Rencontre. L’auteure des «Monologues du vagin», activiste féministe mondiale, publie avec «Voyage au bout du corps des femmes» le récit de son combat contre le cancer, véritable manifeste contre les violences faites aux femmes.
L’histoire commence comme une plaisanterie de vestiaire de rugby: une pièce de théâtre intitulée Les monologues du vagin. Vous les entendez, n’est-ce pas, les rires gras. Et mes couilles, elles parlent, mes couilles? Mais voilà. Les monologues du vagin, joués pour la première fois au sous-sol du Cornelia Street Café de Greenwich Village à New York en 1996, sont devenus une pièce à succès traduite en une cinquantaine de langues, jouée dans 150 pays et des milliers de théâtres, interprétée par de simples amatrices ou des célébrités comme Jane Fonda, Susan Sarandon, Oprah Winfrey aux Etats-Unis ou, du côté français, Bernadette Lafont, Claire Nebout ou Marie-Christine Barrault.
La pièce à succès, désormais considérée comme un pilier du féminisme contemporain, s’est transformée en un mouvement social d’une vigueur et d’une ampleur formidables qui, sous le label de l’association V-Day – comme Victoire, Valentin et vagin – créée en 1998 et régulièrement citée dans les classements des meilleurs programmes de bienfaisance internationaux, s’active sur tous les continents pour mettre fin aux violences contre les femmes.
Dernier bébé, l’opération One Billion Rising, campagne lancée le 13 février 2013 pour inciter un milliard de femmes dans le monde à s’élever, en dansant, contre les prédictions de l’ONU, pour qui une femme sur trois dans le monde – soit un milliard – va être violée, battue, tuée ou victime d’inceste au cours de sa vie.
Derrière cette vague vaginale, une écrivaine et activiste new-yorkaise de 61 ans, Eve Ensler, dont on peut sans crainte de l’emphase dire qu’elle est en train de changer le monde. Elle donne rendez-vous au café Le Flore sur l’île Saint-Louis à Paris. Il y a cinq ans, elle s’est acheté un appartement non loin et s’y réfugie pour écrire. «My home? Non. J’adore Paris, c’est une ville très féminine avec un charme et une mélancolie indicibles. J’habite aussi New York, mais mon pays, ma maison, c’est là où je suis sur la terre. Je suis une nomade. Je me sens libre. On tient beaucoup trop compte des frontières, des pays, des villes, des langues, sans même plus s’en rendre compte. Je suis un être humain avant tout et j’essaie de ne jamais l’oublier.»
«le pire jour» de sa vie
Elle publie le 18 septembre Dans le corps du monde, son cinquième livre traduit en français, soit le récit coup-de-poing de son combat contre une énorme tumeur cancéreuse de stade IV découverte le 17 mars 2010 dans son utérus. Depuis «le pire jour» de sa vie où on lui annonce sa mort prochaine alors qu’elle s’apprête à partir pour le Congo inaugurer son nouveau bébé, la Cité de la Joie, communauté étonnante qui accueille les femmes rescapées de viols et violences d’une cruauté inouïe, jusqu’à ce jour, un an après, où le beau docteur Sean lui tend gentiment des objets en plastique de diverses tailles qu’il n’appelle pas des godemichés pour «l’aider» à reprendre une vie sexuelle après une chimio de mammouth et de la reconstruction chirurgicale, Dans le corps du monde n’élude rien.
Ni les souffrances, ni la déchéance, ni, surtout, la remise en question fondamentale que la maladie a forcé cette battante à traverser. On y croise ses amis et amies activistes professionnels comme elle, sa garde rapprochée, son fils adoptif l’acteur Dylan McDermott, fils de son premier mari, sa sœur, avec qui elle se réconcilie sur son lit d’hôpital, ses amies d’Afrique ou de Croatie, compagnonnes de lutte et d’amitié.
