Analyse. L’accord de Dublin sur le renvoi des requérants d’asile est sous le feu des critiques. Pourtant, son bilan est plus profitable qu’on ne le croit pour notre pays. Démonstration chiffrée.
Étienne Piguet
Le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) vient de publier son rapport annuel. On y trouve notamment les chiffres relatifs au principal instrument de coopération migratoire actuellement en vigueur dans l’UE, l’accord de Dublin, ratifié par la Suisse, et dont une troisième mouture est en discussion au Parlement.
Contrairement à d’autres instruments de politique migratoire européenne encore balbutiants comme le Fonds asile, migration et intégration (FAMI), Dublin n’est pas un mécanisme de solidarité entre les Etats plus ou moins concernés par l’arrivée de migrants. Son but est d’empêcher qu’une requête d’asile puisse être déposée successivement dans plusieurs pays. Dublin se veut aussi dissuasif, il n’est plus possible à un requérant débouté d’échapper à un rapatriement en choisissant un autre pays d’exil. Le principe est simple: une demande d’asile est traitée dans le premier pays où le requérant a séjourné légalement ou dans lequel – cas le plus fréquent – il est entré sans papiers valables. Des exceptions sont faites pour des raisons de regroupement familial.
N’étant pas un mécanisme de solidarité, Dublin fait immanquablement des «gagnants» et des «perdants» parmi les pays d’accueil: certains sont contraints de réadmettre des demandeurs d’asile qui avaient quitté leur territoire, d’autres peuvent s’éviter des procédures en renvoyant les requérants dans un pays de transit.
Si l’on croise les chiffres publiés par l’EASO et Eurostat avec ceux de l’Office fédéral des migrations, le verdict est sans appel: la Suisse renvoie beaucoup plus de demandeurs d’asile via Dublin qu’elle ne doit en accepter. Ainsi, en 2013, la Suisse a transféré 4165 personnes tandis qu’elle n’en a «repris» que 751. La différence entre ces deux chiffres – 3414 – équivaut au «bénéfice net de Dublin». L’Italie reçoit la grande majorité des transferts suisses (2527 contre 8 en sens inverse…), ce qui s’explique par sa position géographique en première ligne sur la route des migrations. Il en va de même pour l’Espagne, en deuxième position avec 401 transferts de Suisse (un seul en sens inverse…).
Si le bénéfice net de Dublin pour la Suisse est connu, ce qui l’est moins est la position occupée par notre pays dans l’ensemble du système, en comparaison des 30 autres Etats associés à Dublin (voir graphique).
Il en ressort qu’avec l’Allemagne la Suisse est de loin le plus grand bénéficiaire en Europe des possibilités de renvoi de requérants vers des pays de premier asile.
Si l’on rapporte les transferts au nombre de demandes déposées en cours d’année, la différence devient spectaculaire (voir graphique). De fait, la Suisse est le seul pays qui parvient grâce à l’accord de Dublin à réduire substantiellement (de près de 20%) l’effectif des demandes d’asile à examiner.
En Suisse, l’accord de Dublin a souvent été vertement critiqué par les milieux hostiles à la collaboration avec l’Europe. Les garanties de droit offertes aux requérants et la limitation des durées de détention sont vues comme des entraves à l’exécution des renvois. Pour d’autres milieux, l’accord devrait être appliqué avec plus d’énergie et les autres pays d’Europe ne remplissent pas suffisamment leurs obligations de réadmission vis-à-vis de la Suisse.
Les chiffres que nous venons de présenter montrent qu’affirmer que la collaboration avec l’UE est défavorable à la Suisse ou que les autres pays de l’UE ne jouent pas le jeu ne résiste pas à l’analyse. Bien au contraire.
Plus largement, ces chiffres révèlent à quel point il est présomptueux de croire que la Suisse peut sans dommage tourner le dos à l’Europe. Même s’il n’est pas juridiquement lié à l’accord de libre circulation des personnes, mis en péril par le vote du 9 février, l’accord de Dublin fait peser une épée de Damoclès sur la Suisse. En cas de résiliation par l’UE, notre pays ne serait plus en droit de transférer des requérants d’asile vers un pays de transit ou de séjour et, en sus, son attractivité pour les déboutés de l’UE serait massivement accrue. L’un dans l’autre, on devrait s’attendre à devoir traiter des milliers de demandes d’asile supplémentaires par année.
Lire l’ensemble du texte et ses références dans le blog d’Etienne Piguet, Politique migratoire, sur www.hebdo.ch
Etienne Piguet
Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et vice-président de la Commission fédérale des migrations, il observe depuis plus de vingt ans les flux et les politiques migratoires.