Manifeste. Après la salve de décisions et de déclarations qui menacent le français, vingt-cinq Alémaniques épris de diversité culturelle prennent position en sa faveur. Un chœur de voix, pragmatiques ou lyriques, s’élève pour une certaine idée de la Suisse.
Catherine Bellini et Philippe Le Bé
Quand Nidwald et la Thurgovie veulent bouter le français hors de l’école primaire, quand d’autres cantons menacent de les suivre, quand, des deux côtés de la Sarine et de la Reuss, des voix minimisent ou se moquent de la mise en danger de la diversité linguistique de la Suisse, jusqu’ici motif de fierté et ciment culturel, quand des enseignants et des parents s’essoufflent face à la difficulté du français et face à un manque d’intérêt, réel ou supposé, des enfants, il est temps de se lever. Il est temps de résister aux solutions de facilité. Et il est temps de donner la parole aux Alémaniques qui défendent le français.
Nous avons approché une brochette de personnalités issues du monde artistique, intellectuel, politique, économique, des citoyens convaincus de la nécessité d’apprendre en priorité une deuxième langue nationale avant l’anglais. Même si l’importance de celui-ci reste incontestée. Ils nous ont expliqué pourquoi. Et donné quelques idées pour rendre le français plus désirable, pour donner aux enfants et aux jeunes le goût du français et de la diversité des langues.
Certains de nos interlocuteurs avancent des arguments très pragmatiques: la compréhension des langues nationales ouvre des portes, aussi bien dans l’administration que dans les entreprises, elle favorise les carrières politiques, facilite les relations économiques et diplomatiques avec nos voisins de l’Union européenne et entraîne à une certaine souplesse d’esprit, celle de pouvoir se projeter dans une culture qui n’est pas la sienne. Heidi Tagliavini, la grande dame de la diplomatie suisse, aurait-elle pu contribuer à faire dialoguer pro-Russes et Ukrainiens, comme elle vient de le démontrer avec succès, si elle ne parlait pas huit langues?
D’autres, ou les mêmes, tiennent surtout à prendre soin de ce génie helvétique, celui de se comprendre et de s’entendre au-delà des régions linguistiques et culturelles. Un petit miracle à l’heure où le monde se déchire, traçant dans le sang de nouvelles frontières, une formidable chance, une vieille flamme qu’on aurait un peu négligée, et qu’il est grand temps de raviver.
Quoi qu’il en soit, le débat est bien loin de s’éteindre. Les études et les chercheurs ne tombent pas d’accord sur les bienfaits de l’apprentissage précoce des langues, certains enseignants affirment que les enfants en difficulté ne suivent plus.
Plusieurs cantons devront encore décider si oui ou non ils respectent le compromis trouvé au sein de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique en 2004, à savoir enseigner une deuxième langue nationale et l’anglais au niveau primaire, libre aux cantons de choisir dans quel ordre. En principe, le bilan sera tiré en 2015. Et si l’harmonisation exigée par l’article constitutionnel sur les langues, accepté par le peuple à 86% en 2006, n’est pas respectée, si d’autres cantons suivent le chemin de Nidwald et de la Thurgovie, la Confédération devra intervenir – Constitution oblige – et légiférer.
Le monde économique observe ces développements le front plissé. Tant Rudolf Minsch, responsable des questions d’économie et de formation à economiesuisse, que le directeur de la banque Raiffeisen Pierin Vincenz nous ont déclaré à quel point il est essentiel à leurs yeux que tous les cantons alémaniques harmonisent leur enseignement des langues: «Des programmes scolaires différents d’un canton à un autre sont des handicaps à la mobilité dans notre pays, ce qui est extrêmement dommageable à l’économie», avertit Pierin Vincenz.
Bref, pour enrichir le débat, parole à ces Alémaniques convaincus de l’importance primordiale de l’apprentissage des langues nationales.
Thomas Minder
Entrepreneur et conseiller aux Etats (indépendant/SH)
Attention, le français n’est pas une langue étrangère, une Fremdsprache, comme on le dit dans le débat actuel, mais bien une langue nationale. En tant que telle, elle doit passer en priorité. Apprendre le français d’abord, c’est central pour le bien de notre pays et ça devrait être coulé dans le bronze. Je serais même d’avis qu’on devrait aussi apprendre l’italien pour mieux comprendre le Tessin, qui se sent de plus en plus délaissé.
