des réfugiés palestiniens. Son témoignage sur le drame de Gaza.
Avec son sigle à rallonge et sa prononciation impossible, l’UNRWA, agence onusienne, renseigne peu sur la mission qui est la sienne: porter assistance aux réfugiés palestiniens. Alors qu’un cessez-le-feu encore fragile plane sur la bande de Gaza et Israël, le sort des Palestiniens, en particulier dans l’enclave bombardée par l’armée israélienne pendant un mois, est l’une des grandes causes humanitaires du moment, avec celle des chrétiens et des yézidis d’Irak persécutés par les combattants de l’Etat islamique.
Créée en 1949 au lendemain de la première guerre israélo-arabe, l’UNRWA (en français, l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) est aujourd’hui une dame de 65 ans dotée d’une nombreuse descendance: 5 millions de réfugiés de toutes les générations, répartis au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Son budget s’élevait en 2013 à environ 1,2 milliard de dollars.
Entré en fonctions au mois d’avril, c’est un Suisse, Pierre Krähenbühl, qui a la charge de ces 5 millions de personnes. L’agence qu’il dirige prodigue l’éducation aux enfants, des formations aux plus grands, des soins, la nourriture si besoin. «L’UNRWA, c’est l’équivalent de la population de la Norvège, gérée par 30 000 employés, mais qui n’a ni pétrole ni la possibilité de collecter l’impôt», brosse d’une formule un brin osée le nouveau commissaire général, son titre officiel, choisi à ce poste par le secrétaire général des Nations Unies en personne, le Sud-Coréen Ban Ki-moon, au terme d’un appel à candidatures lancé l’an dernier.
Ce Genevois de 48 ans fut auparavant et durant douze ans le directeur des opérations internationales du Comité international de la Croix-Rouge. Il n’est donc pas issu du sérail onusien, et notamment du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, contrairement à son prédécesseur. L’hypermachine new-yorkaise aura peut-être estimé qu’un peu de discipline et de pragmatisme helvétiques ferait le plus grand bien à l’agence proche-orientale, dont les effectifs ont tendance à gonfler: 98% des employés de l’UNRWA sont eux-mêmes des réfugiés, ce qui contribue fortement à l’économie locale à Gaza, où près de la moitié des habitants est sans travail, pour beaucoup en raison du blocus imposé depuis huit ans par Israël.
L’homme de la situation
Mais une guerre «asymétrique» – la troisième du genre en six ans, au même endroit avec les mêmes protagonistes, Israël et les différents groupes armés de Gaza où le parti islamiste Hamas exerce le pouvoir politique – semble devoir s’achever. Le nombre de morts que ce conflit a causé chez les Palestiniens, près de 2000, dont 447 enfants ou adolescents selon un bilan fourni par l’ONU, soulève dans l’immédiat d’autres urgences que celles des réformes d’appareil. «Nous avons besoin d’une aide exceptionnelle de 187 millions de dollars», indique à L’Hebdo le commissaire général, joint le vendredi 8 août par téléphone.
Tout de suite après le gouvernement gazaoui, ou tout juste avant lui, Pierre Krähenbühl est à Gaza l’homme de la situation, celui, principalement, de la survie qui s’organise et qui passe par le ravitaillement en eau, en nourriture, en produits d’hygiène, des problèmes sanitaires étant apparus, notamment d’ordre dermatologique. D’une surface moins grande que le canton de Genève, la bande de Gaza a cette particularité d’être un vaste camp de réfugiés palestiniens à elle toute seule, résultat des migrations ayant suivi les guerres israélo-arabes de 1948 et 1967. Elle en abrite 1,2 million pour une population totale de 1,8 million d’habitants. Dans cette phase d’urgence absolue, l’UNRWA y déploie 12 500 collaborateurs, hommes et femmes.
Quatre cent mille déplacés
Les quatre semaines de conflit ont provoqué le déplacement de plus de 400 000 Gazaouis à l’intérieur même de l’étroit territoire, toute issue vers l’Egypte ou Israël étant impossible. «Parmi eux, 270 000, au plus fort de la crise, ont trouvé refuge dans 90 écoles gérées par l’UNRWA, soit 2700 à 3000 personnes par école et 80 à 85 personnes par salle de classe», explique le commissaire général, comme effrayé par les chiffres qu’il livre. Ce sont les bombardements meurtriers de Tsahal sur deux d’entre elles, ou «juste devant» dans un cas, à Jabalia d’abord puis à Rafah, alors que des civils y avaient trouvé refuge, qui ont amené Pierre Krähenbühl sur un terrain qui vaudra peut-être à Israël des poursuites pour crimes de guerre.
