Tendance. Et si derrière un simple repas se trouvait la solution à plusieurs conflits dans le monde? A Genève, du 18 au 21 septembre, Food Focus se penche sur la «food diplomacy».
Rapprocher des peuples à travers la nourriture: voilà le pari que se sont lancé les adeptes de la food diplomacy. C’est d’ailleurs à Genève qu’une manifestation de «gastrodiplomatie» aura lieu. Du 18 au 21 septembre, Food Focus proposera des débats en lien avec l’alimentation, la consommation, la terre et la diplomatie. L’association a déniché des films peu diffusés et les projettera à l’occasion de cette rencontre.
La guerre du houmous
Parmi ces productions, le film Make Hummus Not War de Trevor Graham, qui se déclare lui-même un «fanatique du houmous». Le réalisateur australien vit depuis des années une folle histoire d’amour avec ce plat à base de pois chiches commun à plusieurs territoires de l’ancien Empire ottoman. Sa relation est si intense qu’il a décidé d’en faire un documentaire. Au-delà des guerres au Moyen-Orient, il y a un réel conflit du houmous entre Israéliens, Palestiniens et Libanais. Chacun revendique cette purée comme étant sa propre spécialité. Il y a de quoi. Le business du houmous engendrerait 4 millions de dollars par an rien qu’aux Etats-Unis. Un commerce controversé et souvent boycotté.
Un film sur ce plat traditionnel est aussi une façon de traiter le conflit israélo-palestinien d’une autre manière. «J’ai choisi de montrer qu’il n’y a pas que des différences», explique Trevor Graham. Son message est évident: profiter des diversités, comme le débat du houmous, pour se rapprocher. «Je suis bien conscient que ce n’est pas ça qui va régler les choses, mais on peut commencer par là, s’asseoir à la même table et parler du houmous, se concentrer sur ce qui nous rapproche plutôt que de se faire la guerre», propose-t-il. Si le film a eu une faible résonance dans les pays concernés, il a connu un franc succès en Europe et aux Etats-Unis. Il n’a été projeté ni en Israël ni en Palestine. «Grâce aux résultats d’audience, j’ai compris que la solution au conflit pouvait venir de l’extérieur.» Trevor Graham n’a pas changé sa vision de la guerre israélo-palestinienne après la réalisation de son reportage. «Mais je fais un bien meilleur houmous!» blague-t-il. Le pois chiche, comme tant d’autres produits, est une «victime» de la mondialisation et ne peut appartenir à un seul pays. «Le houmous est partout et à tout le monde, finalement!» se réjouit le réalisateur.
au-delà de la religion
Au Liban, Kamal Mouzawak a aussi imaginé un rapprochement des populations au sein de son pays à travers la nourriture. Fils d’agriculteur, il a toujours eu un fort lien avec les petits producteurs. Il fonde alors l’association Souk el Tayeb, le premier marché d’agriculteurs de Beyrouth qu’il présentera à l’occasion de Food Focus à Genève. Le but? Aider au dialogue entre les communautés en leur faisant cultiver des terres en commun. Dans un pays divisé pendant des années par les mixités religieuses et ethniques, Souk el Tayeb rappelle aux paysans qu’ils partagent la même terre. A la suite du succès de ce marché bio, Kamal se lance dans un nouveau pari. C’est en 2009 qu’il ouvre Tawlet Beyrouth. Cette fois sous forme de restaurant, le projet a toujours pour but de rapprocher les peuples à travers la nourriture. «Tous les jours une femme d’un village libanais cuisine des plats de chez elle et nous en raconte l’histoire», explique Kamal. La nourriture rapproche-t-elle vraiment les peuples? Le jeune entrepreneur en est certain. «Je le constate tous les jours dans la cuisine, des femmes de confession musulmane shiite, sunnite, chrétienne ou ce qu’on appelle ici «les indéfinissables» laissent la religion de côté pour travailler ensemble et préparer des bons plats maison», explique Kamal.
L’activiste culinaire reste cependant réaliste. «On ne peut pas faire du houmous sous les bombes. C’est incontestablement un produit du Levant, remettre cela en cause est ridicule, s’emporte-
t-il lorsqu’on parle du film Make Hummus Not War. Peut-être que la dégustation commune de houmous viendra après la résolution du conflit, qui sait?»
L’approche de la diplomatie culinaire a connu un changement remarquable ces dernières années. «Avant, on considérait la cuisine comme un domaine réservé aux femmes, trop futile pour le considérer sérieusement», explique la cofondatrice de Food Focus, Alessandra Roversi. Aujourd’hui, les Etats se rendent compte qu’il s’agit de quelque chose à ne pas prendre à la légère et que, finalement, c’est une nouvelle façon d’appréhender la résolution d’un conflit ou de tensions.»
Ce n’est pas encore le cas entre la Turquie et l’Arménie, qui se font une guerre culturelle pour savoir qui détient le kashkek, un plat à base de viande réservé aux grandes cérémonies. L’Unesco a tranché: le kashkek a été inscrit comme turc au patrimoine immatériel de l’humanité. «Quand il s’agit de cuisine, il existe un vrai nationalisme», constate Alessandra Roversi. A la suite de son travail de mémoire sur la «gastrodiplomatie», la jeune femme a pu se rendre compte de l’importance de l’alimentation dans les relations internationales. «Tout est codé dans la diplomatie. Les Chinois peuvent proposer à leur hôte de se servir des baguettes pour l’intimider.»
En 1987, quand Reagan devait choisir quel vin servir aux Gorbatchev, le président étasunien opta pour un vin californien de la Russian River Valley, une région où l’immigration russe est importante. Un message plutôt sympathique.
Food Focus: foodfocus.ch
Semaine du goût: gout.ch
«Un repas peut bien se passer comme très mal se finir»
La «food diplomacy» peut aussi s’appliquer chez nous, à la maison. Quelle est l’importance de la nourriture dans notre vie? Le sociologue et ethnologue Bernard Crettaz revient sur l’influence de l’alimentation lors de conflits personnels.
Peut-on dire que «nous sommes ce que nous mangeons»?
Tout à fait. La nourriture nous représente, elle traduit notre identité profonde. On pense pouvoir se distinguer socialement à travers ce que l’on sert et ce que l’on mange. Les gens veulent de plus en plus impressionner leurs hôtes à travers la nourriture. Prenez l’exemple des hommes qui se sont mis à la cuisine de repas de haut niveau. C’est une sorte de distinction sociale plus que de goûts personnels. Comme on dit en ethnologie: «Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser.»
Qu’en est-il de notre époque?
Aujourd’hui, nous vivons un bouleversement complet des codes. Manger est un geste fondamental que nous effectuons de plus en plus vite. La cuisine manifeste une nouvelle recherche d’identité. Prenez le vin, cela a pris des proportions énormes.
Est-il possible de régler des conflits à travers la nourriture?
Le repas est une des étapes du rite du pardon. Il peut être soit une entrée soit l’accomplissement même. Accepter de partager de la nourriture avec quelqu’un est déjà un acte de rapprochement. Or, le repas a un aspect très ambigu. De nombreux repas de réconciliation tournent au cauchemar. C’est à double tranchant: soit notre hôte devient notre grand ami, soit notre pire ennemi.
Propos Recueillis par Fatima Sator