Portrait. Alors que sort «L’abri», dernier acte de son triptyque de documentaires sur l’immigration en Suisse, rencontre avec l’énervant du cinéma suisse.
Fin de matinée, soleil voilé, une drôle de vibration frénétique autour de lui. Il donne l’impression qu’on pourrait vite s’engueuler, Melgar. Qu’il suffirait d’un mot étincelle, d’une théorie un brin fumeuse, d’une vanne non conforme à ses agacements à lui pour que tout parte en cacahuète. D’ailleurs, il ne s’en cache pas. On lui parle d’un ami: «On est brouillés, je ne l’ai plus vu depuis dix ans.» On évoque une personnalité du cinéma: «On s’est engueulés. Il a tenu des propos que je ne pouvais pas admettre.» Il reconnaît un qualificatif qui lui va comme la muleta au torero: ombrageux. C’est ça, pile dedans, hombre: il est ombrageux.
Fernand Melgar, né en 1961 à Tanger, réalisateur lausannois: voilà pour la fiche, ou l’affiche. Il est grand, il est nerveux. Il marche avec une sorte de raideur très légère, la souplesse naturelle un peu engoncée à l’intérieur. Il a des mains très longues, fines. On ne remarque pas assez les mains des hommes. Les siennes ont une élégance, elles sont à la fois celles de l’intellectuel qui a un avis sur tout et feuillette des livres, et celles plus rudes de celui qui fait, porte la caméra, fouille, touche, va voir.
Les racines
Il fait penser à cette vieille chanson d’Eddy Mitchell, Nashville ou Belleville. Dès que l’on commence à dialoguer, il va n’être question que de ça: d’où l’on vient, où l’on est? Les racines, les espérances, les tragédies et la famille. «Je ne parle que de ça dans mes films.» Il est Entre dos aguas, Melgar, entre deux eaux, comme la rumba de génie de l’Andalou de Jerez, Paco de Lucía. Il vous fait du café, dans les bureaux qu’il occupe à Lausanne, rue du Maupas. Beaucoup de lumière, murs blancs, ordinateurs, grande télé. Son coin, son quartier, sa tanière depuis presque toujours.
Il y va franco, se rappelle très bien que la dernière fois, quelques années plus tôt, on a bien failli s’enguirlander, lui et moi, au téléphone, en parlant de Vol spécial et des poux qu’on trouvait à son film. Oui, bon, et alors? C’est une bonne raison de se revoir, non, je trouve? Il ne sait pas trop ce qu’il faut faire, toiser, convaincre ou séduire.
Il est intéressant parce qu’il est énervant, qu’il ne cède rien, ou pas grand-chose. Il ne recule pas: encore un truc de corrida, d’ailleurs, quitte à risquer la corne. On lui balance Jean Ziegler en figure tutélaire, qui fut aussi, longtemps, l’Enervant en Chef de la suissitude molle, à partir des seventies. Cela avant que le recul des ans n’éclaire soudain mieux le rai de la générosité et de l’envie de vérité sous l’éructation.
Peut-être que ses trois films sur l’immigration (La forteresse, Vol spécial et maintenant L’abri) auront ce destin: partis comme des pavés lancés sur la mauvaise conscience honteuse d’un pays qui n’ose pas regarder, ils deviendront peut-être les témoins d’une époque, du courage à montrer l’immigrant, sa sueur de peur, ou ses tremblements dans le froid, sa fuite, son désespoir au temps de la crise et de la mondialisation. Il proteste, évidemment, coupe aussitôt les cheveux en quatre pour nuancer positions et attitudes entre Ziegler et lui. On le coupe: Fernand, on s’en fiche. C’était juste pour commencer quelque part.
