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Obésité

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Jeudi, 21 Août, 2014 - 05:53

Rencontre. La romancière Lionel Shriver met en scène notre rapport morbide et angoissé à la nourriture. Sa dernière œuvre, «Big Brother», plaide pour plus d’innocence et de plaisir.

Aucune époque avant la nôtre n’a autant culpabilisé à cause de son alimentation. Entre orthorexie (obsession de la nourriture saine) et malbouffe, nous avons perdu le plaisir spontané de la bonne chère. La romancière américaine Lionel Shriver nous aide à penser notre rapport névrotique à notre assiette et à nos kilos. Cela fait onze ans que cette auteure, née en Caroline du Nord en 1957, s’est imposée avec Il faut qu’on parle de Kevin, traduit chez Belfond puis adapté au cinéma. Une mère cherchait à comprendre pourquoi son fils avait ouvert le feu sur ses camarades de classe, tuant neuf personnes. Shriver excelle à saisir les phénomènes de société et à leur donner du sens par la fiction. C’est ce qu’elle fait avec Big Brother, dans lequel on retrouve son mordant, son sens critique aiguisé, l’émotion et l’humour qui ont fait son style. L’auteure s’inspire du combat de son frère contre l’obésité, qui entraînera sa mort en 2009. Comme souvent chez elle, le cadre familial se révèle toxique mais aussi révélateur du fonctionnement de toute une société.

Le monde que vous dépeignez glisse vers l’infantilisation. Certains deviennent comme des bébés, incapables de se nourrir sans tomber dans l’excès. Avons-nous besoin d’être «assistés»?

Big Brother émet l’hypothèse que notre rapport à la nourriture, en effet, devient infantile. Cela dit, beaucoup de bébés mangent lorsqu’ils ont faim, et arrêtent de manger lorsqu’ils sont repus! Ils font preuve d’un rapport sain, direct à la nourriture, qu’ils n’expérimenteront peut-être plus par la suite. Devenus plus âgés, nous attendons de la nourriture des gratifications qui n’ont rien à voir avec le fait de simplement se sustenter. Nous attendons trop de la nourriture. Particulièrement à notre époque, de nouvelles angoisses se sont fixées sur l’alimentation. Est-ce que les produits que nous consommons sont cancérigènes? Est-ce qu’ils contiennent des graisses hydrogénées? Trop de sucre ou de sel? Pas assez de fibres? Est-ce que nous consommons local et durable? Et surtout: est-ce que le contenu de mon frigo va me faire grossir? Etre dans le rôle de l’adulte, lorsque nous sommes au régime, est épuisant. Une dose d’innocence enfantine («Je suis affamé» ou «Ce plat n’est pas bon») nous ferait le plus grand bien. Comme la narratrice de mon livre, Pandora, je me demande à quoi bon découvrir le boson de Higgs si nous avons oublié comment manger…

Notre rapport à la nourriture tel que vous le représentez n’a plus rien de joyeux. Votre «Big Brother», c’est un anti-«Gargantua». L’appétit est devenu morbide…

Une tension s’est installée, on le remarque clairement à la télévision, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. On peut voir un grand nombre de programmes sur la cuisine tels que Masterchef. Ou alors des chaînes du câble entièrement consacrées à ce sujet. En parallèle, on trouve tout autant d’émissions voyeuristes sur les personnes en surpoids, qui mettent en scène des compétitions de régimes. Ce sont les deux faces d’une même obsession. Je suis convaincue que le voyeurisme s’est déplacé du sexe à la nourriture. La sexualité est devenue ennuyeuse, puisque tout y est permis. Le vrai tabou, aujourd’hui, ce sont les cupcakes.

Quelle est votre réaction devant une personne obèse?

La sympathie.

