Enquête. La récente affaire des selfies nus de Geri Müller, maire de Baden, et celle des images osées d’une employée de la Confédération posent des questions sur les limites à ne pas dépasser dans le cadre de ses fonctions. Qu’autorisent les entreprises sur les réseaux sociaux?
L’affaire a fait grand bruit. Une magistrate vaudoise a dernièrement mis en ligne sur Facebook, où elle affiche son nom et sa fonction, une photo du dos nu de son partenaire. Sur la peau de son amoureux, on distingue clairement l’empreinte du sceau du Ministère public cantonal. Ses supérieurs n’ont guère goûté la plaisanterie. Une procédure disciplinaire est en cours.
Début août, à Berne, une secrétaire de l’administration fédérale a été suspendue après avoir posté sur Twitter des selfies dénudés pris à son bureau. Là aussi une enquête est menée.
Autres affaires, moins spectaculaires, mais bien plus répandues: celles de collaborateurs qui disent chercher une autre place de travail à leurs «amis», des propos qui remontent jusqu’à leurs supérieurs, qui les licencient. Porte-parole du syndicat Unia, Lucas Dubuis constate: «Nous sommes en train de défendre un employé qui est dans cette situation.» Le malheureux a été mis à la porte, alors qu’il n’a rien à se reprocher. «Il y a des informations qu’il est plus prudent d’échanger avec ses amis, en chair et en os. Même si, pour nous, syndicat, ces messages, qui laissent des traces écrites, sont privés et qu’ils ne doivent pas être utilisés par un employeur.»
À bas l’hypocrisie!
Selfies en tenue d’Adam ou d’Eve, critiques, commentaires plus ou moins affables sur les confrères et les chefs, L’Hebdo a sondé les entreprises sur ce qu’elles permettent ou interdisent à leurs collaborateurs de faire sur les réseaux sociaux. En résumé, il y a trois sortes d’employeurs: ceux qui ont prévu des directives, ceux qui font confiance au «bon sens» de leur personnel, et ceux qui réfléchissent au sujet, et donc à un règlement, «parce qu’il y a des questions qui se posent actuellement qui ne se posaient pas voici un ou deux ans», comme l’explique le communicant d’une banque privée genevoise qui veut rester anonyme.
Une loi qui précisera l’utilisation des réseaux sociaux, c’est ce qui attend d’ailleurs les fonctionnaires de l’administration jurassienne en 2015. Elle est actuellement en consultation. L’affaire du Pornogate de 2008 – des fonctionnaires surfaient sur des sites pornographiques durant leurs heures de travail – a laissé des traces. «Nous avons été assez lents à élaborer des nouvelles directives», explique Patrick Wagner, à la tête du Service des ressources humaines de l’administration cantonale. Le Jurassien ne peut s’empêcher de rire lorsqu’il lit les propos sévères du procureur Eric Cottier sur la photo postée par sa collègue magistrate. «On vit à une époque où l’on n’a jamais montré autant de fesses et on s’offusque d’un truc pareil? C’est drôle, le cachet qui fait foi!»
«Actuellement, l’administration ne se demande pas si les agissements d’un collaborateur sur les réseaux sociaux «sont bien ou pas bien», précise Patrick Wagner. Parce que la morale, aujourd’hui… Nous allons plutôt examiner si son activité sur les réseaux nuit à son efficacité et si la personne se comporte correctement avec ses collègues.» A ses yeux, les selfies nus de Geri Müller sont plus «bêtes» qu’autre chose. «Il est plus grave de «mobber» ses collaborateurs ou de porter des menaces violentes que de regarder un bout de fesses sur l’internet.»
Du bon sens, que diable!
Evidemment, la majorité des employeurs ne partage pas la vision de Patrick Wagner. Certains cependant font preuve d’ouverture d’esprit sur la question, comme Pascal Meyer, le truculent créateur du site de vente QoQa.ch. Décalé et sympathique, c’est le ton adopté par son équipe pour répondre aux clients. «Sur les réseaux sociaux, tout le monde peut faire ce qu’il veut. Poser à poil devant le logo de l’entreprise? Aucun souci.» Il se ravise: «Bon, c’est vrai, si je découvrais les images, je dirais à la personne que ce n’est pas très malin… Mais si elle ne heurte personne, ça ne me gêne pas.» De fait, son plus grand souci est de ne blesser personne. D’où son refus de cautionner les propos politiques ou religieux. «Dans le domaine, c’est difficile de dire quelque chose qui ne heurte personne. C’est le bon sens et le savoir-être qui doivent servir de lignes directrices.»
