Analyse. Un Romand sur dix ne peut se permettre d’être soigné pour des raisons économiques. Face à cet enjeu de santé publique, des outils ont été mis en place pour les généralistes, afin de mieux encadrer les personnes en situation de précarité.
La Suisse: son système de santé hyperperformant et son assurance obligatoire et universelle des soins. Un tableau idyllique? Pas vraiment. Non seulement les assurés ne cessent de voir leurs primes augmenter d’année en année, mais les coûts de la santé ont explosé pour atteindre près de 65 milliards de francs en 2012, soit l’équivalent de 12% du produit intérieur brut. Des chiffres qui donnent le tournis, et derrière lesquels se cache une triste réalité: rien qu’en Suisse romande près de 11% de la population a renoncé à se faire soigner pour des raisons économiques au cours des douze derniers mois. Une situation d’autant plus troublante que, parmi les personnes touchées, beaucoup sont de nationalité suisse et donc assurément au bénéfice d’une couverture de base obligatoire.
Une réalité étonnante qui s’explique pourtant par un constat implacable. Juste après les Etats-Unis, la Suisse est le pays où les ménages privés contribuent le plus au financement des coûts de la santé, puisqu’ils y participent à hauteur de 25%. Non seulement via les primes d’assurance maladie, mais aussi pour tous les soins qui ne sont pas pris en charge par l’assurance de base. Des frais out of the pocket s’élevant tout de même à 17 milliards pour l’année 2012 (derniers chiffres connus). A titre de comparaison, l’assurance de base a payé, cette même année, plus de 24 milliards de francs. A savoir 35,8% de la totalité des coûts de la santé. Quant aux pouvoirs publics, ils ont contribué à hauteur de 20%, soit 13,7 milliards essentiellement destinés aux établissements médicaux, à la prévention ou encore à l’administration. Cette importante charge portée par les ménages devient problématique lorsqu’on la met en parallèle avec de récents chiffres qui font état de quelque 580 000 personnes ayant un revenu inférieur au seuil de pauvreté, et de plus de 250 000 tributaires de l’aide sociale. Autant d’individus dans une situation de précarité matérielle et pouvant être amenés, un jour ou l’autre, à renoncer aux soins faute d’argent.
Appréhender la précarité
Cet état de fait pour le moins révoltant a notamment été mis en lumière par la Policlinique médicale universitaire (PMU) de Lausanne. Dans la lignée de l’étude Bus Santé menée à Genève, ces travaux inédits, conduits sous la supervision de Patrick Bodenmann, médecin cadre à la PMU, se sont concentrés sur l’expression de la précarité à l’intérieur du cabinet de médecine générale, premier relais du système de santé pour de nombreuses personnes.
«Nous avions le sentiment que certains patients pouvaient renoncer à entreprendre des soins auprès de leur généraliste, explique Patrick Bodenmann. Dès lors, notre volonté était de savoir si le praticien était en mesure d’évaluer la réalité sociale de son patient et comment dépister le potentiel de renoncement aux soins pour des raisons économiques. Nous sommes en effet convaincus que le médecin de famille a un rôle très important à jouer au sein de la médecine sociale, notamment en raison de l’impact certain des conditions socioéconomiques sur l’état de santé des patients.»
Menés entre 2011 et aujourd’hui avec la collaboration de l’Institut universitaire de médecine générale, ces travaux ont porté sur plus de 2000 personnes (dont 80% de nationalité suisse) ayant consulté au sein de cabinets de 47 médecins de famille répartis dans tous les cantons francophones. Un échantillon suffisamment varié sur un plan socio-démographique pour être représentatif de la population romande. En analysant la cohorte de personnes interrogées, on constate que celles renonçant aux soins pour des raisons économiques sont plus susceptibles d’être jeunes, souffrant de pauvreté, au bénéfice d’allocations chômage, de l’aide sociale ou encore d’une bourse d’études. Alors que les personnes touchant une rente AVS ou de veuf semblent davantage épargnées par ce phénomène.
Quant à la nature des actes médicaux auxquels les patients ont renoncé, il s’avère que ce sont les soins dentaires qui passent à l’as dans 75% des cas. Un résultat peu surprenant, lorsque l’on sait que la LAMal n’a remboursé que 1,4% des frais dentaires en 2010. Le 35% restant étant lié à la renonciation à des consultations médicales, des interventions chirurgicales, des dépenses liées à l’achat de médicaments ou encore d’appareils correcteurs.
Face à ces conclusions alarmantes en termes de santé publique, les études menées par le CHUV proposent de donner des outils aux généralistes afin de leur permettre de mieux appréhender la réalité sociale et financière de leurs patients. Et ce, à l’aide d’une seule et unique question: «Avez-vous eu de la peine à payer vos factures au cours des derniers mois?» Libre ensuite au praticien, sur la base d’un questionnaire plus complet, de proposer des arrangements de paiement, d’utiliser des échantillons gratuits ou encore d’orienter son interlocuteur vers des organismes pouvant l’aider sur un plan financier. En attendant que les gestionnaires du système de santé prennent à bras-le-corps cette réalité.