Décodage. L’exploitation des gaz non conventionnels, dont le célèbre gaz de schiste, largement pratiquée aux Etats-Unis, est contestée en Europe pour les dommages qu’elle pourrait causer à l’environnement. Nombreux sont les pays qui, comme la Suisse, hésitent à se lancer dans la fracturation hydraulique, ou «fracking», une technologie de forage sans sérieuse solution de remplacement.
Faut-il autoriser ou interdire la fracturation hydraulique (fracking) en Europe – cette technique de forage qui permet d’exploiter les gaz non conventionnels, essentiellement le gaz de schiste, piégés dans les porosités d’une roche quasi imperméable entre 2000 et 3000 mètres de profondeur? Pratiquée depuis une soixantaine d’années pour l’exploitation des hydrocarbures, la fracturation hydraulique s’est fortement développée aux Etats-Unis depuis le début des années 2000. En Europe, elle est largement contestée à cause des dommages qu’elle serait susceptible de faire subir à l’environnement: pollution de l’eau, séismes induits, dégagement de méthane, etc.
L’enjeu économique est majeur. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’accroissement de la population et le dynamisme des pays émergents devraient engendrer une augmentation de 40 à 50%, d’ici à 2030, des besoins planétaires en énergie. A cette date, le gaz pourrait représenter le quart du bouquet énergétique mondial, contre 21% en 2010. L’enjeu géostratégique est tout aussi important (lire l’interview du professeur Thomas Porcher en page 13). Pour réduire leur dépendance à l’égard de la Russie, qui détient le cinquième des réserves de gaz naturel de la planète, l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Europe sont tentées d’exploiter les gaz non conventionnels, dont les réserves mondiales sont estimées par l’AIE à 380 000 milliards de m³. Lesquelles représentent, au rythme actuel, entre 120 et 150 ans de consommation de gaz naturel.
En Europe, les réserves de gaz de schiste – qui n’est pas encore exploité contrairement aux Etats-Unis où il l’est massivement – demeurent fort importantes, estimées entre 3000 et 12 000 milliards de m³, ce qui correspond à une consommation annuelle comprise entre 75 et 300 ans pour un pays comme la France. Quant à la Confédération helvétique, l’Académie suisse des sciences naturelles écrit dans un tout récent document que l’existence de gisements de gaz de schiste et de gaz de réservoir compact (tight gas) «est probable en Suisse, alors que les couches de charbon se situent vraisemblablement à de trop grandes profondeurs pour être exploitées». Mais leur potentiel est «difficile à évaluer». Et pour cause. Pour connaître précisément la quantité de gaz non conventionnels dans le sous-sol, des forages sont nécessaires.
Sur ce dossier très sensible, le Vieux Continent se montre singulièrement divisé. La polémique fait rage, opposant les partisans d’une richesse souterraine censée rendre énergétiquement plus indépendants les pays qui l’exploitent à ceux qui estiment que l’avenir n’appartient plus à la conquête bien trop risquée des dernières énergies fossiles de la planète. Dès lors, certains Etats européens délivrent des autorisations d’exploration, voire d’exploitation, alors que d’autres décident des moratoires ou interdisent tout forage (voir l’infographie ci-contre). Qui plus est, l’insécurité qui prévaut en Europe orientale bouleverse la donne. Ainsi, la compagnie anglo-néerlandaise Shell vient de suspendre l’extraction de gaz de schiste dans les régions de Kharkov et de Donetsk, sans pour autant remettre en cause son projet de production de gaz non conventionnel en Ukraine. Quant à l’UE, elle laisse les Etats agir comme bon leur semble.
Une Europe déboussolée
Parmi les réfractaires, la France figure en pole position. La loi du 13 juillet 2011, votée à une très forte majorité par les députés de l’Hexagone, interdit l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste par la technique de la fracturation hydraulique, tout en autorisant cette dernière pour la recherche scientifique. Cette loi a été confirmée par le Conseil constitutionnel en octobre 2013. Le président, François Hollande, continue à affirmer son hostilité envers le fracking alors que son ex-ministre de l’Economie, Arnaud Montebourg, insistait malgré tout pour ne pas abandonner l’exploitation du gaz de schiste sur le territoire français.
