Interview Le médecin et statisticien suédois est devenu célèbre pour ses conférences sur la «success story» de l’humanité. En ces temps de peurs diffuses, cet indécrottable optimiste enseigne une autre manière de voir les choses.
Guido Mingels
A coups de graphiques, Hans Rosling est capable d’expliquer en quatre minutes l’histoire de 200 pays pendant ces 200 dernières années, soit l’étourdissante success story de l’humanité. Mots d’ordre: bien-être, durée de vie. Et de conclure: «Je distingue une tendance claire. Grâce à l’aide au développement, au commerce mondialisé, aux technologies vertes et à la paix, il est fort possible que tout le monde devienne riche et en bonne santé. L’apparent impossible devient possible.»
Prêcheur dans le désert? En un temps où l’internet, les journaux et la TV diffusent un flot continu de mauvaises nouvelles, il ose dire: le monde se porte mieux que vous croyez. En un temps où se répand l’angoisse face à la surpopulation, au désastre climatique, aux guerres en cours et encore à venir, Hans Rosling considère les seuls faits nus et en conclut: oui, en 2100 la Terre pourra nourrir 10 milliards d’habitants; oui, tout le monde peut sortir de la pauvreté; oui, nous pouvons surmonter le changement climatique.
Une vision fondée sur les faits
Rendez-vous à Stockholm. Rosling revient de Bombay et sera après-demain à Toronto pour recevoir un doctorat honoris causa. Entre-temps, il parle avec Bill Gates ou Al Gore, figure dans la liste des 100 personnes les plus influentes du monde dressée par Time Magazine. Et, quand il a du temps, il construit une cabane dans les arbres avec ses petits-enfants.
Son fils Ola, 38 ans, dirige avec son épouse, Anna, la fondation familiale Gapminder, qui a pour but de diffuser une «vision du monde fondée sur les faits» à l’aide de grises statistiques transformées en riants graphiques. Hans Rosling, pour sa part, résume toutes ses révélations dans des vidéos visibles sur son site internet et sur YouTube, visionnées par des millions d’internautes. Le thème du jour est la mortalité infantile, qui baisse presque partout sur la planète, mais les gens du premier monde – nous – ne le savent pas. Et les conditions de vie s’améliorent aussi presque partout, mais l’Occident ne le croit pas. Les taux de natalité reculent, la pauvreté diminue: selon l’ONU, elle s’est plus réduite depuis 1950 que durant les 500 ans précédents. L’espérance de vie augmente et la formation s’améliore: quatre Terriens sur cinq savent désormais lire et écrire. Mais nul n’y ajoute foi, quand bien même ce sont là des données incontestées. Hans Rosling les propage inlassablement sur tous les réseaux, de préférence sur Twitter.
Ces disparités qui s’amenuisent
Dans le bureau de Hans Rosling, on découvre de petits bonshommes colorés, chacun d’eux représentant un milliard de Terriens. Ils sont donc sept. Il les répartit comme suit: un bonhomme pour le milliard d’humains de la couche supérieure, Europe, Amérique du Nord et Japon; deux bonshommes pour les 2 milliards de la couche inférieure vivant dans la pauvreté dans certaines parties d’Afrique et d’Asie; et quatre bonshommes pour le reste, dans les pays émergents, la classe moyenne planétaire, ni riche ni pauvre. C’est pourquoi Rosling affirme que le fossé entre riches et pauvres qui a perduré jusqu’autour de 1950 n’existe plus. Autrement dit: «Il n’y a plus d’opposition entre nous, tout en haut, et eux, tout en bas. Il y a un continuum.»
Et il n’y a pas lieu d’être terrifié par la surpopulation, puisque la croissance de la population ralentit partout. Dans les années 70, le taux de natalité global était de 4,5 enfants par femme, il n’est plus que de 2,5. Au Brésil, il s’est réduit de 4,3 à 1,9, au Bangladesh de 6,6 à 2,3, en Iran carrément de 7,0 à 1,8. La population du monde ne croît plus parce que trop d’enfants voient le jour, mais parce que partout les gens vivent mieux, et donc plus longtemps.
Rosling sort en trombe de son bureau et lance: «Venez, on va manger. J’ai vingt minutes.»
Pourquoi y a-t-il dans votre bureau un portrait du shah d’Iran?
Ce n’est pas le shah, c’est Vassili Arkhipov. Il lui ressemble un peu. Vous connaissez?
Non.
C’est un de mes héros. Il était officier dans un sous-marin soviétique pendant la crise de Cuba et s’est opposé à son commandant, qui voulait mettre à feu une torpille à tête nucléaire quand des navires américains l’ont attaqué. Sans Arkhipov, on aurait eu une guerre atomique. Ce fut l’instant le plus dangereux de l’histoire de l’humanité.
Quel est aujourd’hui le plus grand danger pour l’humanité?
Sans doute ne l’avons-nous pas encore identifié comme tel.
Y a-t-il quelque chose qui vous fait peur?