L’andalousie
Alors il reprend tout du début. Tanger, Maroc, quartier de la «petite Russie», rue de Séville, ça ne s’invente pas: s’y réfugiaient anarchistes, opposants à Franco et chômeurs qui faisaient les allers-retours vers l’Espagne. Grands-parents syndicalistes, parents qui rêvent d’une vie meilleure. Origines de la famille en Andalousie, du côté de Ronda, escarpements, hauteur de la vue. En 2007, quand son père est mort, il est revenu y laisser s’envoler ses cendres au-dessus de la rivière, en contrebas. «Quelque chose du paradis perdu y demeure, pour moi. Une idée du monde, du vivre ensemble aussi: la civilisation almohade d’avant 1492, dans laquelle cohabitaient parfaitement chrétiens, juifs et Arabes.» Ce «vivre ensemble», il le ressent en Suisse, désormais. «Je n’aime pas ce qui se construit aujourd’hui sur l’exclusion. Je suis un Suisse de 1848, qui croit à l’humanisme.» Dès lors, il fait un parallèle audacieux entre Isabelle la Catholique (qui mit fin au rêve almohade) et Christoph Blocher dressant les communautés suisses les unes contre les autres.
Son père est venu en Suisse comme saisonnier, puis fit venir très rapidement sa femme et leurs deux enfants – une grande sœur et Fernandino – dès 1964.
Ils sont alors clandestins. Il doit se cacher sous le lit lorsqu’on sonne à la porte. Il a raconté cela mille fois, et il ne garde de ce souvenir si vivace aucune amertume. «Le placard, c’est déjà la chambre noire, donc le cinéma, et l’imagination.» Vu le côté lacanien de la déclaration, on lui demande si la psychanalyse l’a tenté. Non: il est de ceux qui pensent que c’est de ses blessures que vient sa créativité. Alors il protège ses cicatrices, laisse couler des plaies.
Il a réalisé un documentaire, en 1993, sur ses parents et leur aventure suisse (ils ne sont rentrés en Espagne qu’en 1989), qui raconte cela: Album de famille, qu’on peut voir librement sur YouTube (comme tous ses films, une fois l’exploitation en salle terminée), est bouleversant. Précisément parce que tout est déjà là, son style comme sa manière, comme ses préoccupations récurrentes: filmer droit devant, montrer sans fioriture, direct et simple, mais toujours entre deux eaux. Ne pas militer franchement, mais toujours laisser entendre. Il répète cela sans cesse: il cherche à ouvrir le regard du spectateur, à le bousculer, à l’amener à prendre position. C’est exactement pour cela qu’il est énervant: il vous pousse dans les coins, oblige à s’interroger sur l’intime et l’injustice à travers des histoires réelles, des émotions fortes, et il est du genre à attendre que vous répondiez vraiment à la question de ses films.
Jouer à la guerre
Peut-être que sa conscience politique a commencé au moment des initiatives xénophobes menées par James Schwarzenbach, au début des années 70. Avant, à l’école, il jouait à la guerre des boutons avec les Suisses, courait après les enfants d’Italiens. Là, tout changeait. Les Suisses l’insultaient. Il se retrouvait avec les Ritals, et contre ces gamins suisses qui lui jetaient des pierres en lui disant de rentrer chez lui. Le jour du vote, leur voisin est venu devant la porte des Melgar. Devant cette porte, il a déposé une valise en carton.
Là encore, il le raconte sans tristesse visible, plutôt comme une blague énorme qui aide à comprendre une époque, et la crispation qui revient désormais, avec l’UDC. «C’est ma part d’ombre, pourtant. La mauvaise personne en moi, la colère. Quand je vais au marché, sur la place de la Palud, ce moment de partage, et que je vois le stand de l’UDC, les gars en train de distribuer des flyers, d’expliquer aux gens pourquoi il faut se débarrasser des étrangers. Je pourrais tout casser, renverser leur stand.» Ses premiers souvenirs de Suisse s’obstinent ainsi à demeurer heureux. Lui revient par exemple une image persistante de la garderie Nestlé de l’Expo 64. «Je ne sais pas vraiment ce qui est la part de réinvention de ma mémoire, j’étais très jeune. Mais je m’y revois. Et j’y suis avec ma cousine, Sylvia Zamora.»