En Allemagne, le pouvoir de délivrer les autorisations d’exploitation revient aux länder, les deux concernés étant la Basse-Saxe, essentiellement, et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. En juin dernier, Hannelore Kraft, présidente SPD de ce dernier land, était fort claire: «Tant que je serai présidente, il n’y aura pas de fracturation hydraulique pour exploiter le gaz de schiste.» Sa détermination, comme celle des écologistes et des brasseurs de bière, a été entendue à Berlin. Début juillet, Sigmar Gabriel et Barbara Anne Hendricks, respectivement ministre fédéral de l’Energie et ministre fédérale de l’Environnement, se sont engagés à bannir la fracturation hydraulique jusqu’en 2021. Le flou juridique et le manque d’études scientifiques ont motivé leur décision. D’ici là, des tests seront autorisés sous condition.
A l’opposé de la France et, dans une moindre mesure, de l’Allemagne, défavorables au fracking, la Pologne, qui souhaite ardemment ne plus dépendre du gaz russe, a délivré une centaine de licences de prospection. Mais la désillusion a succédé à l’euphorie. A l’issue d’une phase d’exploration, il s’est avéré que les réserves étaient finalement dix fois moins abondantes qu’initialement prévu. Du coup, les compagnies Total, Exxon, Talisman et Marathon Oil ont abandonné leurs recherches.
Constatant au contraire que le volume des réserves identifiées était supérieur aux premières estimations, le premier ministre britannique, David Cameron, a mis «tout en œuvre» pour faciliter l’exploitation du gaz de schiste, accordant notamment des avantages fiscaux aux communes qui accueillent de tels projets.
Une Suisse fort prudente
En Suisse, à l’image de l’Allemagne, chaque canton octroie ou non des autorisations. Neuchâtel et Berne s’opposent à la prospection et à l’exploitation de gisements d’hydrocarbures non conventionnels. Dans le canton de Neuchâtel, le groupe britannique Celtique Energie, dont les intérêts en Suisse sont défendus par l’ancien ambassadeur Thomas Borer, souhaite réaliser à Noiraigue, dans le Val-de-Travers, un forage exploratoire pour rechercher du gaz. L’initiative est ardemment combattue par les Verts neuchâtelois qui dénoncent un «risque inacceptable pour l’approvisionnement en eau potable du canton». Tout en affirmant qu’il n’y a pas de danger à craindre, Celtique Energie répète qu’elle ne vise pas le gaz de schiste. La polémique montre bien qu’entre gaz conventionnel et gaz non conventionnel, la frontière n’est pas, dans les esprits, aussi étanche que le pensent les spécialistes!
Quant aux cantons de Fribourg et de Vaud, ils ont opté pour un moratoire qui n’est apparemment pas trop contraignant. En effet, la société Petrosvibri continue de faire de l’exploration profonde à Noville (VD) pour dénicher du tight gas, avec l’accord du Conseil d’Etat vaudois. Certes, le tight gas n’est pas du gaz de schiste proprement dit mais, pour l’obtenir, une fracturation hydraulique est malgré tout nécessaire. Autoriser des recherches pour ensuite interdire toute exploitation n’est pas vraiment cohérent. Une telle pratique peut inciter les sociétés de prospection à réclamer des dédommagements aux autorités en cas de non-délivrance d’un permis d’exploitation, comme cela s’est déjà produit, notamment en France.