Pour ma part, j’ai passé trois ans et demi à Neuchâtel, à l’Ecole supérieure de commerce, et plus tard la même période aux Etats-Unis, à New York, pour obtenir un MBA. Et je suis aujourd’hui confronté au français et à l’anglais presque tous les jours. Maîtriser plusieurs langues représente un réel avantage concurrentiel pour notre pays.
Il faudrait que chaque élève, à partir du secondaire, parte pour un an en Suisse romande et que sa famille accueille un Romand durant la même période.
Pedro Lenz
Ecrivain, auteur de «Der Goalie bin ig»
C’est une question de voisinage: mes voisins parlent français, pas anglais. En trente minutes je suis à Bienne. Et le canton où j’habite, Soleure, a une frontière avec la France. La cohésion nationale n’est pas un vain mot, elle exprime le fait que notre nation n’obéit pas à une logique ethnique. Moi, je défends toutes les langues, y compris le dialecte.
Mais le goût pour une langue ne naît pas forcément à l’école. De mon temps, on commençait par des formules comme «Qu’est-ce que c’est?», nous donnant l’impression que seuls les cracks de l’école y arriveraient. Heureusement pour moi, ma mère, Espagnole, écoutait radio et télévision romandes. Ses amies parlaient français avec elle, elles avaient toutes passé un Welschlandjahr, les plus riches dans une école, les autres dans une boulangerie ou dans une ferme. Avec les enfants, il faut plus jouer avec l’oralité, parler, tenter des jeux de mots. Aller avec eux dans le Jura, vers le Léman, en France, pour qu’ils voient qu’ils peuvent utiliser ce qu’ils apprennent à l’école.
Jan De Schepper
Directeur marketing de McDonald’s Suisse
Plus tôt les enfants alémaniques apprennent le français, mieux c’est. Comme langue nationale, le français doit avoir la priorité sur l’anglais qui, pour les Alémaniques, s’apprend plus facilement. Si par ailleurs le professeur ne maîtrise pas la langue française et donne l’impression d’être plus ou moins contraint de l’enseigner, ce qui arrive souvent en Suisse alémanique, l’apprentissage se révèle encore plus difficile. J’ai quant à moi commencé à avoir de l’intérêt pour cette langue lors d’un stage à Neuchâtel pendant les vacances et à l’occasion d’un court séjour à Paris. L’envie d’apprendre une langue s’aiguise par la culture qu’elle véhicule, les films, les chansons, etc. Et pas vraiment sur les bancs de l’école où l’on s’initie au vocabulaire et à la grammaire. Aujourd’hui en Suisse, le nombre de jeunes filles au pair a diminué, de même que celui des jeunes garçons alémaniques faisant leur service militaire à Bière, Payerne ou Genève. Il faudrait compenser cette perte d’immersion naturelle par un regain d’échanges linguistiques, organisés notamment dans le cadre scolaire.
Nick Hayek
Directeur général de Swatch Group
«Vouloir supprimer l’enseignement du français à l’école primaire comme cela a été fait en Thurgovie, c’est une décision stupide!»
Martina Buol
Secrétaire générale suppléante de l’Assemblée fédérale et secrétaire du Conseil des Etats
Sans français, on risque de voir des portes se fermer. En Suisse, il arrive souvent qu’un poste intéressant exige de comprendre deux langues nationales. Je me souviens d’un candidat à la direction d’un office fédéral surpris de découvrir qu’il devait pouvoir communiquer en français. Il n’a pas été retenu. Aux services du Parlement, nous n’engageons personne, ni huissier, ni informaticien, ni secrétaire, qui ne puisse comprendre ce que les parlementaires vont lui demander. Au Conseil des Etats, chacun s’exprime dans sa langue, on ne traduit rien, les sénateurs ont donc tout intérêt à comprendre les langues.
Peut-être faudrait-il récompenser les enseignants qui vont exercer leur métier dans une autre région linguistique durant un an par un meilleur salaire ou d’autres avantages. Et utilisons les possibilités existantes! Dix cantons offrent de passer une dixième année scolaire dans une autre langue, c’est simple et gratuit. Enfin, expliquons aux jeunes qu’avec le français ils découvrent un autre mode de pensée, et que c’est autrement plus captivant que de vivre dans une monoculture.
