DEBAT. Le Parti socialiste s’inquiète de la qualité des journaux et voit dans le processus de concentration en cours une menace pour la diversité et la démocratie. Notre dossier.
C’est un thème que les journalistes abordent avec peine. Par pudeur plutôt que par autocensure. La presse écrite est en crise, le modèle économique, qui a longtemps offert des rémunérations confortables aux éditeurs, s’est érodé sous les assauts successifs des radios et des télévisions, puis des titres gratuits, enfin des sites internet, qui ont réduit sa part du gâteau publicitaire.
L’impitoyable équation des rédactions depuis une décennie est la suivante: moins de publicité, moins de pages rédactionnelles, moins de journalistes. S’agit-il d’une crise structurelle, comme en connaissent maints autres secteurs économiques, ou d’un mal plus profond?
Le PS penche pour le second diagnostic et s’en inquiète: la diversité de la presse est en danger, il est urgent d’instaurer des aides directes aux journaux. Il a proposé la semaine dernière ses recettes. Car si le quatrième pouvoir est en danger, c’est grave: la presse est le chien de garde de la démocratie. Sans les enquêtes et les critiques des journalistes, les politiciens perdent leur aura et leur crédibilité, et les citoyens les moyens de se forger leur opinion. Plus que les entreprises, qui ne voient dans la presse qu’un débouché pour leur communication, les politiciens ont à cœur de disposer d’un système médiatique efficient, nourrissant et reflétant la diversité confédérale, qu’il s’agisse d’intérêts ou de points de vue antagonistes.
Dans ce débat, les journalistes sont coincés entre leurs éditeurs allergiques à toute intervention étatique, leur propre méfiance instinctive contre l’Etat et les ordres venus d’en haut et leur réalité quotidienne: la fonte des moyens à disposition pour réaliser du bon travail.
En trois questions, L’Hebdo éclaire les enjeux du débat:
La diversité de la presse est-elle en danger?
C’est ce que prétend le Parti socialiste, se basant notamment sur des études du professeur Kurt Imhof de l’Université de Zurich qui soulignaient «une perte de qualité des médias due à la culture du tout gratuit». Des conclusions qui ont fait hurler d’indignation la profession: des titres comme La Liberté ou L’Hebdo n’étaient pas pris en compte dans l’échantillon scruté sous l’angle de la qualité.
Directeur d’Impressum, le syndicat des journalistes, Urs Thalmann abonde pourtant dans le sens du PS: «Nous partageons depuis longtemps le constat selon lequel la concentration des médias due aux pertes publicitaires et au recul des tirages a conduit à une réduction de la pluralité des contenus, même si le nombre de titres ne se réduit que très lentement. On assiste aujourd’hui à une uniformisation de l’information de la part des grands groupes qui copient, rediffusent, voire traduisent une même nouvelle pour la publier dans leurs différents supports. Cette uniformisation de la presse détruit non seulement la diversité, mais des emplois de journalistes au profit de traducteurs.»
Les éditeurs ne partagent pas ce catastrophisme, indique Daniel Hammer, secrétaire général de Médias suisses, leur organisation faîtière: «Que le travail des journalistes et des éditeurs soit devenu plus difficile, que la branche soit sous pression, ce sont des évidences. Pour autant, il n’est pas moins bon. La Suisse reste l’un des pays qui comptent le plus de journaux par habitant et, chaque jour, plus de 90% de nos concitoyens lisent un journal, un record.»
Une chose est sûre, la diversité des opinions ne dépend pas seulement du nombre d’éditeurs et de chaînes de radio/TV, mais de la capacité des rédactions et des journalistes à exprimer cette diversité, de leur indépendance d’esprit et de leur courage éditorial.
On peut aussi formuler une objection de taille à l’alarmisme rose: pour un pays de 8 millions d’habitants, la diversité capitalistique des groupes de presse est relativement grande. En Suisse alémanique, on trouve, en plus de Ringier (éditeur de L’Hebdo) et de Tamedia, le groupe NZZ (et ses titres régionaux), le groupe AZ Medien, Springer, le groupe Südost-schweiz aux Grisons… sans oublier Blocher, actionnaire de la Basler Zeitung et de la Weltwoche.