Vu l’exiguïté du territoire suisse, une fracturation hydraulique réalisée sur un canton a, avec une grande probabilité, des incidences sur les autres. Une vision et une stratégie globales semblent donc s’imposer. L’Académie suisse des sciences constate que, «sur le plan national, des revendications se font entendre pour la création d’un plan d’aménagement du territoire prenant en compte l’utilisation du sous-sol». Répondant positivement à un postulat de la conseillère nationale bernoise Aline Trede (Verts), le gouvernement suisse s’est enfin engagé, le 22 mai 2013, «à exposer plus en détail sa position sur un éventuel moratoire concernant la promotion de l’extraction de gaz de schiste par fracturation hydraulique».
Comme le précise à L’Hebdo Ronald Kozel, chef de la section Bases hydrogéologiques à l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), le Conseil fédéral prépare un dossier «techniquement solide», disponible à l’été 2015. Ce ne sera pas de trop car, écrit l’Académie suisse des sciences, «il faut considérer des effets négatifs sur l’environnement, une rentabilité économique discutable, ainsi que l’acceptation publique». A la lumière de ce constat, tous les cantons seraient sans doute bien inspirés d’attendre au moins l’éclairage de Berne avant d’engager quoi que ce soit dans une entreprise dont les risques ne sont pas négligeables.
Des risques multipliés
Le faible niveau des connaissances sur les impacts de l’exploitation de gaz de schiste s’explique en partie. «L’essentiel de ces dernières est la propriété de grands groupes pétro-gaziers qui ne les diffusent pas, sous couvert du secret industriel», observe François Renard, professeur des sciences de la terre à l’Université de Grenoble 1. C’est sans doute le film Gasland, produit par Josh Fox et sorti en 2010, qui aura marqué le plus l’opinion publique. On y voit un homme propriétaire d’une maison située à côté d’un forage de gaz aux Etats-Unis. Approchant un briquet allumé du robinet de son évier, il provoque une énorme flamme. L’événement a agité la communauté scientifique, qui a conclu qu’un tel phénomène était dû soit à des fuites naturelles de méthane vers la surface, soit à une mauvaise étanchéité de certains puits, mais pas au processus de fracturation hydraulique lui-même.
Les partisans du fracking affirment que cette technologie comporte globalement les mêmes risques que la géothermie profonde (à une profondeur supérieure à 400 mètres), considérée comme une forme d’énergie renouvelable pouvant fournir de l’électricité en permanence, contrairement au solaire ou à l’éolien. Dès lors, poursuivent-ils, pourquoi devrait-on bannir le premier et encourager la seconde?
Les géologues ne contestent pas cette relative similitude de risques. Il y a cependant une différence notable entre les deux technologies: l’utilisation de sources de gaz de schiste nécessite de nombreux forages, ce qui n’est nullement le cas en géothermie profonde, où le besoin de terrains disponibles demeure relativement faible. Pour cette seule raison, dans un petit pays comme la Suisse, le fracking serait sensiblement plus difficile à réaliser que dans les grands espaces nord-américains. Par ailleurs, plus on multiplie les puits de forage, plus on multiplie les risques, notamment celui de fuites.
Cinq impacts environnementaux
Comme le souligne le professeur François Renard, cinq types d’impacts environnementaux sont identifiables. Premièrement, l’exploitation peut déclencher de petits séismes, comme le font d’autres technologies telle la géothermie. En 2006 à Bâle, une fracturation hydraulique réalisée pour un forage thermique profond a provoqué des secousses sismiques qui ont duré plusieurs semaines. Deuxièmement, les chercheurs américains ont montré que de nombreuses sources d’eau aux Etats-Unis étaient notamment contaminées par du méthane, principalement dans les régions d’exploitation de gaz de schiste. Certes, l’eau injectée dans le puits, en contact avec des roches contenant des métaux lourds et des éléments naturellement radioactifs, est normalement récupérée et retraitée, mais des fuites sont toujours possibles vers des eaux de surface. L’étanchéité totale d’un forage est un leurre. Qui plus est, les multinationales pétrolières et gazières comme Halliburton et Schlumberger utilisent pour la fracturation hydraulique des produits contenant un cocktail de substances chimiques plus ou moins toxiques qui s’ajoutent à la pollution «naturelle» du sous-sol. Lors de la 248e conférence de la Société américaine de chimie, du 10 au 14 août dernier à San Francisco, la communauté scientifique a reconnu savoir très peu de choses sur les risques potentiels pour la santé d’environ un tiers des produits chimiques utilisés pour le fracking. Huit substances ont toutefois été identifiées comme particulièrement toxiques pour les mammifères.
