Zoom. Les usagers du web lisent davantage mais sont plus dissipés et retiennent moins bien que les lecteurs déconnectés, selon des chercheurs néo-zélandais. Leur étude est contestée.
Blandine Guignier
«Pour vraiment lire un texte, je préfère l’imprimer. Sur le web, je passe à autre chose: je clique sur un lien, puis exécute une recherche sur Google et, finalement, je suis complètement déconnecté de ce que je faisais au départ!» L’expérience de Joël Pinson, doctorant à l’Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP) de Lausanne, fait écho à celle de nombreux utilisateurs de l’internet. Une étude de l’Université Victoria, à Wellington, en Nouvelle-Zélande, entend ainsi confirmer ce qui n’était jusqu’alors qu’une supposition: le web serait responsable de nos difficultés de concentration.
Sur la base de ce constat, l’équipe néo-zélandaise a aussi cherché à savoir si l’environnement en ligne affectait nos comportements de lecture. Quelque 200 personnes de nationalités différentes ont été interrogées. Verdict: leur niveau de concentration, de compréhension, d’assimilation et de mémorisation s’est révélé plus bas pour du contenu en ligne que hors ligne.
En Suisse, ces résultats ne convainquent pas les spécialistes de la question. «Si cette étude effectue bien une distinction entre lecture on line et off line, aucune différence n’est faite entre la lecture sur ordinateur, tablette ou liseuse. Or, ce n’est pas la même chose», souligne Sebastian Dieguez, chercheur au département de neurologie de l’Université de Fribourg. Le scientifique met également en doute les méthodes d’analyse, qui reposent sur un sondage envoyé via Facebook et ne dispose pas d’un échantillon représentatif.
Les atouts de l’internet
Un avis partagé par Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne, spécialiste des modes d’appropriation des technologies de l’information et de la communication (TIC): «C’est délicat de demander à des personnes de se prononcer elles-mêmes sur leurs habitudes de lecture, car elles n’ont pas toujours le recul nécessaire.» Lui-même s’en est rendu compte à l’occasion d’une étude qu’il a menée sur la pratique de lecture chez les adolescents: «Nous nous sommes aperçus que ces derniers avaient parlé du temps passé à lire des romans, mais qu’ils avaient oublié de mentionner celui occupé à lire des messages de leurs amis sur les réseaux sociaux, parce qu’ils ne considéraient pas cela comme de la lecture…»
Le postulat selon lequel les nouvelles technologies rendent idiot est devenu récurrent dans la littérature anglo-saxonne. D’ailleurs, l’étude de l’Université de Wellington se fonde notamment sur un article, publié en 2008, au titre évocateur: «Is Google making us stupid?» Le journaliste américain Nicholas Carr, associé à des scientifiques, y dénonce l’impact négatif de l’internet sur nos cerveaux et surtout sa propension à nous priver de nos capacités de concentration. «Ces chercheurs estiment que l’espace qu’on accorde à la lecture et à la réflexion est en danger, souligne Olivier Glassey. Leur observation, qui a émergé au début des années 2000, a joué un rôle important à une époque où l’internet était encore peu remis en question.»
Aujourd’hui, opposer lecture web et hors ligne est contre-productif, juge le Lausannois: «S’il est légitime de vouloir préserver un espace de lecture monolithique et méditative, il ne faut pas pour autant disqualifier les autres formes de lecture. D’autres capacités cognitives sont développées sous l’effet de l’internet, qu’il convient aussi de valoriser, comme l’écrémage ou le choix des informations. Celles-ci sont encore trop souvent considérées dans le système scolaire comme une version dégradée de la lecture traditionnelle.»
Alarmisme infondé
Le neuropsychologue de l’Université de Fribourg Sebastian Dieguez dénonce un courant de pensée alarmiste: «Ces chercheurs veulent nous faire croire que l’introduction massive des nouvelles technologies ferait émerger des individus narcissiques, avec des troubles de l’attention. Or, il n’y a aucune étude réellement sérieuse qui l’a démontré!»
Nos supports de lecture ont bel et bien changé depuis l’introduction de l’internet, passant des nervures du papier aux pixels de l’écran. Mais de tels bouleversements ont déjà eu lieu par le passé.
Olivier Glassey établit notamment un parallèle avec le fait de regarder un film à la télévision et au cinéma. «Plus que le média lui-même, c’est le contexte qui joue. Le cinéma est un univers préservé, avec peu de distractions; alors qu’en regardant la télévision, nous sommes pris dans le flux des actions quotidiennes et sommes interrompus, comme pour descendre les poubelles ou zapper une publicité.»