Philipp Müller
Président du Parti libéral-radical et conseiller national (PLR/AG)
Mes trois filles ont voulu partir aux Etats-Unis ou en Australie apprendre l’anglais. Je leur ai dit: «D’accord, mais à une condition, d’abord le français!» La première, qui a 30 ans aujourd’hui, a donc passé un an à Nice avant de partir pour Sydney, la deuxième pleurait quand je l’ai amenée en Gruyère, mais elle a pleuré aussi un an plus tard: elle ne voulait plus rentrer. La cadette, elle, a passé six mois à Nice et six mois à Montreux. Le français fait partie de l’identité suisse. Et puis il reste très important dans le monde du travail en Suisse, et aussi si on veut se lancer dans une carrière politique nationale. Il n’y a pas de traduction dans les commissions, par exemple, chaque parlementaire y parle sa langue, en principe.
Moi, ce qui m’a vraiment donné le goût de cette langue, c’est de faire les vendanges à Mont-sur-Rolle. J’y suis allé trois automnes de suite. Que les familles envoient leurs enfants en Suisse romande, qu’ils y passent parfois des vacances. C’est cela aussi, l’idée suisse: la découverte de l’autre.
Michael Müller
Directeur général de la Bâloise Assurances Suisse
Comme assurance travaillant dans la Suisse entière et jouissant d’une acceptation élevée en Suisse romande, nous attachons une grande importance aux différences des régions linguistiques. C’est pour cette raison que nous soutenons l’apprentissage du français à l’école pour les enfants de Suisse alémanique. Et l’allemand pour les enfants de Suisse romande, bien entendu. Des connaissances d’une autre langue nationale améliorent la communication et augmentent la compréhension. Surtout dans le monde du travail, cet aspect prend de plus en plus d’ampleur.
Herbert Bolliger
Président de la direction générale de Migros
Je ne désire pas m’immiscer dans un débat cantonal. Mais je constate que, bien qu’il soit primordial de maîtriser l’anglais, c’est un atout imparable pour un jeune Suisse de maîtriser au moins deux langues nationales. Migros est exemplaire en ce sens, car chacun peut s’y exprimer en français ou en allemand. Du coup, chacun doit également être capable de comprendre la langue de l’autre. C’est un bon modèle, je trouve. C’est à ça que devrait tendre, en premier lieu, l’éducation des langues. L’envie et la capacité à apprendre une langue sont stimulées par les rencontres et les voyages. La meilleure façon de stimuler l’apprentissage d’une autre langue nationale, c’est donc de faire découvrir très tôt aux enfants les différentes cultures en Suisse.
Peter Brönnimann
Publicitaire de l’année 2013
Je suis marié à une Australienne. Mes enfants de 12 et 9 ans parlent anglais à la maison. Ils ont aussi appris les bases de la langue anglaise à l’école. Quant au français, le plus âgé le parle plutôt bien. Il n’empêche que l’apprentissage de cette langue seulement à partir de la cinquième, c’est vraiment trop tard. Il faudrait apprendre le français, l’anglais, voire l’italien en même temps! Pour donner aux Suisses alémaniques le goût du français, l’armée française devrait peut-être s’installer en Suisse… Plus sérieusement, rien ne vaut des voyages fréquents pour développer ses compétences linguistiques. Quand j’étais écolier, au contact de jeunes filles rencontrées dans le sud de la France pendant les vacances, j’ai vite compris la nécessité de parler français.
Marc Chesney
Professeur de finance à l’Université de Zurich
La priorité est d’apprendre les langues de nos voisins, en l’occurrence l’allemand, le français ou l’italien. C’est avant tout avec eux que nous partageons histoire, géographie et culture.
Dans de nombreuses universités suisses, en économie, finance et gestion, je constate la complète domination de l’anglais pour les enseignements aux niveaux des masters et des doctorats. Quant aux publications ou aux réunions de faculté, le plus souvent, il en va de même. Je déplore ce processus d’exclusion des langues nationales. Que l’anglais occupe une place importante est souhaitable, mais cela doit se faire en bonne intelligence avec nos langues. Quant aux étudiants étrangers, au lieu de les envoyer en priorité améliorer leur niveau d’anglais, à Londres comme c’est souvent le cas, on devrait d’abord leur recommander l’apprentissage d’une de nos langues. Cela créerait des emplois en Suisse et leur permettrait de mieux comprendre le pays où ils vivent. L’unicité de la langue va de pair avec la pensée unique qui, comme la crise financière nous l’a montré, est dangereuse.