«Grand bastringue»
En 1980, il a connu Lôzane bouge, les manifestations étudiantes dans la rue. «Les jeunes s’emmerdaient. C’était aussi un grand bastringue, dans mon souvenir.» Il ne se voit pas du tout en révolutionnaire, plutôt en rêveur d’une Suisse meilleure. Rousseauiste? Il est assez d’accord. Il croit aux gens. Il pense que l’on devient une moins bonne personne quand on perd sa foi dans les autres, dans l’idée de ce qu’il y a de beau en eux. Alors catho, carrément? Non, mais habité de valeurs, d’utopies qui peuvent être chrétiennes, en tout cas religieuses: il collabore souvent pour des projections avec des paroisses qui l’invitent, aussi bien protestantes que catholiques, ou même darbystes. Aider son prochain: ça lui parle.
Après Lôzane bouge, il fut l’un des compères lançant le Cabaret Orwell, puis la Dolce Vita. Dans Album de famille, il y a beaucoup de musique, guitare classique, ou d’anciennes chansons d’Espagne mangnifiées par Nat King Cole. «Mon père adorait Nat Cole. Ça m’a paru logique de mettre ça dans ce film. Mais il n’y a pas de musique dans les derniers. D’ailleurs, il n’y en aura plus jamais dans le futur.» Ah, bon? «Pour moi, la musique est sacrée. Je ne sais pas comment dire ça autrement. J’ai l’impression de la banaliser, presque de la trahir, en la mettant sur des images.» On s’engouffre là-dedans, tout y passe. Hurt par Johnny Cash («Une merveille»). Le cante jondo, ce chant flamenco sans instruments («Ça me bouleverse. C’est la part dépressive, sombre des Andalous. Mon père était comme ça»). Le fado («Dans un bistrot, au Portugal. Une femme s’est mise à chanter et j’ai fondu en larmes»). Les Sex Pistols («Leur version de My Way, vous connaissez? Une fille a mis avec ça le casque de son walkman sur mes oreilles, elle a changé ma vie»). Stromae («Les protest songs d’aujourd’hui. Prodigieux»). Les Clash enfin («Should I Stay or Should I Go?, c’était la seule question qui comptait, pour un fils d’immigrés»). Le matin, il commence par mettre de la musique («Là, c’était Dylan, puis Vivaldi»), et ça lui donne la couleur de la journée.
Parier sur l’autre
Parfois, il approche son visage du vôtre, comme s’il voulait vous percer à jour en discutant, savoir ce que vous avez dans la tête, et derrière aussi. On le lui fait remarquer, il sourit. Avec sa barbe, il a un charme nouveau, hidalgo et loup de mer. Séducteur, Melgar? Il prétend que non. «Je ne suis pas du tout un dragueur. Mais j’aime la compagnie des jolies femmes.» On s’en va pour manger, il continue de parler en marchant, la glace est brisée, il se marre de temps en temps. Il prend des filets de perche et un verre de blanc. Le vrai Suisse qu’il est devenu? «J’ai été naturalisé à 43 ans. C’était aussi pour mes enfants. Mes parents étaient un peu déçus, mais ma vie était ici. C’est là que je devais avancer.»
Il a des jumeaux de 13 ans d’une ancienne compagne et, avec l’actuelle, un fils de 4 ans qui le fait beaucoup rire: il montre une photo du mouflet déguisé. Une ombre dans le regard. On évoque la mort de son premier fils, en 1998. Il avait 3 ans, il s’est réveillé un soir, il a grimpé sur la fenêtre et il est tombé en bas de l’immeuble. Un ange est passé, rien ne passe. «Ça m’a brisé complètement. Dépression. Je ne faisais plus rien.» Jacqueline Veuve l’appelle. «Elle m’a sauvé. Elle m’a demandé de l’aider pour le montage du Journal de Rivesaltes, le film qu’elle avait tourné à l’époque. Petit à petit, je m’y suis remis.»