Un troisième effet concerne les rejets de méthane dans l’atmosphère, surtout pendant la phase d’exploitation du puits. Le méthane est un puissant gaz à effet de serre qui contribue au réchauffement climatique. Il a un impact environ vingt-cinq fois plus fort que le dioxyde de carbone (CO2).
Les deux dernières incidences concernent la production d’importantes quantités d’eau et l’impact au sol de l’exploitation. De 9000 à 29 000 m³ d’eau sont nécessaires par trou de forage. Enfin, pour l’exploitation et le transport du gaz de schiste, une surface maximale de 20 000 m² (un peu moins de trois terrains de foot) est requise durant les phases de forage et de fracturation, tout comme la mise en place d’un ballet peu romantique de camions polluants.
Quand les industriels rassurent
Lors d’une conférence donnée en avril 2013 à l’université Diderot à Paris, le géologue et ingénieur Bruno Courme, directeur de Total Gas Shale Europe, a passé en revue tous les risques liés à la fracturation hydraulique. Il ressort de son exposé d’une heure environ que les industriels actifs dans le fracking, qu’il représente, sont tout à fait conscients des dangers potentiels inhérents à cette technologie. Les risques de fuite? «Tout est fait pour que le puits reste étanche.» Le gaspillage de l’eau? «Comme fluide de fracturation, l’eau douce n’est pas une nécessité absolue. On peut utiliser de l’eau recyclée ou de l’eau de mer. Encore faut-il résoudre des problèmes de corrosion et de tolérance avec les additifs.» Le gaspillage, encore, avec 20 000 m³ d’eau utilisés, en moyenne, au moment de la fracturation? «La ville de Toulouse perd 1,5 million de m³ d’eau à cause des fuites de ses canalisations.» La contamination des aquifères? «Il suffit de ne pas forer à proximité de ces zones sensibles.» Les additifs toxiques mélangés à l’eau? «Nous réduisons leur quantité et commençons à avoir des produits biodégradables.» Le dégagement de méthane? «Les industriels cherchent à le récupérer.» En résumé: à condition de faire bien attention, on limite les dégâts. Et on rassure l’opinion publique. En Suisse, le Centre patronal vaudois (CP) est d’ores et déjà convaincu que «la Suisse et ses cantons, souverains en matière d’hydrocarbures, ne doivent pas pour des raisons purement idéologiques s’interdire de prospecter du gaz serré, à savoir des gaz pris dans une roche peu poreuse, voire du gaz de schiste».
Pas encore d’autres solutions
Si le fracking pose encore autant de problèmes, y aurait-il d’autres technologies plus propres, exploitables à grande échelle et à un prix raisonnable? La réponse des géologues est sans appel: non. En 2013, lors d’un colloque organisé par le Sénat à Paris, les industriels ont eux aussi considéré qu’il n’y avait aujourd’hui pas de solution de remplacement à la fracturation hydraulique. Ainsi la stimulation par arc électrique pour fracturer la roche n’a jamais été testée et se révèle fort compliquée. La fracturation à l’air, autre méthode qui consiste à injecter de l’air sous pression, reste au niveau de laboratoire. Reste la technique de fracturation au fluoropropane, déjà utilisée en Amérique du Nord, qui permet de ne pas avoir recours à de grandes quantités d’eau et de produits chimiques nuisibles à l’environnement. Mais, revers de la médaille, son coût est élevé et ce gaz a un pouvoir d’effet de serre près de 3000 fois plus élevé que celui du dioxyde de carbone, selon les experts de l’ONU. C’est pourquoi la fracturation hydraulique continue à avoir les faveurs des industriels du gaz et du pétrole, qui investissent d’importants moyens en recherche pour améliorer cette technologie et réduire ses effets négatifs sans pour autant éliminer tous ses inconvénients.
