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Andrew McAfee: "Les technologies numériques conduisent à la disparition de la classe moyenne."

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Jeudi, 28 Août, 2014 - 05:55

Interview. Andrew McAfee, économiste au Massachusetts Institute of Technology, évoque la possible disparition de la classe moyenne à l’âge du tout-numérique.

Propos recueillis par Thomas Schulz et Johann Grolle

Vous prédisez une nouvelle ère de la machine qui chamboulera complètement l’économie et le monde du travail ces prochaines années. Quels sont les métiers que le progrès technologique mettra au rancart? Caissier? Bibliothécaire? Conseiller fiscal?

On sous-estime toujours la technologisation du monde. Il tombe sous le sens que les métiers de routine seront les premières victimes de l’automatisation.

Chauffeur de bus ou de taxi, ce ne sont pas forcément des métiers de routine…

C’est vrai pour l’instant. Mais la limite de ce qui est considéré comme job de routine se déplace sans cesse. L’informatique maîtrise toujours plus de choses qui passaient encore pour des compétences humaines caractérisques. Le jeu d’échecs a longtemps été considéré comme la plus noble expression de l’intelligence humaine. Aujourd’hui, on dit: «Les échecs? C’est bon pour l’ordinateur.» Ou prenons le diagnostic médical: je suis convaincu que si, aujourd’hui, le meilleur diagnosticien du monde n’est pas déjà un ordinateur, ce sera bientôt le cas.

Le monde du travail que nous connaissons va donc disparaître?

Pas de manière tout à fait naturelle. Nous devons être très circonspects lorsque nous prédisons un futur lointain. Quand je questionne mes amis de la Silicon Valley, ils disent: «Oh, dans vingt ans, il n’y aura plus de vrai travail pour personne.» Pour moi, c’est un pronostic très agressif. Mais beaucoup d’éléments indiquent que, durant le temps qu’il nous reste à vivre, un monde de science-fiction est possible, où l’économie sera largement automatisée et où une armée de robots assumera beaucoup de métiers.

Alors un chômage de masse structurel est inévitable?

Provisoirement, sans doute, même si je souhaite avoir tort. Mais il faut distinguer deux choses. D’un côté, il faut se demander si ce lointain univers high-tech est souhaitable. Réponse: bien sûr! C’est un univers sans boulots épuisants, prometteur de bien-être. Mais la vraie question intéressante est: comment allons-nous y parvenir? Car le chemin qui y mène sera semé d’embûches, de décisions difficiles.

Par le passé, le progrès technique a, en général, créé deux nouveaux postes de travail par emploi supprimé. Mais sera-ce encore le cas cette fois?

On peut certes chercher des consolations dans l’histoire, mais j’ai l’impression qu’il en ira différemment. Voyez ce qui s’est passé ces cinq ou six dernières années: un ordinateur joue mieux au Jeopardy (jeu télévisé célèbre aux Etats-Unis, ndlr) qu’un humain et, quand j’interroge  mon téléphone, il sait souvent me fournir des réponses sensées.

Ces innovations sont-elles vraiment plus décisives que les percées du passé: téléphone, avion, télévision?

Il y a eu en tout temps des progrès inouïs. Pourtant, aucune de ces inventions passées n’a aussi profondément empiété sur ce que l’humain sait faire et sur ce que l’employeur demande. Un avion ne remplace pas une force de travail humaine et des calculettes simples rendent superflues nos capacités de faire des additions. Mais elles ne remplacent pas nos sens, nos perceptions, notre réflexion. Or, aujourd’hui, les technologies ciblent exactement le cœur de nos aptitudes.

La révolution numérique a débuté il y a des décennies. Pourquoi paraît-elle toucher de plein fouet le marché du travail aujourd’hui seulement?

Parce que toutes les avancées exigent des capacités de calcul gigantesques qui, il y a peu, n’étaient pas encore disponibles.

Bon nombre d’économistes doutent qu’une nouvelle ère technologique doive forcément révolutionner les économies des pays industrialisés.

Il n’y a guère d’économistes pour contester que l’informatique pénètre tous les domaines de l’économie. Ce qui fait débat, c’est de savoir si nous aurons largement exploité les possibilités de cette technologie ou non. Certains de mes collègues disent que l’ordinateur est une belle chose, qui nous a procuré de grandioses satisfactions un demi-siècle durant, mais que son âge d’or touche à sa fin. Je conteste catégoriquement cette opinion.

L’effet menaçant de cette technologie est encore renforcé par les propriétés des biens numériques.

Les biens numériques ont vraiment des caractéristiques singulières: nous pouvons les utiliser mais ils ne s’usent pas; nous pouvons être nombreux à les utiliser simultanément; l’un de nous peut améliorer ce bien et un autre peut utiliser la version améliorée.

Pour bien des métiers, c’est une menace. Quels types de métiers ont le plus de chances de survivre?