La situation est plus problématique en Suisse romande où, depuis le rachat d’Edipresse, Tamedia domine (mais la position prépondérante d’Edipresse était déjà critiquée auparavant). Cela dit, pour une région de moins de 2 millions d’habitants, la situation est loin d’être aussi dramatique que ce que l’on peut observer dans maints pays européens, notamment en France: outre Tamedia, il y a La Liberté de Fribourg, le groupe des titres régionaux d’Hersant (Le Nouvelliste, etc.). Et Ringier publie les magazines les plus importants.
La presse n’a-t-elle plus les moyens de jouer son rôle au service de la démocratie?
«La presse assume quotidiennement son rôle au service de la démocratie, rétorque Daniel Hammer. Nous avons une presse libre, indépendante du pouvoir, qui permet aux citoyens de se forger une opinion propre et de s’associer au débat démocratique. Le système actuel ne se contente pas d’être “compatible avec la démocratie”, il est l’expression même de notre démocratie.»
Urs Thalmann note une évolution: «La liberté de la presse n’est pas menacée par l’Etat ou la répression policière, elle subit une claire érosion sous le poids de l’économie. Certains groupes de presse, quasi monopolistiques et cotés en Bourse, s’attachent exclusivement à générer des revenus pour leurs actionnaires, la qualité journalistique étant reléguée au second plan. Dans la Constitution suisse, la garantie de la liberté de la presse est uniquement considérée sous l’angle des pressions étatiques, ce qui est aujourd’hui clairement insuffisant. Il faut élaborer des propositions concrètes qui placent l’éthique journalistique au centre des préoccupations. Car aucun autre secteur économique n’est aussi important à la pérennité de la démocratie.»
Il est incontestable que les journaux et les magazines payants sont plus minces et ont vu la taille de leurs rédactions diminuer. Mais le PS confond quantité et qualité. Il y a certes moins d’articles imprimés, mais ils sont de meilleure facture. La concurrence entre supports médiatiques pousse à l’excellence. Les attentes du lecteur se sont aussi modifiées: naguère, il prisait l’exhaustivité aujourd’hui il privilégie l’originalité, la surprise, la quête de sens, la fonction de filtre du journaliste et bâille devant la redondance, le déjà lu ou vu ailleurs.
A la suite du professeur Imhof, le PS bâtit sa démonstration sur un axiome plus que contestable: la presse gratuite n’aurait aucune vertu. Il est vrai qu’elle ne suffit pas, et de loin, à informer et à animer le débat démocratique. Mais elle est appréciée d’un nombre considérable de lecteurs et donne l’habitude aux jeunes de se plonger quotidiennement dans un journal.
Avec la création de 20 minutes et le développement du Net, Tamedia en Suisse romande emploie plus de journalistes qu’il y a dix ans, avait déclaré Pietro Supino, président du conseil d’administration.
La presse conserve donc quelques moyens de jouer son rôle au service de la démocratie, mais plus tout à fait comme par le passé. Les rubriques politiques ont vu leurs effectifs stagner ou régresser, alors que les rédacteurs et la pagination dévolus à l’économie gonflaient. Les rubriques société, faits divers et people ont gagné en importance. Les chroniqueurs politiques se sont aussi émancipés de la couverture de l’agenda institutionnel, concentrant leur énergie sur la recherche d’un scoop (spécialement dans la presse alémanique du dimanche, marquée par une féroce concurrence) plutôt que sur le suivi aimable des conférences de presse.
Administrations et partis ont dans le même temps augmenté leurs équipes de professionnels de la communication, déclenchant chez les journalistes, priés d’ingérer des informations préformatées pour leur soi-disant besoin, un sentiment de rejet («Nous ne sommes pas des scribes»), voire le soupçon de tentatives de manipulation. D’où une irritation croissante entre les attentes des politiques et la production des journalistes.
La presse a-t-elle besoin d’aide?
L’idée du PS d’aider la presse à coups de subventions directes a tout du cadeau empoisonné. «Les aides étatiques s’accompagnent toujours de mesures intrusives qui limitent la liberté économique, dénonce Daniel Hammer. Quant à ponctionner les taxes publicitaires, comme le propose le PS, on se tire une balle dans le pied: en dix ans, la presse écrite a perdu 1 milliard de francs, soit un tiers de ses revenus, en raison de la crise et de l’émergence du numérique. Taxer les annonces reviendrait à les rendre moins concurrentielles. Pour ce qui est de taxer les revenus générés par Google ou Facebook, la mise en pratique de cette proposition est totalement irréalisable, ces sociétés n’étant pas soumises au droit suisse.»