Oui, l’ignorance. Les gens n’en savent pas assez. Ils ne connaissent pas les faits et ne veulent pas les connaître. Au lieu de cela, ils ressentent.
On dirait que le monde est à feu et à sang dans tous les coins: califat islamique, Ukraine, Gaza, Ebola, Libye, Boko Haram…
Il est vrai qu’il y a tous les jours des nouvelles inquiétantes. Mais, bien qu’elles se comportent de manière effroyable, je ne tiens pas ces bandes de terroristes en Syrie et en Irak pour le développement le plus important dans le monde musulman. L’Indonésie, plus grande nation musulmane avec près de 250 millions d’habitants, est devenue une démocratie stable. On n’en dit rien dans les médias.
Et le réchauffement climatique ne vous cause pas non plus de souci. Nous courons à la catastrophe…
Pas obligatoirement. Certaines choses vont changer. Peut-être ne pourra-t-on plus skier en Suède. Le niveau de la mer va grimper, de sorte qu’il faudra construire sa maison un peu plus haut. On pourra cultiver des céréales en Sibérie. Tout cela nécessite d’énormes investissements. Ce peut être épouvantable, mais ce n’est pas la fin de la vie. Le Bangladesh disparaîtra s’il ne construit pas des digues comme aux Pays-Bas, où ils ont investi depuis belle lurette. A propos, savez-vous qui fut le meilleur climatologue du monde?
Non.
George W. Bush. Parce qu’il a mené l’économie américaine à la faillite. La conjoncture s’est effondrée, du coup les émissions de CO2 aussi, comme le montrent les statistiques américaines depuis 2008. Il n’existe hélas aucune mesure coordonnée sur le climat qui eût pu atteindre, même de loin, un tel résultat.
Combien d’habitants la Terre peut-elle supporter? Quelle est la limite?
La question n’a pas de sens. En admettant qu’une telle limite existe, que se passe-t-il? Faut-il tuer tous les surnuméraires? Les scientifiques et les politiques sérieux savent que nous devons nous préparer à 10 milliards d’habitants en 2100, mais les activistes de l’environnement disent que plus de 7 milliards, ça ne va pas. Il est heureusement interdit de nier l’Holocauste, mais je trouve qu’il devrait aussi être interdit de proposer un nouvel holocauste.
Dites-nous deux ou trois choses de nature à nous donner de l’espoir.
D’abord, que la croissance de l’humanité a ralenti. Ensuite que l’ancienne division de la planète entre Etats hautement développés et pays en développement n’est plus d’actualité. Tertio, la santé ne cesse de s’améliorer partout. Quatrièmement, les filles bénéficient d’un meilleur enseignement scolaire. Cinquièmement, la fin de l’extrême pauvreté est proche. Selon la Banque mondiale, il y avait en 1980 2 milliards de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour; aujourd’hui elles sont environ 1 milliard.
Comment résoudre le problème énergétique?
En tout cas pas comme en Allemagne. Débrancher les centrales nucléaires pour miser sur les centrales à charbon n’est pas une bonne idée. C’est un très mauvais signal pour les pays émergents.
Ce n’est pas une réponse.
Je n’ai pas de solution. Il est clair que les pays occidentaux doivent drastiquement réduire leurs émissions de CO2. Mais je crains que le changement climatique, parce qu’il est très lent, ne suffise pas à pousser les politiques à agir. Il faudra un autre événement choquant, peut-être une grande guerre née du changement climatique.
Connaissez-vous Stephen Emmott?
Non, je devrais?
C’est un scientifique britannique qui affirme qu’on ne sauvera pas l’humanité.
Ah, toujours ces pessimistes! Ils aiment les naufrages. Je pense que le débat sur le changement climatique et la prétendue surpopulation est avant tout une critique de la civilisation. Il est le fait de gens qui désapprouvent la société de consommation et le matérialisme ambiant. J’ai beaucoup de sympathie pour cette posture, mais elle ne nous aidera pas à planifier un monde pour 10 milliards de personnes en 2100.
Décollage de Stockholm avec, en tête, cette réflexion: le fait que les enfants en sauront plus que leurs parents est une définition assez pertinente du progrès humain. Chaque génération est plus instruite que la précédente parce qu’elle combine le savoir existant avec des idées nouvelles. Et la vitesse à laquelle des solutions sont trouvées croît de manière exponentielle. A l’avenir encore, il faudra des pessimistes pour identifier les problèmes et des optimistes pour les résoudre.
©Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy
Hans Rosling
Né à Uppsala (Suède), 66 ans, ce médecin, statisticien et conférencier enseigne la santé internationale à l’Institut Karolinska et préside la Fondation Gapminder, qu’il a créée. Il a passé vingt ans de sa vie, souvent sur le terrain, à étudier le konzo, une maladie paralysante née de la malnutrition, en Afrique. Il fut en 1993 un des initiateurs de l’ONG Médecins sans frontières. En 2010, il s’est vu décerner aux Etats-Unis le Gannon Award pour la recherche continue sur
le progrès de l’humanité.