Zoom. «A livre ouvert», la nouvelle série de la RTS, est signée Stéphanie Chuat et Véronique Reymond. Culottées, bosseuses, talentueuses, les réalisatrices de «La petite chambre» carburent à la polyvalence.
Le décor est planté dès les premières images avec poésie et autorité: A livre ouvert, la série romande de la rentrée 2014, se passe à Lausanne et ça vaut bien Miami. Au centre de l’histoire, il y a Michèle, la nouvelle directrice d’une bibliothèque de quartier, qui jongle, dès le premier épisode, avec un rutilant lot de casseroles laissé par son prédécesseur. Michèle – incarnée par Isabelle Gélinas – est enthousiaste et maladroite. «Elle a plein d’idées mais souffre du syndrome de l’imposteur. Elle est en quête de reconnaissance et d’identité», explique la coscénariste et coréalisatrice, Véronique Reymond.
Et son adversaire? Oui, parce que, dans une bonne série TV, le personnage principal doit se heurter: 1. à un problème intérieur, si possible moral, dont il n’est pas lui-même conscient; 2. à un adversaire extérieur. Edouard (François Morel), le directeur en partance, un poltron poivre et sel marié à une bourgeoise tête à claques (Regina, Hélène Alexandridis), a le profil idoine. Outre qu’il laisse une comptabilité louche, il est petitement macho avec sa maîtresse Christiane (Véronique Reymond), l’adorable bibliothécaire habitée par tous les romans du monde. Mais est-il le véritable ennemi de Michèle? «Vous pensez bien qu’on ne va pas vous le dire, rigole Stéphanie Chuat, l’autre scénariste et réalisatrice d’A livre ouvert. Ce qui est sûr, c’est que tous les personnages se révèlent plus complexes qu’ils n’en ont l’air au départ. Même les méchants doivent avoir une humanité.»
On est dans la cuisine de Stéphanie Chuat – table en bois et carreaux vintage – au quatrième sans ascenseur, dans les hauts de Lausanne. La même pièce où les deux complices ont conçu, il y a cinq ans, La petite chambre, premier long métrage magistral qui a concouru pour l’oscar du meilleur film étranger. On est dans la cuisine et on cause recettes de séries télé. «Il faut procéder par couches, poursuit la maîtresse des lieux d’un air gourmand. Il y a l’intrigue principale qui court sur l’ensemble des épisodes, et des intrigues secondaires qui prennent tour à tour le dessus, pour créer du souffle.» Les épisodes bouclés comme dans Columbo, consommables dans n’importe quel ordre, c’est fini: «Depuis quelques années, on revient aux origines, celles du feuilleton qui s’arrête juste au moment crucial.» Et ce n’est pas parce que A livre ouvert est une comédie de caractère et non un film d’action qu’il faut relâcher ses efforts: la préparation doit être addictive, c’est impératif.
Le théâtre mène à tout
Elles parlent, les deux superquadras, et vous expliquent l’affaire avec l’assurance du maître-queux. La vérité est qu’elles en sont à leur coup d’essai. Mieux : il y a quatre ans à peine, Véronique Reymond n’avait jamais regardé une série, Stéphanie Chuat connaissait trois ou quatre incontournables comme Desperate Housewives ou Six Feet Under. Ce n’était pas leur univers, à ces deux femmes de théâtre, qui ont commencé par se voir clownesses par admiration pour Howard Buten. Et qui ont marqué la scène romande avec quelques perles comme leur adaptation de Lignes de faille de Nancy Huston. De fil en aiguille, elles ont fait des films – dont un beau documentaire sur Howard Buten, justement. Et, prises au jeu de la polyvalence créative, ont décidé, après La petite chambre, de s’inventer un nouveau défi. La RTS lançait un appel de projets, elles ont plongé. Au bout de l’effort, une première reconnaissance: A livre ouvert a fait l’objet d’un préachat par France Télévisions. «C’est une première pour une série romande», se réjouit Françoise Mayor, responsable de la fiction à la RTS.
«On avance! s’encourage Jean-Marc Fröhle, producteur délégué d’A livre ouvert. Nous sommes tous des débutants dans le domaine en Suisse romande mais, à ce rythme, nous atteindrons bientôt le niveau des Danois!» Entendez: les maîtres scandinaves de la série TV de qualité, qui ont quinze ans d’expérience au compteur et tiennent la dragée haute aux Etats-Uniens dans ce genre en plein boom, considéré par beaucoup comme le terrain d’avenir de la fiction filmée.