Pierin Vincenz
CEO du groupe Raiffeisen
Il est primordial que tous les écoliers aient acquis de bonnes connaissances de français et d’anglais à la fin de la scolarité obligatoire. Quand et dans quel ordre les langues doivent-elles être au programme? Ces questions doivent être tranchées par les politiciens chargés de l’éducation, mais en tenant compte de la cohésion nationale. Il est plus important de les régler de manière uniforme. Car des programmes scolaires différents d’un canton à un autre sont des handicaps à la mobilité dans notre pays, ce qui est extrêmement dommageable à l’économie.
Matthias Aebischer
Conseiller national (PS/BE), président de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture, ex-journaliste et ex-instituteur
Apprendre le français – ou l’italien – en priorité montre un respect envers les autres et leurs valeurs. Ce respect mutuel fait l’essence de notre pays et explique en partie pourquoi les cantons restent unis. Les langues ne sont pas l’unique ciment de la Suisse, mais un des plus importants.
Je reçois de nombreuses lettres de parents et de grands-parents qui se plaignent des difficultés de leurs enfants en français. Mais on ne peut pas simplement supprimer ce qui pose problème, on n’y pense même pas pour les mathématiques, par exemple.
Le goût des enfants pour une langue dépend aussi de la méthode. Ma cadette apprend avec le nouveau concept, Mille feuilles, qui favorise le courage de s’exprimer, et je vois la différence par rapport à sa grande sœur. La petite se réjouit vraiment d’apprendre, elle chante en français, joue du théâtre, raconte des blagues. Une méthode ludique, mais aussi exigeante: les enfants sont plongés dans un bain de langues.
Andrea Staka
Réalisatrice, notamment de «Das Fräulein», Léopard d’or 2006 à Locarno, et productrice de cinéma
Mon fils parle croate, ma langue, et suisse allemand. Il vient de commencer l’école et le bon allemand. J’aimerais qu’on lui enseigne une langue nationale avant l’anglais. Je trouve ça naturel. Il comprend quelques mots de français, car mon compagnon, Thomas Imbach, a tourné au château de Chillon Mary Queen of Scots et nous avons des amis à La Sarraz. Plus on connaît de langues, plus on est riche, plus nos relations avec les autres s’étoffent. Des émissions pour enfants, la musique ou le cinéma peuvent éveiller un intérêt. Nous, on regardait Scacciapensieri à la TV tessinoise. A 10 ans, j’ai rendu visite à des voisins partis s’installer en Suisse romande. Les enfants voisins parlaient français et je me suis dit qu’un jour je les comprendrais. Plus tard, il y a eu le groupe romand Sens Unik. J’ai compris que les langues, au-delà de la parole, transportent des pensées, des émotions.
Dans le Kreis 4 de Zurich, où nous habitons, je ne suis pas sûre que les enfants savent où se trouve le Welschland. Ce serait bien de leur montrer que c’est en Suisse et qu’il y a là d’autres enfants qui rient, qui pleurent, comme eux.
Thomas Maissen
Historien et directeur de l’Institut historique allemand à Paris
Mes motifs relèvent davantage de la politique que de l’économie, car je nourris la conviction que, pour cohabiter dans une société démocratique, il faut comprendre les arguments de nos compatriotes, leur montrer qu’ils nous importent. Naturellement, il faudra ensuite apprendre l’anglais dans un petit pays qui dépend de ses échanges commerciaux avec le monde entier. Mais, avec le français et l’allemand en plus, les Suisses jouissent de capacités interculturelles et peuvent jouer les intermédiaires, ce qui favorise aussi le succès économique.
A l’école, comme le français nécessite un plus grand investissement de temps, mieux vaut commencer à un âge docile, pas encore contestataire, quand on apprend parce que le prof dit de le faire.