Le gaz de schiste, pour quoi faire?
Finalement, que faire de ces gaz non conventionnels? Bruno Courme tente trois issues possibles. «S’il s’agit d’ajouter une consommation supplémentaire d’énergie fossile, alors l’impact sur le climat est évidemment négatif. Si l’on remplace ainsi une importation de gaz, le bilan est neutre. Si le gaz de schiste se substitue au charbon, c’est alors positif.» Comme la Chine construit à tour de bras des centrales à charbon pour assurer son développement, cette dernière hypothèse n’est pas sans intérêt.
Il y a cependant une quatrième approche que le conseiller national vaudois Christian van Singer (Verts) résume ainsi: «Presser le citron des énergies non renouvelables comme le gaz de schiste, encore et encore, n’a aucun sens et nous éloigne de l’essentiel: la recherche de l’efficience énergétique et le développement des énergies renouvelables.» Parmi tous les risques échafaudés, réels ou supposés, le principal est peut-être celui-là. L’exploitation effrénée des gaz non conventionnels, comme du charbon, d’ailleurs, témoigne d’une vision à court terme. Agir comme si le changement climatique, aggravé par l’exploitation des énergies fossiles, n’existait pas risque d’avoir de redoutables conséquences sur la vie des générations futures.
Collaboration Fatima Sator
Une rentabilité incertaine en Europe
La production de gaz de schiste ne rendra pas l’Europe autosuffisante en gaz naturel, selon une étude.
Contrairement aux Etats-Unis, l’Europe ne produit pas encore de gaz de schiste. Si elle le faisait, sans tenir compte de la facture économique de possibles dégâts environnementaux, serait-ce une opération rentable? Rien n’est moins sûr. Publié en septembre 2012, un rapport de la Commission européenne indiquait que, contrairement aux Etats-Unis, «la production de gaz de schiste ne rendra pas l’Europe autosuffisante en gaz naturel. Dans le scénario le plus optimiste les importations peuvent être réduites à un taux d’environ 60%.» Une étude publiée en février dernier par l’Institut du développement durable et des relations internationales et présentée au Parlement européen confirme cette thèse: si l’UE produisait plusieurs dizaines de milliards de mètres cubes de gaz de schiste en 2030-2035, cela ne réduirait pas les importations de gaz de Russie, d’Algérie et du Qatar (54% de la demande européenne), ni les prix des combustibles fossiles qui «resteraient largement déterminés par les marchés internationaux». Cette production supplémentaire pourrait juste rendre le marché plus liquide et résistant dans les pays très dépendants du charbon comme la Pologne, ou du gaz russe comme la Bulgarie ou la Slovaquie.
D’autres études du cabinet de conseils en stratégie AT Kearney, à Chicago, et de Bloomberg New Energy Finance estiment qu’il faudrait plusieurs années aux Européens pour acquérir l’expertise nord-américaine dans le fracking, qui se solde par des coûts relativement bas impossibles à réaliser à court terme sur le Vieux Continent. Par ailleurs, la densité de la population, bien plus élevée en Europe qu’aux Etats-Unis, limiterait la multiplication des puits. Qui plus est, la réglementation européenne sur l’environnement et la santé est généralement plus contraignante que celle en vigueur aux Etats-Unis. A tout le moins, tant que l’accord transatlantique de libre-échange n’est pas scellé.
Enfin, l’exploitation du sous-sol nord-américain, aux mains des particuliers, est réglée par le marché, qui peut être dominé par des intervenants puissants très intéressés par la manne à tirer du fracking. Dans les pays européens, en revanche, l’exploration et l’exploitation du sous-sol est généralement l’affaire exclusive du pouvoir politique, plus sensible à une opinion publique plutôt hostile au gaz de schiste, même dans les pays où les gouvernements y sont très favorables comme le Royaume-Uni.