La proposition du PS est paradoxale: il souhaite renforcer encore la SSR qui est déjà bien dotée et qui, justement parce qu’elle dépend de l’Etat, peine à animer le débat politique de manière satisfaisante.
L’énumération des critères d’octroi d’aide directe aux journaux est, elle aussi, très discutable. Le PS entend écarter de la manne publique les groupes de presse réalisant des profits, une mesure d’un dogmatisme suranné.
La meilleure aide à apporter aux journaux reste celle des lecteurs, acheteurs ou abonnés. L’émergence de la presse gratuite a donné l’impression que les titres payants étaient trop chers. Peu de pédagogie a été entreprise par les éditeurs. Le financement de la presse écrite reposait sur les recettes publicitaires (deux tiers) et la vente par numéro ou à l’abonnement (un tiers). Les gratuits n’ont fait que pousser à l’extrême une logique déjà existante (le financement par la pub). C’est surtout l’érosion des recettes publicitaires qui plombe les comptes et désormais la rentabilité des journaux. L’immense majorité des lecteurs reste fidèle à ses titres de prédilection.
Il faudra à l’avenir payer plus pour lire mieux. Mais combien? Les prix de vente (au numéro ou à l’abonnement) ont été revus à la hausse. Un magazine ou un quotidien reste cependant largement moins onéreux à l’achat qu’un paquet de cigarettes.
A lire aussi:
- Financer la presse autrement
- Quand le Parti Socialiste ne convainc que lui-même
- La chronique de Jacques Pilet: le miroir digital aux alouettes
Naissances, fusions et disparitions dans la presse suisse
1981
- Création de L’Hebdo.
1987
- Création de la Sonntagszeitung.
1991
- Création du Nouveau Quotidien.
- Fusion de la Gazette de Lausanne et du Journal de Genève.
1994
- Disparition de La Suisse.
1997
- Création du magazine Bon à Savoir.
1998
- Création du Temps, né de la fusion entre le Nouveau Quotidien et le Journal de Genève.
1999
- Lancement de dimanche.ch par le groupe Ringier qui disparaît quatre ans plus tard.
2001
- Rachat du journal La Côte par le magnat de la presse française Philippe Hersant.
2002
- Création de la NZZ am Sonntag.
- Hersant rachète L’Express de Neuchâtel et L’Impartial de La Chaux-de-Fonds.
2003
- Tamedia entre au capital de 20 Minuten, détenu par le groupe norvégien Schibsted, et deviendra actionnaire majoritaire en 2005.
2005
- Lancement du Matin Bleu (Edipresse), qui disparaîtra en 2009.
2006
- Lancement de 20 minutes en Suisse romande (Tamedia).
- Création de Heute (Ringier), remplacé par Blick am Abend en 2008.
- Lancement de Cash daily (Ringier), qui s’arrête en 2009.
- Disparition du journal satirique romand Saturne, lancé deux ans et demi auparavant.
2007
- Création de Der Sonntag.
- Disparition des hebdomadaires Facts (créé en 1995 par Tamedia) et Cash (créé en 1989 par Ringier).
- Le groupe allemand Axel Springer, propriétaire depuis 1999 de la Handelszeitung (PME magazine), rachète le groupe suisse Jean Frey (qui publie notamment Bilanz et Beobachter).
- Lancement de gratuit.ch par un groupe d’investisseurs inédpendants qui disparaît en 2009.
2008
- Tamedia rachète Espace Media (qui publie notamment le quotidien Berner Zeitung).
2009
- Tamedia reprend Edipresse.
- Création du journal satirique Vigousse.
2010
- Hersant devient actionnaire majoritaire du principal quotidien du Valais, Le Nouvelliste.
- Le financier Tito Tettamanti acquiert 75% de Basler Medien Gruppe (BMG), qui édite notamment la Basler Zeitung, qu’il cédera quelques mois plus tard sous la pression (on le soupçonnait d’être le sous-main de Christoph Blocher) et rachètera en 2011.
2011
- Création du bimensuel La Cité.
2013
- Blocher détient 20% du capital de la Basler Zeitung.