Enquête. Samedi 5 juillet dans la nuit, une passante a été violée sur l’esplanade lausannoise. Le lieu idyllique a mauvaise réputation. Les riverains en ont ras-le-bol, tandis que les autorités vivent avec. Biopsie d’une gangrène contemporaine.
Avec Montbenon, cette carte postale de rêve au cœur de Lausanne, c’est un peu comme avec la famille Kennedy: à chaque nouveau drame, la presse a envie de titrer «La malédiction». Ce large périmètre abritant une bâtisse fédérale néo-Renaissance (le tribunal d’arrondissement où l’on divorce, notamment), une statue de Guillaume Tell, la Cinémathèque suisse dans un ancien casino festif, un sushi très sélect, un amphithéâtre de verdure, des pelouses sur niveaux, des jardins et un parking sous-terrain, ce territoire, donc, s’est vu «maudit» plusieurs fois ces dernières années. Coup mortel à sa réputation en 2009, lorsqu’un requérant d’asile y est poignardé à mort. Qu’un étudiant américain y est passé à tabac quelques jours plus tard. Il y eut aussi quelques suicides et des policiers frappés par de jeunes adultes alcoolisés à la vodka.
Cette situation n’est en rien une malédiction ou un mauvais coup du sort. Montbenon est un endroit connu pour faire peur, où règne «un sentiment d’insécurité». C’est un parc que l’on traverse le soir en se méfiant, en serrant son sac sous le bras, en accélérant le pas. Le jour, on peut y respirer des effluves de marijuana quand on joue avec son bambin dans l’herbe, y croiser des pitbulls tirant des paumés à capuche quand on récupère sa voiture, y voir des vendeurs de drogue à casquette «NY» à l’heure du pique-nique et des requérants d’asile déboutés dormant sous les arbres. La nuit, c’est autre chose. C’est Lausanne en 2014, sa vente de drogues dures, de stimulants sexuels, son alcool en plein air, à foison, à déraison, à dérailler. Dans la nuit du vendredi 4 au samedi 5 juillet, à 3 heures du matin, Montbenon a montré sa violence.
Cette nuit-là, une femme a été violée. Elle n’a pas porté plainte à la police, un réflexe commun à beaucoup de femmes agressées sexuellement pour des raisons que les psys connaissent, allant de la peur du procès au besoin de protection psychologique. Elle s’est présentée au CHUV pour recevoir des soins. Elle aura les résultats du test HIV le 5 octobre. Elle a été préventivement mise sous traitement antirétroviral. Tous les prélèvements ont été effectués et conservés. Elle a ainsi un an pour disposer de ses preuves (ADN, etc.). Cette femme de 40 ans s’est confiée à L’Hebdo. Cette nuit-là, alors qu’elle traversait à pied l’esplanade pour rentrer à la maison, elle est attrapée par-derrière par un homme à capuche. Elle n’a pu s’échapper. Il y a des substances qui décuplent la force. Il avait plu très fort ce soir-là, orages et rafales à décorner des bœufs, et il y avait matchs à la télé, quarts de finale de la Coupe du monde. Les gens sont restés chez eux. Montbenon sous la pluie est toujours calme. Même les dealers ouest-africains se barrent. Elle est rentrée chez elle. Elle a parlé à ses amis journalistes. Que se passe-t-il à Montbenon, sous le regard des lions de pierre, des blasons confédéraux, de la justice? Qui fait la loi dans ce parc cossu du centre-ville, dans le pays le plus riche du monde, le wonderland du PIB? Comment peut-on être violée à deux minutes à pied du Lausanne Palace?
Tel-Aviv moins effrayant
Justement. Jean-Jacques Gauer, directeur de l’établissement, rentre de trois jours à Tel-Aviv. C’était au début des hostilités, les roquettes du Hamas menaçaient la grande ville d’Israël. Il dit avoir eu moins peur dans les rues là-bas, dans ce pays où «le danger est pourtant dix fois pire», qu’à Montbenon la nuit. Ce n’est pas qu’une ironie de riche, une exagération de nanti. Au Lausanne Palace, on n’effraie pas les clients, «on ne va pas crier au loup», mais «lorsqu’une dame veut promener son chien à 23 h 30, un de nos chasseurs l’accompagne». Des collaborateurs du Palace sont garés sur les places de parc extérieures ou dans le parking. «Il y a des craintes. Ils se font suivre, tombent sur des attroupements, des gens passés à tabac régulièrement, des dames dont le sac est arraché. C’est un problème qui dure et qui n’est pas résolu.»
Anaïs* travaille au Palace depuis trois ans et demi. Elle a peur le soir, à 23 heures, quand elle doit récupérer sa voiture ou accompagner une amie vers la sienne. Un homme, une fois, était installé au volant de leur voiture, toutes portes ouvertes. Anaïs, Française de 30 ans, n’est pas froussarde, n’a pas sa langue dans sa poche. Mais elle appréhende les attroupements de dix à quinze hommes, installés dans le parking de Montbenon (sur cinq niveaux), pour se soûler les soirs de week-end, «dès le jeudi». Un nouveau rituel des Lausannois qui n’ont pas les moyens de s’alcooliser dans des boîtes ou des bars. «Montbenon, coupe-gorge? On peut le dire, assure la jeune femme. J’ai vu la situation se dégrader.»