Diabolisations énergétiques
Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, l’exploitation industrielle d’une nouvelle source combustible s’accompagne toujours de craintes. Petit retour historique, de l’essence à l’hydrogène.
«Une nouvelle source d’énergie, un dérivé de distillat de kérosène appelé gazoline, a été inventée par un ingénieur de Boston… La découverte amorce une nouvelle ère dans l’histoire de la civilisation… Ses dangers sont évidents. L’entreposage de la gazoline par des personnes d’abord intéressées par le profit constituerait un danger d’incendie et d’explosion de première importance… Cette découverte implique des forces de la nature qui sont trop périlleuses pour qu’elles puissent entrer dans nos concepts actuels.»
Cet extrait d’une lettre adressée en 1875 au Congrès américain par l’association des «véhicules sans chevaux» (entendez: à vapeur) en dit long sur la crainte qui accompagne la découverte de toute nouvelle source d’énergie. Surtout lorsque celle-ci est délicate à extraire, à transporter et à utiliser pour la bonne raison qu’elle est inflammable, explosive et dommageable à l’environnement. C’est le cas actuellement avec le gaz de schiste. Comme l’a été avant lui le gaz naturel, connu depuis l’Antiquité, mais dont l’exploitation massive n’a vraiment commencé que dans les années 70, tant elle a été ardue à mettre en œuvre. C’est ainsi: l’essor industriel d’une ressource énergétique draine dans son sillage autant de promesses que de dangers catastrophiques, voire d’encouragement à des utilisations destructrices.
L’image de l’hydrogène, aujourd’hui encore, est ternie par la catastrophe du dirigeable Hindenburg en 1937, sans compter la mise au point de la bombe H. Mais l’hydrogène, un jour, se rangera aux côtés de l’essence ou du gaz naturel comme un combustible certes instable et à la production polluante, mais dont le niveau de risque aura été suffisamment abaissé pour qu’il soit accepté par le plus grand nombre.
Tout à leur entreprise de diabolisation, les ennemis-concurrents de l’essence en 1875 avaient au moins eu l’honnêteté intellectuelle de souligner une évidence: il existe toujours un décalage entre la découverte d’une énergie nouvelle et sa vraie compréhension. Luc Debraine
«Ne nous pressons pas!»
Thomas Porcher, spécialiste du marché des matières premières, doute de l’opportunité de se lancer dans l’exploitation du gaz de schiste en Europe, à l’image des Etats-Unis.
L’expérience américaine du gaz de schiste n’est pas transposable en Europe. Elle ne créerait que très peu d’emplois faute de forages massifs et en continu, estime l’économiste Thomas Porcher. Ce dernier est l’auteur d’ouvrages sur les matières premières dont Le mirage du gaz de schiste (Max Milo Editions).
Les gaz et pétrole de schiste annoncent-ils un chamboulement géopolitique mondial?
Après les deux chocs pétroliers en 1973 et 1979, on a assisté à un développement de la production pétrolière dans des pays n’appartenant pas à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Nombreux ont été les experts à affirmer que le marché de l’or noir allait être bouleversé, que l’OPEP était sur la touche. Où en sommes-nous aujour-d’hui? Les douze pays membres de l’OPEP produisent encore 40% du pétrole. Dès qu’il y a un problème d’approvisionnement, tout le monde se tourne vers l’Arabie saoudite pour qu’elle inonde le marché de barils supplémentaires. C’est ce qui s’est passé récemment avec la Libye. Cela pourrait se reproduire avec l’Irak. Nous assistons au même scénario avec le pétrole et le gaz de schiste. Certains experts nous annoncent que, grâce à ces derniers, les Etats-Unis vont devenir le poumon énergétique de la planète. C’est faux.
Pourquoi?