Pour ce qui est de donner le goût du français, j’ai échoué. Mon fils de 18 ans, qui suit une école allemande, aurait dû lire Boule de suif pendant les vacances. Je doute qu’il l’ait lu. Reste l’espoir qu’il tombe amoureux d’une jolie Parisienne, cela semble plus facile que Maupassant.
Markus Imhoof
Cinéaste, réalisateur notamment de «More Than Honey» et de «La barque est pleine»
Chaque Suisse devrait parler au moins deux langues nationales. J’ai pitié du président du plus grand parti suisse, qui n’est pas capable de parler à tous les citoyens alors qu’il dit qu’ils représentent la base de la Suisse. Pour s’entendre, il faut se parler. Ceux qui défendent la Suisse devraient savoir ce qui lie ce pays.
Je n’aimerais pas qu’on sombre dans une situation à la belge. Un jour, à Bruxelles, je donnais une interview en français à la radio-télévision. Ensuite, j’ai dû franchir un pont entre deux bâtiments pour aller dans les studios flamands. Personne n’a voulu m’accompagner. Et, là-bas, on a refusé que je parle français à la radio flamande, j’ai dû m’exprimer en anglais.
L’amour du français m’a été transmis par mon enseignant du gymnase, Andri Peer, un poète romanche. Il nous faisait chanter, écrire des scènes de théâtre puis les jouer. Alors je commets pas mal d’erreurs de grammaire, mais j’aime cette langue. Celle que parle les Romands, pas celle de l’Académie française.
Marie-Gabrielle Ineichen
Secrétaire d’Etat à l’économie
Je suis d’avis qu’il faut apprendre une langue nationale avant l’anglais. Pour garder notre identité suisse, nous devons comprendre nos compatriotes. C’est aussi notre force à l’étranger: dans l’Union européenne, plus de 200 millions de personnes parlent une de nos trois langues.
Au Secrétariat d’Etat à l’économie, l’anglais est indispensable pour ceux qui travaillent dans les négociations internationales. Mais de loin pas suffisant. Nous exigeons de toutes nos collaboratrices et de tous nos collaborateurs des connaissances actives dans au moins deux langues nationales. Et il faut comprendre trois langues nationales. Car nous devons pouvoir nous adresser aux gens et aux entreprises dans tout le pays.
Elevée en français et en italien, je n’ai pas de recette pour apprendre une langue. Je peux seulement parler de mon expérience: ma mère m’a encouragée de manière très ludique. J’ai ainsi commencé à apprendre le russe à 9 ans, avec des livres qui racontaient des histoires en images qui me fascinaient, en utilisant les caractères cyrilliques. Plus tard, j’ai adoré tracer des caractères chinois avec un pinceau.
Hans-Ulrich Bigler
Directeur de l’Union suisse des arts et métiers (USAM)
Pour la cohésion de notre pays, il est indispensable d’enseigner le français très tôt, avant l’anglais. La langue n’est pas seulement un moyen de communication mais un outil très important pour comprendre la culture de l’autre moitié de la Suisse. En ce qui me concerne, c’est à l’école de recrues, à Sargans (SG), au contact de jeunes Romands, que j’ai eu l’occasion de me familiariser avec le français. Il faut vraiment encourager les échanges scolaires entre les différents cantons romands et alémaniques.
Jürg Stahl
Conseiller national (UDC/ZH)
Apprenons le français d’abord, il fait partie de notre pays. Mais peut-être pas aussi tôt. Pédagogiquement, les avis des experts diffèrent, je ne peux pas en juger. Pour rendre le français attrayant, et aussi pour calmer le jeu, je mets en avant la chance que nous avons avec nos langues, un motif de fierté. Car je n’aimerais pas vivre une guerre des langues comme il y a une quinzaine d’années. Ce fut ma première Arena comme jeune parlementaire fédéral, contre le conseiller d’Etat zurichois Ernst Buschor, qui a introduit l’anglais comme première langue étrangère dans notre canton.
Je ressens des émotions avec le français, qui parle à mon cœur et chante à mes oreilles. Cela remonte à ma jeunesse: j’avais un oncle qui vivait en Suisse romande, un séducteur qui me fascinait. Et, à 16 ans, je suis tombé fou amoureux d’une jeune Romande. Mais tout le monde n’a pas cette chance. Géographiquement, la Thurgovie ou le canton de Saint-Gall sont loin de la Suisse romande. Les apprentis et les fils d’agriculteurs ne côtoient pas de francophones.