Je crois qu’il y aura encore longtemps une quantité de jobs sûrs. Le problème est que la plupart d’entre eux se situent tout en haut ou tout en bas de l’échelle des salaires. D’un côté, il y aura du travail pour les créatifs comme les architectes et des emplois qui requièrent un goût sûr; ceux-là ne craignent rien de l’automatisation. De l’autre côté, un auxiliaire de restaurant devrait rester assez longtemps protégé de l’automatisation, car il n’y aura jamais de robot qui, même de loin, saurait manœuvrer entre les tables et débarrasser la vaisselle sale. Mais auxiliaire au service n’est pas précisément le métier dont on rêve.

S’il y a moins d’emploi, la pression sur les salaires augmente.
Les technologies numériques accroissent donc la divergence entre les riches et les pauvres.

Oui. Une part sans cesse croissante du bien-être bénéficie à une part sans cesse plus réduite de la population. Et le processus s’accélère sous l’effet du progrès technique. Je n’ai d’ailleurs pas de problème moral avec la richesse extrême de quelques-uns. Le problème ne surgit que lorsque ceux qui travaillent dur perdent quand même pied.

Et que la classe moyenne se ratatine.

Oui, elle est de plus en plus grignotée. C’est une évolution qui me met profondément mal à l’aise. Cela a d’ailleurs commencé dans les années 80 déjà. Et ce n’est sûrement pas un hasard si l’avènement du PC a surgi à ce moment-là.

Qu’est-ce qui vous convainc tellement que l’informatique est responsable de la disparition de la classe moyenne?

Nous avons toujours moins besoin de comptables ou de chefs de production. Toute technologie ne bénéficie pas également à tout un chacun. Certaines technologies sont à l’avantage des gens bien formés, d’autres en faveur de ceux qui détiennent le capital. D’autres encore stimulent l’avènement de superriches et de superstars.

Dans votre livre, vous faites référence à l’exemple d’Instagram, une appli photo qui ne nécessite qu’une poignée de salariés, qui remplace Kodak et ses 145 000 collaborateurs au temps de son apogée. Est-ce un progrès?

Le progrès a deux visages. Quand des milliards de personnes ont la possibilité de faire autant de photos qu’elles le veulent et de les partager avec n’importe qui sur la planète, est-ce un progrès? L’envers du décor est formé des emplois et des salaires. Le fait est qu’Instagram n’a de loin pas créé autant d’emplois que Kodak en a perdu. Pourtant, si je devais choisir entre ces deux mondes, je choisirais le monde Instagram.

Mais vous comprenez que de tels bouleversements fassent peur à beaucoup de gens?

Quand le travail disparaît tout simplement, c’est en effet très angoissant. Mais nous ne devons pas perdre de vue combien de nouvelles occasions ouvre chaque innovation. Prenez une personne dans le tiers-monde qui tombe gravement malade. Elle peut photographier ses symptômes et les télécharger dans le cloud. Ainsi, sans même un accès direct au médecin, elle peut espérer un excellent diagnostic. Faut-il renoncer à de telles possibilités pour préserver des emplois chez Kodak?

En tout cas, le monde d’Instagram tel que vous le décrivez paraît devoir entraîner du chômage, de la pauvreté et d’énormes injustices sociales.

Nous ne devons pas simplement nous résigner à cette évolution. Nous pouvons prendre les mesures adéquates.

Vos recommandations à ce propos ne nous semblent pas très innovatrices: encourager la recherche et l’esprit d’entreprise, investir davantage dans la formation et les infrastructures…

Reste que nous avons besoin de changements urgents dans le système de formation. Car la question est: comment enseigner aux enfants à être créatifs, à réfléchir de manière entrepreneuriale, à avoir le courage de changer le monde? Notre système de formation actuel n’est pas structuré pour cela. Je ne crois pas être cynique en disant qu’il est fait pour mettre sur le marché des ouvriers de fabrique honnêtement formés et obéissants. Mais nous n’en avons plus besoin.

Mais il faut aussi des idées pour amortir les licenciements massifs qui menacent le monde du travail.

Un salaire minimum serait une idée. Si nous sommes en souci parce que les gens ne peuvent plus s’offrir une vie convenable parce qu’ils ne trouvent pas de travail, nous devrions leur donner directement de l’argent, qu’ils aient un travail ou non.

Mais un tel revenu de base inconditionnel ne dévaloriserait-il pas définitivement le travail?

Nous manquons d’expérience pour le dire. C’est sûr qu’on peut craindre que, du coup, plein de gens ne veuillent plus travailler du tout. Mais ça ne m’empêche pas de dormir. Je ne connais personne qui me dirait: «Chic, je reçois 15 000 dollars de l’Etat, je prends ma retraite!»

Si une grande partie de la population dépend d’un revenu minimum, l’économie manquera de consommateurs argentés.

Le sens d’un revenu minimum est justement que les bénéficiaires ne soient pas entièrement perdus en tant que consommateurs. Certes, leur pouvoir d’achat ne sera pas énorme mais toujours plus élevé que sans aide du tout.

Si le progrès technique continue d’accélérer pareillement, à quoi faut-il se préparer ces prochaines années?

Si je le savais, j’inventerais le futur moi-même au lieu de l’analyser. Je serais alors un entrepreneur, pas un scientifique. Mais il y a une chose que je peux garantir: nous allons encore vivre de sacrées surprises.

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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