Parce que ce qui fait d’un pays un acteur géopolitique majeur en matière d’énergie, c’est sa capacité à mettre rapidement des ressources supplémentaires sur les marchés en cas de défaillance d’un pays producteur. Or, les Etats-Unis, qui produisent en pleine capacité pétrole et gaz de schiste, sont incapables d’assumer ce rôle. Contrairement aux membres de l’OPEP qui, eux, peuvent du jour au lendemain augmenter leur niveau de production de 4 millions de barils par jour.
A plus long terme, pétrole et gaz de schiste ne vont-ils pas supplanter pétrole et gaz conventionnels?
Non, car plus de 70% des réserves sont dans les pays de l’OPEP, qui produisent par quotas et conservent donc des réserves pour l’avenir. D’ailleurs, selon l’Agence internationale de l’énergie, les gaz et pétrole non conventionnels vont perturber le marché tout au plus une vingtaine d’années. Ensuite, l’OPEP reviendra en force.
Quelle est donc, selon vous, le talon d’Achille économique du gaz et du pétrole de schiste?
Leur durée de production, d’environ cinq ans, est cinq fois inférieure à celle du gaz et du pétrole conventionnels. Les gisements sont siphonnés à 80% durant les deux premières années d’exploitation. Puis la baudruche se dégonfle rapidement. Sans compter les problèmes environnementaux engendrés par ce type d’exploitation.
L’Europe, qui boude ces nouvelles ressources, ne risque-t-elle pas néanmoins de le regretter tôt ou tard?
Je ne pense pas. Total et d’autres compagnies américaines ont quitté la Pologne, que d’aucuns qualifiaient étrangement de Koweit de l’Europe, car le coût d’extraction du pétrole et du gaz de schiste est supérieur aux prix du marché. Ce n’est donc pas rentable. Une étude réalisée par Bloomberg a par ailleurs montré qu’au Royaume-Uni, un pays très favorable au gaz de schiste, le coût d’extraction de ce dernier était le double de celui enregistré aux Etats-Unis.
Enfin, la Commission européenne a conclu que, dans les pays de l’UE, le gaz de schiste ne comblerait que 10% de leur consommation d’énergie d’ici à vingt ans. Difficile, dans ce cas, de parler d’indépendance énergétique!
Les techniques d’exploitation des gaz et pétrole non conventionnels s’améliorent, les impacts sur l’environnement sont pris au sérieux. N’en tenez-vous pas compte?
Bien sûr! C’est pourquoi je suggère de ne pas se presser. L’Europe a tout à gagner à ne pas foncer tête baissée dans une aventure dont les coûts et les nuisances sont aujourd’hui bien supérieurs aux avantages escomptés.
Décryptage. Le département d’Etat américain a créé une unité spéciale pour aider le reste du monde à exploiter ses ressources non conventionnelles de pétrole et de gaz.
Les Etats-Unis exportent leur savoir-faire
En janvier 2009, la Russie coupait ses exportations de gaz naturel vers l’Europe. L’Ukraine, la Pologne, les Balkans, l’Autriche ou encore l’Allemagne se voyaient privés du précieux combustible.
Aux Etats-Unis, l’administration de Barack Obama venait à peine d’entrer en fonction et se voyait déjà confrontée, impuissante, à une crise majeure. «C’était la panique, se rappelle Amos J. Hochstein, le secrétaire adjoint à la diplomatie énergétique. La Russie venait d’attaquer nos alliés européens, nous voulions faire quelque chose, mais quoi?» Une expérience traumatisante qui allait déboucher sur la création d’une nouvelle unité au sein du département d’Etat américain: le Bureau des ressources énergétiques.