Ecrire pour Revivre
Ecrire le livre, en trois mois, à peine guérie, a été «revivre». «Avant, je survivais. C’est mon corps qui a écrit le livre, pour se libérer.» En rémission depuis quatre ans, amaigrie et rayonnante, elle a de l’énergie à revendre et une mèche rose dans les cheveux. «J’étais en Afrique du Sud il y a quelques semaines, je suis entrée chez un coiffeur avec une poussée de joie et lui ai demandé cette mèche…» Le cancer l’a «libérée». «On ne sait pas ce qu’est le cancer. Je pense qu’une partie de moi avait développé un désir de mort. J’avais accumulé traumatisme sur traumatisme depuis l’enfance et n’avais jamais fait attention à ce que mon corps ressentait.» Elle, l’enfant maltraitée, mal-aimée, violée par son père entre ses 5 et ses 10 ans, délaissée par sa mère indifférente, intellectuelle «dépossédée de son corps», a repris ironiquement possession de son corps à travers la maladie. «Les opérations, la chimie, la cicatrice, le cathéter, c’était horrible, mais c’était si physique que je ne pouvais plus nier que j’avais un corps. Il prenait toute la place, c’était indéniable.»
Le destin d’Eve Ensler, c’est celui-ci: l’histoire d’une gamine violentée qui se reconstruit et survit, adulte, en cherchant des sœurs de par le monde et en transcendant sa blessure personnelle en un combat universel positif qui force le respect. «Pendant des années, j’ai essayé de retrouver le chemin de mon corps. J’ai emprunté plusieurs voies pour retrouver ce chemin. La promiscuité sexuelle, l’anorexie, la performance artistique. Comme je n’avais aucun point de référence, je me suis mise à interroger les autres femmes sur leur corps, en particulier leur vagin. Je sentais que les vagins étaient importants! Cela m’a poussé à écrire Les monologues, ce qui à son tour m’a entraînée à parler de vagins de manière incessante et obsessionnelle devant de nombreux inconnus. Résultat, je parlais tellement de vagins que des femmes se sont mises à me raconter des histoires sur leur corps. J’ai sillonné la terre en avion, en train, en jeep… J’avais faim d’histoires d’autres femmes ayant connu la violence et la souffrance…»
A l’origine d’un mouvement qui désormais vole de ses propres ailes, citoyenne du monde, Eve Ensler navigue cet automne de la Cité de la Joie au Congo, un des projets qui lui tiennent le plus à cœur dans son existence – «C’est le plus bel endroit que je connaisse, dédié aux pires souffrances volontaires que j’ai vues infligées aux femmes» – aux Caraïbes pour One Billion Rising, en passant par Melbourne pour une conférence devant des oncologues du monde entier ou le Pérou pour soutenir des représentations des Monologues.
Elle se réjouit comme une gamine: en novembre à Cambridge se tiendra la première de sa nouvelle pièce de théâtre, O.P.C. (Obsessive Political Correctness), une satire du monde politique contemporain. Femme publique, elle se protège du mieux qu’elle peut, ne parle pas de son frère ni de sa sœur – «C’est leur histoire, leur rapport à notre père» – ni de son rapport au bouddhisme, se contentant d’évoquer le yoga qu’elle pratique depuis longtemps et qui l’a «aidée».
Activiste-née
Son job, c’est activiste. Depuis «toujours». «Je suis née comme cela! En Europe, on n’a pas cette culture. C’est dommage! Ça commence chez soi, dans sa famille, sa communauté, sur son lieu de travail. D’autant plus que la violence faite aux femmes, ce n’est pas qu’en Afrique ou en Inde. Les formes de violence sont différentes, plus insidieuses, mais c’est net. Trois cent mille jeunes filles se font agresser chaque année sur un campus américain. Il n’y a pas un pays où je suis allée où la femme est vraiment libre, respectée, sans risque de se faire agresser.»
Elle rêve d’une «révolution» qui fasse prendre conscience aux femmes de la «valeur de leur corps et de leur être». «Une révolution, ce n’est pas la guerre, c’est la transformation!» Comble du symbolisme, elle porte le nom de la première femme. Elle n’a jamais demandé à ses parents pourquoi. «Il y a un destin, finalement, peut-être…» Enfant, elle détestait son nom et se faisait appeler Ivy. «C’était un nom trop lourd, trop chargé de mythologie chrétienne…» Et puis en lisant Paradise Lost, du poète Milton, elle se rend compte qu’Eve était aussi celle qui permit à l’homme de «choisir» de faire le bien ou le mal. Du coup, elle a repris son nom. Eve.