Les atouts de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, selon le producteur de Point Prod’: «un talent évident», un art du dialogue «subtil », une excellente direction d’acteurs, «une forme de légèreté» même dans les sujets graves. Et «une force de travail hallucinante»: «La première série, c’est comme le Vendée Globe pour les navigateurs. Aux quarantièmes rugissants, il y a ceux qui rebroussent chemin et ceux qui tiennent bon.»
Elles ont drôlement bossé, donc, les apprenties. Se sont nourries de séries à haute dose, ont suivi les enseignements des meilleurs script doctors. John Truby, notamment, spécialiste mondial de la construction d’histoires, auteur de L’anatomie du scénario. Les conseils cités plus haut viennent de lui. Au risque d’uniformiser le genre? «Il donne des impulsions, pas des recettes toutes faites, précise Véronique Reymond. Il y a un mouvement organique à trouver, c’est un processus plus intuitif qu’il n’y paraît.»
La force est avec elles
On les écoute, chacune avec sa musique à la fois si différente et si accordée. Stéphanie, la ministre des relations extérieures, brune et vive, en tonalité majeure. Véronique, liane diaphane en délicat contrepoint, plus concentrée sur l’objet. Trente ans qu’elles se sont rencontrées sur les bancs d’école à Prilly, vingt ans qu’elles travaillent ensemble. Il leur est arrivé de vouloir se séparer pour se consacrer à leur carrière d’actrice, mais plus forte a été l’énergie qui les fait avancer ensemble, se surprendre elles-mêmes à chaque épisode d’un parcours plein de rebondissements inattendus: «On suit un fil invisible, dit Véronique, même si on ne sait pas où il va…»
«Elles sont incroyablement complémentaires», dit une autre amie d’enfance, Véronique Biollay Kennedy. Elle prenait le LEB le matin avec Véronique depuis Romanel, où elles habitaient toutes deux: «Il y avait, déjà à l’école, une force qui émanait d’elles et qui laissait la classe morte de rire.» Une force qu’elles ont su soigner, domptant les démons de la rivalité, bravant les doutes ensemble.
Un couple créatif? «Ce n’est pas un couple, c’est un trio, corrige Stéphane Goël, ami, réalisateur et producteur: elles sont deux, mais toujours avec un projet.» Un couple idéal alors (sans compter les amoureux respectifs, soyons clairs), stimulé à sortir de lui-même par des défis plus grands que lui. «Quand le milieu du cinéma a appris que ces deux-là, qui n’étaient même pas du sérail, préparaient un film avec Michel Bouquet (La petite chambre, ndlr), les gens étaient interloqués par leur culot», sourit le réalisateur.
Stéphanie a des racines paysannes, une enfance «baignée de culture populaire», Véronique une grand-mère ukrainienne, au destin marqué par les soubresauts de l’histoire. Toutes deux sont des cadettes qui se sont reconnues dans «le besoin de trouver un moyen fort pour exister» sur fond de père absent ou défaillant. Habitées à l’unisson par l’énigme des rapports entre les générations, des parcours de vie, de la finitude. Leur premier succès commun, Mémé, une pièce qu’elles ont créée au CPO (Centre pluriculturel et social d’Ouchy), à Lausanne, alors dirigé par la mère de Véronique, racontait l’histoire d’une vieille dame dans une maison de retraite et sa rencontre avec deux jeunes femmes livreuses de surprises-parties à domicile. Leur prochain projet, c’est un film avec Stéphane Goël: Ces dames se penchera sur cette population de femmes qui se retrouvent, à l’aube de la retraite, dans un monde qui se vide d’hommes.
«En fait, ce qui les passionne, c’est le lien social, commente Véronique Biollay Kennedy, aujourd’hui directrice du CPO. Le miracle, c’est qu’elles arrivent à transmettre leurs préoccupations sans être gnangnans.»
Dans A livre ouvert, c’est la comédie qui prime, promis. Mais même les personnages les plus lumineux ont leurs zones d’ombre, parole d’ex-clownesses.
Stéphanie Chuat et Véronique Reymond
Naissance à Lausanne, enfance à Romanel (Véronique Reymond) et Prilly (Stéphanie Chuat), où elles se rencontrent à l’école. Gymnase ensemble à Lausanne, formation composite de comédiennes à Lausanne et Paris.
1993 Après avoir entamé leur carrière séparément, Noces burlesques, premier spectacle créé en duo.
1997 Mémé, spectacle multimédia.
2004 Berlin Backstage, film.
2009 Buffo, Buten & Howard, documentaire.
2010 Lignes de faille, théâtre.
2010 La petite chambre remporte une dizaine de prix dont le Prix du cinéma suisse 2011.
2014 A livre ouvert sur RTS Un.
2014, dès le 26 septembre The Little Bedroom
à l’affiche à New York.