Des poursuites que souhaitent certaines associations ou organisations, le commissaire général de l’UNRWA se cantonnant toutefois à son domaine, en l’occurrence celui des déclarations publiques. «L’armée israélienne savait parfaitement que ces structures accueillaient des déplacés, dit-il. Dans le cas de Jabalia, nous l’en avions informée 17 fois; dans le cas de Rafah, 33 fois, y compris une heure avant que l’école ne soit touchée.»
Pierre Krähenbühl constate et rend compte. Il se garde bien d’établir une «intention» d’Israël dans la mort de civils palestiniens. Ce n’est pas là son rôle, lui qui entretient des rapports bilatéraux, d’une part avec l’Autorité palestinienne à Ramallah (de manière plus informelle avec le Hamas à Gaza, comprend-on), d’autre part, côté israélien, avec le Ministère des affaires étrangères. Son mandat a beau le placer aux côtés des Palestiniens, il ne tait pas ce qui ne peut être tu: «A trois reprises, nous avons trouvé des armes dans des écoles vides de l’UNRWA, entreposées là par des groupes armés, j’ignore lesquels.» Il précise et insiste: «Ce ne sont pas ces écoles-là qui ont été touchées par des tirs, celles qui l’ont été et dans lesquelles il y avait des déplacés devaient absolument être protégées.»
Question identitaire non résolue
Pierre Krähenbühl s’est rendu à deux reprises dans la bande de Gaza durant le dernier conflit. «Des destructions et des victimes se sont ajoutées à une situation qui était déjà intenable, comme je m’en étais aperçu peu après ma prise de fonctions. La levée du blocus semble nécessaire pour permettre le développement» de l’enclave palestinienne. Le commissaire général n’ignore pas les critiques visant son agence, la principale étant que l’UNRWA entretiendrait artificiellement depuis des décennies chez les réfugiés palestiniens une identité magnifiée, qui empêcherait les personnes concernées de faire le deuil de leur vieille appartenance. A cela, Pierre Krähenbühl répond: «Ce qui me frappe, chez les Palestiniens, ce ne sont pas tant les questions d’affiliation religieuse, c’est cette question identitaire non résolue. Les Palestiniens ont une identité forte, mais elle n’est pas aboutie dans le cadre de frontières ou d’un Etat.»
Plus les années passent, plus la résolution du conflit israélo-palestinien semble se rapprocher de l’impossible. Pierre Krähenbühl rapporte ce qu’un habitant de Gaza lui a confié: «Moi, je suis un homme bon, m’a dit cet homme, avant d’ajouter: mes enfants ne sont pas aussi bons que moi. Vous savez, j’ai 54 ans, j’ai commercé toute ma vie avec les Israéliens, j’ai beaucoup appris à leur contact en termes de responsabilités, de management, je comprends même leurs peurs et leurs craintes, mais vous devez savoir que nos enfants ne connaissent pas d’Israéliens, n’en ont jamais vu, ne savent pas à quoi ils ressemblent, ce qu’ils pensent. La seule chose qu’ils connaissent d’eux, c’est le blocus et l’arrivée de l’armée quand il y a des opérations militaires.»
Père de trois adolescents accomplissant leur scolarité en Suisse – «qui me rejoindront peut-être, mais pas tout de suite» –, marié à une Afghane qui développe des projets d’écoles et de cliniques dans son pays d’origine, où il a lui-même résidé en mission en 1994, lors d’une période les plus dures de l’histoire afghane récente, Pierre Krähenbühl avait dans sa jeunesse hésité entre la réalisation de documentaires et l’engagement humanitaire, entre l’observation du monde et l’action de terrain. Il a choisi l’action. En «rempilant», après le CICR, sur un théâtre mouvementé, chargé, celui-ci, de tous les symboles religieux, empli de toutes les déflagrations, il est servi.
Pierre Krähenbühl
Né en 1966 à Genève, diplomé de l’Institut de hautes études internationales et du développement, études en film documentaitre et photographie à Londres. Il a été directeur des opérations internationales du CICR pendant douze ans. Fin 2014, il rejoint l’ONU comme commissaire général de l’UNRWA.