Rolf Knie
Peintre et directeur de cirque
Ne pas apprendre d’abord une langue nationale? Une honte et un autogoal. Je crois que la population le sait et favoriserait le français s’il y avait un vote. A l’étranger, on envie notre multilinguisme et notre cohabitation. Ils sont liés parce qu’à travers la langue on approche une mentalité, on élargit son horizon. L’anglais, facile, on l’apprend de toute façon.
Pourquoi radios et télévisions publiques diffusent-elles la même sauce anglo-saxonne que les stations privées? Pourquoi ne pas intégrer le français dans notre vie, en diffusant de la chanson, respectivement des films français? Même synchronisés, on y apprend beaucoup sur la façon d’être des francophones. Et la qualité du cinéma français me semble supérieure à celle de nombreuses grosses productions américaines.
Il faut résister à l’anglicisation, à l’image des Français qui inventent des mots pour les nouveautés techniques, je vais d’ailleurs sortir un livre à ce sujet.
Un garçon qui embrasse une fille sur une chanson francophone gardera toute sa vie le goût du français. Aujourd’hui encore, j’écoute Jacques Brel ou Adamo.
Claude Longchamp
Politologue et patron de l’Institut de sondage GfS
Il y a un an, j’étais au Parlement des jeunes, où des Luxembourgeois étaient invités. Face aux problèmes de compréhension qui se sont posés durant ces jours-là, ils nous ont dit: dans une génération, vous ne vous comprendrez plus.
On ne peut pas se résigner à l’anglais, certaines nuances spécifiques à notre culture n’existent pas en anglais.
Pour moi, la priorité va clairement au français. Dans notre pays, il faut au moins comprendre la langue de l’autre. D’autant plus que le fossé linguistique perdure, il continue à s’exprimer régulièrement les dimanches de votation.
Or, il y a un recul du français dès qu’on dépasse l’est de Soleure. Pour transmettre le goût du français, chacun doit fournir des efforts.
L’école donne une base, mais pour vivre la langue il faut sortir.
Les parents, la famille, les amis, les médias, tous sont appelés à encourager la découverte des autres cultures nationales.
D’autant plus que certains enseignants n’aiment pas cette langue. En Thurgovie, tous les profs ont voté contre le français au Grand Conseil.
Susanne Ruoff
Directrice générale de La Poste suisse
L’importance de la langue française est incontestable pour moi. Le goût du français et de la culture romande me sont venus il y a une trentaine d’années, lorsque j’ai appris à connaître et à apprécier la région de Crans-Montana, où j’ai choisi de vivre. Mes enfants ont été scolarisés en français et sont parfaitement bilingues.
Au sein de La Poste, fortement ancrée dans l’identité suisse, la diversité linguistique et culturelle est essentielle. Plus de 60 000 hommes et femmes, suisses et étrangers, habitant toutes les régions de Suisse, y travaillent. La maîtrise du français est importante et même fortement souhaitée pour les fonctions en contact étroit avec la clientèle, mais aussi pour certaines positions de cadres ou de spécialistes. Je suis particulièrement favorable à la mixité linguistique et culturelle des équipes: l’expérience montre que les problèmes complexes sont mieux résolus au sein d’équipes hétérogènes. Et elles répondent mieux aux attentes de notre clientèle, multiculturelle elle aussi.
Urs Bührer
Directeur de l’hôtel Bellevue Palace, Berne
Pourquoi ne pas apprendre l’anglais en même temps que le français? Un enfant – ce fut le cas de mon fils qui a appris simultanément l’allemand, l’anglais et le portugais dans son jeune âge – peut fort bien s’initier à plusieurs langues en même temps. Quand on a des connaissances en français, il est plus facile d’appréhender d’autres langues latines comme l’italien ou l’espagnol. Je crois que les Romands devraient davantage faire de lobbying en Suisse alémanique pour faire connaître leur culture et la mettre en valeur. Ils devraient le faire en français, mais aussi en allemand, avec leur accent très charmant. Au Bellevue Palace, je me fâche chaque fois que je découvre que la correspondance avec les Romands est rédigée en anglais. C’est de la folie! Nous ne réalisons pas assez, nous les Suisses, à quel point les étrangers apprécient la diversité linguistique et culturelle de notre pays. Peut-être ne devrions-nous pas nous contenter d’enseigner les langues allemande, française ou italienne, mais aussi la culture romande, alémanique, tessinoise et romanche à travers des matières comme l’histoire ou la géographie.