Le bons sens. L’expression revient souvent dans la bouche des employeurs. Il permettrait de ne pas mettre en péril l’image de son entreprise et de se tenir comme il faut sur les réseaux sociaux. «Aucun employé n’a jamais été viré de Migros pour un problème sur les réseaux sociaux, affirme Tristan Cerf, son porte-parole. Cela sert à quoi de vouloir régler le nombre de boutons du décolleté qu’on a le droit d’ouvrir sur Facebook quand notre contrat stipule déjà qu’il ne faut pas mettre en péril l’image de Migros. Cette règle nous suffit.»
Et si, par malheur, un collaborateur venait tout de même à critiquer son supérieur ou à poser dans une tenue indécente, comment réagirait Migros? «La discussion sera certainement différente avec une personne qui s’est déjà clairement désolidarisée de l’entreprise qu’avec un collaborateur motivé. Mais on ne mettra en principe pas l’avenir d’un employé en jeu pour une histoire de photos coquines, tant qu’elles restent privées.»
Autre entreprise, autre vision du bons sens. Chez Hublot, poser nu ou cracher dans la soupe en critiquant son employeur sur les réseaux sociaux serait un motif de licenciement. «Si une personne prend une photo d’elle nue à son bureau, cela ne me gêne pas. Par contre, cela me dérange si elle travaille pour moi. Ce n’est pas professionnel, ce n’est pas une mentalité qui nous ressemble», précise Jean-Claude Biver, président du conseil d’administration. Membre de la direction de Magic-X – ex-sexes-shops Beate Uhse –, Jan Brönnimann, lui, est convaincu qu’une personne qui manque de bon sens au point de déraper sur les réseaux sociaux ne manquera pas de commettre «des bêtises» dans le domaine professionnel. «Nous ne faisons pas la police sur les réseaux sociaux. Nous avons beaucoup plus de problèmes avec les retards ou les erreurs dans le travail.»
Les règlements
A l’heure où l’on assiste à une disparition des frontières entre espace public et privé, où la technologie permet une communication toujours plus performante, force est de constater que les entreprises n’ont donc pas toutes une réglementation précise. Une erreur?
Professeur de droit des obligations et de la propriété intellectuelle à l’Université de Genève, Jacques de Werra explique que les juristes se posent la question de savoir si la société a besoin de nouvelles normes pour appréhender les nouvelles situations qui se produisent sur l’internet. Sa réponse? «La technologie change mais les principes juridiques restent. Le Code des obligations évoque les principes de diligence et de fidélité qui sont également valables sur les réseaux sociaux.» Pour lui, il n’est alors pas choquant que, par exemple, un supérieur demande à un collaborateur de supprimer de Facebook ou de Twitter une critique sur un collègue ou un confrère «pour garder un environnement professionnel sain». Aux yeux de cet avocat, il y a encore des progrès à faire sur la prise de conscience des conséquences que peuvent avoir certaines déclarations ou photos postées sur les réseaux sociaux.
Pour éviter les dérapages justement, Altran – entreprise de conseil en innovation et ingénierie avancée qui compte 80 filiales, dont cinq en Suisse – vient de créer pour ses collaborateurs un site intitulé «master your reputation». Avec cinq règles d’or de l’identité numérique, des «lignes d’orientation», comme les qualifie Ivan Carrillo, responsable marketing et communication. Accessible à tous, le site est drôle et interactif, puisqu’il permet à l’utilisateur de savoir, grâce à un test, quel type de «Lolcat» il est. «Nous avons ressenti un besoin pour tout le monde. Aujourd’hui, à l’époque de la viralité accélérée des messages, le bon sens ne suffit plus. Il convenait encore au temps des courriers escargots et de la presse à parution fixe.»
De Nestlé Suisse à la banque Pictet, en passant par la RTS ou le groupe Ringier (éditeur de L’Hebdo), nombreuses sont les entreprises à avoir rédigé leurs directives sur les médias sociaux. Certaines tiennent sur une page, d’autres sur une dizaine de feuillets. La RTS joue la transparence et les met à la disposition de tous sur l’internet. Un site, socialmediagovernance.com, lui, diffuse en ligne plus de 260 liens qui renvoient tous aux directives de grandes entreprises et administrations actives dans le monde entier. On y évoque souvent la prudence avant de publier un commentaire, on y rappelle également d’agir avec respect et en son nom propre. Chez Flickr, on se veut très direct avec sa communauté d’usagers. Une des lignes directrices stipule: «Ne soyez pas pénible. Pas besoin de vous faire un dessin.» Une consigne à n’appliquer que sur les réseaux sociaux?