L’organe a vu le jour en novembre 2011, délais bureaucratiques obligent. Cette équipe de 85 personnes exploite le nouveau miracle énergétique américain: la révolution du fracking. Grâce à la nouvelle technologie, les Etats-Unis ont réussi à augmenter de 50% leur production de pétrole depuis 2008. Et le pays prévoit d’extraire 11,6 millions de barils par jour d’ici à 2020, soit plus que l’Arabie saoudite. Le pays a aussi augmenté son extraction de gaz de schiste de 390% entre 2008 et 2012, devenant ainsi le plus grand producteur de gaz de la planète, devant la Russie. Le bureau, dirigé par Carlos Pascual, un ancien ambassadeur en Ukraine et au Mexique, a pour but d’exporter cette success story à l’étranger. Il s’agit d’en faire une nouvelle arme diplomatique pour contrecarrer les manœuvres de Vladimir Poutine et des autres ennemis des Etats-Unis.
«Nous cherchons à diversifier et à augmenter l’approvisionnement en énergie de nos alliés, notamment grâce à la promotion des ressources énergétiques non conventionnelles», explique Amos J. Hochstein. Le diplomate et son équipe sillonnent aujourd’hui la planète pour promouvoir et fournir une assistance technique à tout pays qui souhaite exploiter ses réserves de pétrole et de gaz de schiste. Ils travaillent notamment en Argentine, en Colombie, en Ukraine, en Pologne, en Roumanie, en Chine et en Inde. Une aide qui permet aussi de créer des débouchés juteux pour les compagnies américaines.
Une armée de consultants
Le Bureau des ressources énergétiques envoie ainsi des armées d’experts et de consultants sur le terrain pour informer les différents pays qui souhaitent exploiter leurs ressources d’énergie non conventionnelles. Et mandate des firmes américaines pour les aider.
Car l’extraction de pétrole et de gaz de schiste est un processus complexe que seules les compagnies américaines maîtrisent vraiment pour l’heure. «Ce sont des compétences qu’elles ont acquises grâce à leurs années d’expérience au Dakota du Nord et au Texas, explique Aviezer Tucker, le directeur adjoint de l’Institut sur l’énergie à l’Université du Texas à Austin. Elles disposent par exemple d’une vaste quantité de données qui leur permettent d’interpréter les résultats délivrés par les sonars sismiques chargés de détecter des gisements prometteurs.» Ces sociétés sont aussi capables d’extraire de plus grandes quantités d’énergie fossile à partir d’un seul puits donné. Elles se reposent pour cela sur les techniques développées par l’entrepreneur texan George Mitchell au début des années 2000.
Ces compétences leur permettent aussi de mieux maîtriser les potentiels dégâts environnementaux: «Elles sont notamment capables de laver les fluides chimiques utilisés pour «fracker» les puits, afin d’en extraire les toxines. Elles ont également commencé à remplacer l’eau utilisée lors de la fracturation par du dioxyde de carbone liquéfié, ce qui minimise les gaz à effet de serre.»
Le Bureau des ressources énergétiques fournit aussi des conseils sur le plan législatif: «Beaucoup de pays craignent les conséquences du fracking sur l’environnement, souligne Amos J. Hochstein. Nous venons les rassurer en leur expliquant quels types de lois nous avons mis en place aux Etats-Unis pour superviser l’extraction.»
Presque trois ans après l’établissement du bureau, des résultats concrets se font déjà sentir. Grâce au travail de cette unité, l’Ukraine a réussi à baisser sa dépendance envers le gaz russe de 90% à 60%, selon Carlos Pascual. Et des compagnies américaines ont réussi à s’implanter dans de nouvelles régions en Europe et ailleurs dans le monde. «Chevron commence à être très bien établie en Europe, spécialement dans l’ouest de l’Ukraine où elle exploite d’importants gisements de schiste», indique Aviezer Tucker. Le fournisseur de services pétroliers et gaziers Haliburton a aussi commencé à «fracker» en Pologne et a formé une joint-venture en Chine pour y exploiter les énormes réserves de gaz. «Nous y avons aussi aidé le gouvernement à réaliser des analyses sismiques du sol», ajoute Amos J. Hochstein. Cément Bürge