On remarque que vous avez tenu à rapprocher le lecteur de vos héros. Ce ne sont pas des bêtes curieuses, au contraire…

C’est pour cette raison que j’ai choisi le personnage de Pandora comme narratrice. Elle n’est pas du genre à se lancer dans des tirades sur la malbouffe ou à émettre des hypothèses sur une conspiration des multinationales agroalimentaires. C’est quelqu’un de modeste, d’humble, de simple, des qualités généralement associées avec ce qu’on appelle le «grenier» de l’Amérique, à savoir le Midwest, particulièrement le Kansas et ses champs céréaliers. Et elle a elle-même pris quelques kilos, ce qui la rend moins «jugeante» par rapport à son frère. C’était important que le lecteur puisse sympathiser avec elle.

Votre titre fait référence au livre d’Orwell, «1984». Le bien manger devient un nouveau totalitarisme dans notre quotidien?

Mon titre n’est pas une allusion à Orwell. Au contraire, je reviens au sens premier de «grand frère». Bien sûr, big peut aussi signifier gros. C’était irrésistible de l’utiliser pour ce roman, qui parle d’un frère aîné engraissant de manière inexplicable… Le titre s’est imposé d’emblée.

Lorsque Pandora décide d’aider son frère Edison à faire un régime drastique, ils deviennent tous deux des ayatollahs de la nourriture saine. Une relation de dépendance s’instaure, qui paraît bien plus dangereuse qu’une tonne de pancakes au chocolat…

La relation entre un frère et une sœur peut créer une petite tension érotique. Je voulais exprimer ce lien, sans aller jusqu’à l’inceste. Car les histoires d’inceste m’ennuient, surtout la façon dont certains romanciers capitalisent dessus pour créer des effets de «grande révélation». Je ne voulais pas aller dans ce sens, qui aurait été banal. En revanche, je trouvais qu’un courant sexuel souterrain subtil pouvait être intéressant. Il n’y a qu’à voir comme le mari de Pandora est jaloux du rapport qu’elle entretient avec son frère…

Est-ce qu’on se sent coupable lorsqu’on compte une personne obèse dans sa famille?

Certainement pas. Vous n’êtes pas responsable du poids de vos proches. L’exception? Il y a des familles entières d’obèses où on constate clairement un phénomène de codépendance. Des parents en surpoids nourrissent à l’excès leurs enfants pour pouvoir se déculpabiliser de leur propre obésité.

Pendant leur régime insensé, Pandora et son frère achètent une télévision. Une façon pour vous de rappeler que nos problèmes alimentaires sont liés à un mode de vie, à l’isolement social?

Je ne jette pas la pierre sur le petit écran, qui n’est pas responsable de l’obésité. Ils achètent une télé parce que, une fois que vous arrêtez de manger et que vous renoncez à toutes les activités qui en découlent (faire les courses, cuisiner, mettre la table, faire la vaisselle ou chercher l’adresse d’un bon restaurant et s’y rendre), le temps devient horriblement long. Si j’étais assujettie à une longue diète liquide, je m’assurerais également de posséder une télévision.

Adoptez-vous un régime spécial lorsque vous écrivez?

Je ne mange pas lorsque j’écris mais, pour rendre mes matinées plus énergiques, je les stimule avec un grand café. Je mange de tout, mais j’avoue une faiblesse pour les piments. Cela dit, je me sentais affamée en écrivant Big Brother. Surtout pendant la seconde partie, lorsque mes malheureux personnages ne vivent plus que de maigres boissons protéinées. Il m’arrivait de me retrouver dans ma cuisine, devant mon réfrigérateur, alors que j’étais supposée écrire le chapitre 13.

Si votre frère avait pu lire ce livre, quelle aurait été sa réaction?

J’espère qu’il l’aurait apprécié. J’ai conçu ce roman comme un hommage. Même si mon vrai frère était une personne si complexe, si remarquable qu’il ne pourrait pas être résumé par ce livre.

«Big Brother», de Lionel Shriver. Belfond, 434 p.

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Eva Vermandel
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