Le gérant du restaurant japonais Myo Sushi Bar, au bord de la pelouse, s’appelle Romain Foissey. Ce Français de 31 ans, né à Vittel, a fait ses classes dans le sud de la France, en Irlande, à Verbier. Il n’a pas peur, mais connaît par cœur les raisons de l’insécurité. Pour L’Hebdo, il fait «le tour du propriétaire», montre tous les recoins du parc, les portes louches, les endroits craignos, les zones d’ombre. «Il se passe plein de petits événements le soir, la nuit. Mes clients peuvent avoir peur. Il m’arrive d’en accompagner certains jusqu’à l’entrée du parking. J’ai dû appeler la police pour faire évacuer des inconnus ivres morts sur ma terrasse. Et il y a eu ce gars avec un couteau dans la main, parti se réfugier dans la cuisine, poursuivi par la police…»
Dans l’immeuble voisin, Robert* a moins d’humour. Retraité, il vit ici depuis 1997. Son «paradis» est perdu. Sa limite à l’insupportable? «Quand une femme hurle, j’appelle la police.» Dix appels, déjà. «Les dealers africains se battent souvent et ils hurlent. Ces gens-là ne peuvent pas parler normalement, ils hurlent.» Alors Robert a installé la climatisation dans sa chambre, pour pouvoir «dormir fenêtre fermée». Car l’été est la pire saison du vacarme. Il part aussi dans sa maison de vacances. Il n’oubliera pas «les deux petits Noirs qui ont escaladé la façade et volé mon coffre-fort. La politique du déni est très dangereuse, professe-t-il. Ensuite, c’est milices privées et extrémisme.»
En patrouille avec la police
Déni il n’y a pas. L’Hebdo a patrouillé avec la police, deux hommes à pied, dans la nuit du samedi 19 au dimanche 20 juillet. Ces rondes ont lieu chaque week-end, dès le vendredi. Des hommes en voiture ou à moto passent également à Montbenon. Pour l’état-major lausannois, le lieu «n’est pas une place ultrasensible» mais fait l’objet d’attention, de «passages réguliers». Le capitaine Stéphane Dumoulin, chef des opérations, énumère les «phénomènes» identifiés à Montbenon qui nourrissent ce «sentiment d’insécurité»: points de fixation de jeunes ou de moins jeunes, consommation d’alcool et de drogues douces, bruits, chants, requérants déboutés dormant au sud du parc, suicides, incivilités l’hiver dans le parking (dispositions prises avec le gérant).
En revanche, aucun problème de mœurs ou «phénomène» de viol. Son collègue, le capitaine Jean-Luc Gremaud, chef de la police judiciaire, spécialiste de la criminalité, insiste: «Il n’y a aucune raison de mettre un focus particulier sur Montbenon.» Mais il n’exclut pas le «chiffre noir»: ce qui se passe mais qu’on ne sait pas. Un viol non enregistré, par exemple.
En 2013, Lausanne était la ville avec le taux de criminalité le plus élevé de Suisse. Les délits liés au patrimoine constituent la grande majorité des infractions (77% du total des délits au code pénal) et la moitié de ces cas sont des vols. De leur côté, les infractions liées à la vie et à l’intégrité corporelle ont connu une baisse de 7,3%. «Aujourd’hui, on peut de nouveau se promener en journée, comme il y a quatre ans, assure le capitaine Gremaud. La vague du printemps arabe est passée. Et Montbenon est dans la normalité.» C’est bien là que se situe le malaise, dans cette nouvelle normalité installée, cette normalité mondialisée, cette débauche d’alcool, de drogues, d’incivilités, de dégradations du bien public, de désœuvrement et de mendicité affichés. Ce malaise de civilisation qui génère de la peur. Lausanne a changé? Eh bien, dansez maintenant!
«Une catastrophe»
Le municipal Oscar Tosato, qui s’exprime en l’absence estivale de son collègue de la sécurité Grégoire Junod, mesure le phénomène. Pour lui, comme pour la police, «il n’y a pas d’insécurité à Montbenon ou ailleurs. Mais un phénomène de société, une catastrophe» qu’il faut pallier par la sensibilisation et la prévention. «Personne n’a jamais été dérangé à la Riponne par les drogués. Mais, le matin, les services de la voirie doivent être passés. Comme dans tous les centres urbains d’Europe mondialisés, notre société de loisirs, en perte de sens, fait un recours maximum aux psychotropes.» Et Oscar Tosato d’appeler la population à lutter en «s’appropriant ces endroits, en les investissant en permanence. On ne doit pas baisser la garde, c’est notre responsabilité citoyenne.»
Une place de jeux est prévue à Montbenon. En fin d’année, la Brasserie de Montbenon ouvrira dans le casino. Lancé par l’équipe du Café Saint Pierre et du Café de Grancy, le projet a remporté le concours de la Ville de Lausanne. Celui de faire vivre l’endroit, de rendre le casino aux Lausannois. Renaud Meichtry, copartenaire de la brasserie: «Beaucoup de gens attendent que ça revive.» Les dealers ont du souci à se faire.
* Nom connu de la rédaction