Il dit que les documentaires lui servent toujours à parler de lui, à faire sortir l’émotion. Parce qu’ils parlent de familles, d’immigrés ou de la mort (Exit, le droit de mourir, en 2005). Parfois, le vertige le prend. «En tournant L’abri, dans la Vallée de la Jeunesse, à Lausanne, je me suis un jour rendu compte que c’était le lieu de l’Expo 64, et le territoire de tous les jeux de mon enfance. Presque cinquante ans plus tard, j’y revenais pour raconter le destin d’immigrés d’aujourd’hui.» Les drames et les vies changent.
Les tragédies se répètent. Les folles espérances perdurent. Fernand Melgar croit dur comme fer que le monde et la Suisse qui l’a accueilli peuvent aller mieux en faisant le pari de l’autre, de la générosité. Alors il regarde et il filme. Vol spécial est sélectionné aux Emmy Awards du documentaire, qui seront décernés fin septembre. L’abri sort le 10 septembre, et c’est un film terrible sur les hivers du cœur et le froid de l’époque. Dans quelques jours, il doit partir pour Lampedusa. «C’est comme si j’étais appelé.» Il prendra sa caméra. A la fin, on se tutoie.
Filmographie melgar en 4 films
Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. L’intérêt de Fernand Melgar pour l’immigration trouve ses racines dans l’histoire familiale. Une histoire à laquelle il s’est confronté en 1993 avec le magnifique Album de famille, premier documentaire d’envergure, qui fait dès lors office de film fondateur. Le Lausannois d’adoption y filme ses parents, deux immigrés espagnols arrivés en Suisse au début des années 60, alors qu’il avait lui-même à peine 2 ans. Devant la caméra de leur fils, Florinda et Fernando se livrent, se dévoilent. A travers leur histoire, c’est celle de tous ces exilés et saisonniers qui ont contribué à bâtir la Suisse moderne qu’il raconte.
Après avoir découvert un reportage français sur le tourisme de la mort, le cinéaste décide, dix ans plus tard, de se pencher sur le suicide assisté. Sorti en 2005, Exit est un document pudique et poignant, qui n’élude aucune question mais ne tombe jamais dans le pur pathos. Ou comment accepter la mort comme une étape essentielle de la vie.
En 2008, Fernand Melgar pénètre dans La forteresse, à savoir le Centre d’enregistrement et de procédure de Vallorbe. Il y filme, dans une démarche héritée du cinéma direct et avec le désir de «donner un visage à l’asile», des requérants en attente d’une décision administrative. Au moment où les débats se polarisent sur l’immigration, il signe un film engagé montrant une réalité que l’on ignore trop souvent, une réalité qui découle d’un durcissement des lois sur l’asile et les étrangers accepté en 2006 par le peuple.
Cinéaste de l’intranquillité, mauvaise conscience de la Suisse, comme il aime à dire, Fernand Melgar pose, à travers ses films, des questions qui dérangent. Mais sans y répondre, laissant au spectateur une salutaire liberté d’interprétation, avec parfois à la clé des débats animés. Peut-on laisser dormir dehors, et en plein hiver, des sans-abri? C’est la question toute simple, humaniste avant d’être politique, qui est au cœur de L’abri, en salle dès le 10 septembre. Un documentaire dérangeant, donc essentiel, qui permet aussi à son auteur, qui y filme notamment un jeune couple d’Espagnols, de refermer en quelque sorte son album de famille.
Profil
1961 Naissance de Fernandino Melgar à Tanger, dans la communauté espagnole.
1964 Arrivée en Suisse, avec sa mère et sa sœur, pour rejoindre clandestinement son père, saisonnier.
1993 Sortie d’Album de famille, où il décrit l’itinéraire de ses parents.
2004 Il obtient la nationalité suisse.
2008 Sortie de La forteresse, qui remportera le Léopard d’or à Locarno.
2011 Sortie de Vol spécial, qui déclenche de fortes polémiques.