Melinda Nadj Abonji
Ecrivaine, lauréate du Prix du livre suisse et du Prix allemand en 2010 pour son roman «Pigeon, vole»
La Constitution stipule que la Suisse compte quatre langues, d’où le devoir de les respecter et de ne pas marginaliser le français. D’autant plus que nous ne devons pas aller très loin pour l’entendre: à Bienne déjà, on a l’occasion de le parler.
Fondamentalement, je pense qu’il nous faut non seulement redonner le goût du français, mais celui de la langue aux enfants et aux jeunes gens. Leur montrer qu’on peut dévorer des livres, classiques ou contemporains, qu’on peut s’y plonger, connaître d’autres mondes, en sortir secoué. Pourquoi ne pas lire à haute voix des textes en français, inviter des auteurs francophones? Oser des lectures courtes, chasser l’ennui, donner le courage d’écrire aussi, en parler. Tout cela crée du lien. J’étais dernièrement dans des écoles tessinoises avec une traductrice: nous y avons vécu des échanges fructueux. Il ne s’agit pas de craindre l’anglais, mais de réaliser que ce qui est remis en cause, au fond, c’est le soin apporté à toutes les langues et à la littérature.
Michael Schoenenberger
Rédacteur responsable de la rubrique Formation de la «Neue Zürcher Zeitung», journal qui a pris position pour le français
On ne peut pas, le dimanche, prêcher la Suisse comme Willensnation (nation de volonté) et ne pas vivre en conséquence le lundi. Je ne dis pas que
chacun, une fois adulte, doit parler les langues nationales, mais les citoyens de ce pays doivent au moins comprendre la langue de l’autre afin de pouvoir saisir aussi leur manière de penser. L’anglais ne permet pas cet échange-là. En plus de prioriser l’enseignement des langues nationales, il s’agit donc de systématiser les séjours
des jeunes en Suisse romande ou au Tessin.
Fédéraliste, je préférerais que les cantons trouvent un compromis plutôt que la Confédération ne doive intervenir. Mais, s’ils n’y parviennent pas, Alain Berset devra agir, c’est inscrit dans la Constitution. Et si le Parlement légifère, on peut imaginer qu’il y aura référendum puis votation. C’est un risque, mais une chance aussi. Personnellement, je crois que, si le peuple suisse doit choisir, il donnera la priorité aux langues nationales. Ce serait fort.
Lukas Bärfuss
Ecrivain, auteur notamment de «Cent jours, cent nuits» et de la pièce «Les névroses sexuelles de nos parents»
Pourquoi cette question est-elle aujourd’hui en cause? Parce que les demandes de l’économie sont davantage valorisées que les demandes de la cohésion nationale. Mais c’est toujours l’Etat et pas l’économie qui est responsable de l’école publique.
D’abord, je ne suis pas vraiment ni pour le primat de l’économie, ni pour le primat de la nation – tous les deux me semblent douteux et je n’arrive pas à me réjouir du triomphe de l’un sur l’autre. Alors voici la réponse d’un pragmatiste:
1. Les concernés peuvent être consultés, mais ils ne peuvent pas décider, ils sont mineurs.
2. Ceux qui vont décider à leur place sont tenus de prendre en compte les intérêts des concernés et non les leurs.
3. Si le primat d’une langue sur une autre est imposé par la force contre la volonté et l’intérêt de ceux qui sont concernés, c’est-à-dire contre les enfants, cette force, un jour, va se retourner contre la langue qui a obtenu ce primat.
4. Si on doit constater que ceux qui doivent décider ne sont pas capables de distinguer entre l’intérêt des concernés et leurs propres idéologies, économiques ou nationalistes, il serait mieux de donner le primat à une troisième langue, par exemple le chinois ou l’hindi.
P.-S.: Ce texte a été écrit en français, ce n’est pas une traduction. Pas parce que je pense qu’il faut faire quelque chose pour la nation, mais parce que j’aime le français. Et avant de se demander à quoi elle sert, on pourrait aussi se réjouir d’une langue juste pour sa beauté.