Analyse. Dans l’optimisme – parfois –, souvent dans la douleur, la presse tente depuis dix ans de trouver de nouveaux modèles. En Suisse, les journaux commencent seulement à s’y atteler.
Luc Debraine et François Pilet
Lire l'Edito d'Alain Jeannet: "A nos lecteurs"
Etienne Jornod, le patron neuchâtelois de la Neue Zürcher Zeitung, faisait l’autre jour un constat cruel dans son propre journal. Ces dernières années, aucune industrie n’a aussi peu investi en recherche et développement que celle des médias. Tout se passe comme si la presse s’était endormie pendant la révolution numérique qui, pourtant, l’agitait de toutes parts.
Quelques jours plus tard, la fondation pour le journalisme Nieman, aux Etats-Unis, était encore plus dure. Dans un article sur les déboires de la presse française, la fondation notait qu’aucun autre journal que Libération n’était aussi bien préparé pour le grand chambardement numérique. Toujours à l’affût des révolutions à venir, Libé avait investi avec succès dans le minitel, en particulier rose, puis dès 1995 dans un site internet. Il gagnait alors beaucoup d’argent.
Aujourd’hui, le quotidien national est exsangue. Lundi 15 septembre, il annonçait la possible suppression de 93 postes sur un effectif de 250 personnes. Sur le tard, le journal lance de grands travaux pour unifier ses rédactions web et papier. Il s’apprête à bouleverser son fonctionnement éditorial pour produire des articles d’abord pour le numérique, puis pour le quotidien au logo rouge.
Le même lundi, à Londres, le vénérable Financial Times annonçait la même révolution copernicienne. Le quotidien couleur saumon resserre sa rédaction print, avec une nouvelle formule plus simple de son édition papier, ce qui doit libérer des postes pour ses éditions numériques. Pas de licenciements ici: le journal a, lui, réussi sa migration numérique, amorcée il y a dix ans. Il a 450 000 abonnés numériques. Plus de la moitié de ses lecteurs le lisent sur leur téléphone portable. «Nous montrons comment les journaux seront publiés demain», claironne le boss du quotidien, Lionel Barber. Qui ajoute: «Soit nous nous adaptons, soit nous mourrons.»
Le FT est l’un des pionniers des newsrooms, ces «chambres de nouvelles» qui provoquaient la grande perplexité de Pascal Couchepin dimanche 14 septembre à la radio. L’ancien conseiller fédéral, réagissant à l’annonce de la création d’un tel espace commun à Lausanne pour L’Hebdo et Le Temps, ne savait pas à quoi il avait affaire.
C’est normal. La presse, vous le savez bien, n’est jamais à court d’un barbarisme anglo-saxon. Aujourd’hui, le terme newsroom côtoie le digital first – la priorité donnée aux supports numériques sur l’édition papier – et le paywall – l’usage parcimonieux de l’accès payant aux contenus.
Ces anglicismes recouvrent une réalité que des milliers de journaux, en Europe et aux Etats-Unis, tentent de maîtriser pour assurer leur survie. Ils sont le fruit de cette maturation des modèles économiques de la presse écrite qui s’est tant fait attendre ces dix dernières années.
Ces termes viennent des stratégies mises au point depuis 2010 par de grands médias – d’abord anglo-saxons –, qui leur permettent de récolter aujourd’hui des revenus confortables. Et, dans leur sillage, c’est une lueur d’espoir qui s’étend désormais à tous les genres de journalisme sur l’internet.
De nouveaux acteurs indépendants apparaissent, qui parviennent à convaincre des milliers de lecteurs de payer pour les contenus qu’ils apprécient. Des journaux régionaux trouvent leur place dans l’univers du web et des supports mobiles et gagnent chaque jour en audience.
Pour la première fois depuis le début du déclin de la presse écrite, au début des années 2000, il est permis de croire que, avec la maîtrise chèrement acquise des règles de ce monde nouveau, un avenir est possible pour le journalisme.
Pour le comprendre, il vaut la peine de revenir sur la courte histoire de cette descente aux enfers, pour y trouver l’origine des termes newsroom et paywall.
1. Le crime originel, ou le monopole perdu
Si les livres d’histoire ne devaient garder qu’un seul graphique pour exprimer la puissance et le déclin des journaux au XXe siècle, ce serait celui-là. Il se résume en une phrase.
En 2012, les revenus des journaux américains ont retrouvé leur niveau de 1950. Cette courbe illustre la perte de pouvoir des médias imprimés de masse, dont le monopole historique sur les annonces publicitaires a été réduit à néant en moins de dix ans par l’arrivée de la concurrence sans limite de l’internet, de Google, des tablettes et téléphones intelligents, des changements rapides d’habitudes de lecture.
En Europe, et notamment en Suisse, petit marché très cloisonné au pouvoir d’achat élevé, la chute a été plus lente. En Suisse romande, le dernier titre qui affiche encore une forte marge bénéficiaire, Le Matin Dimanche, est aussi le dernier à jouir d’une position de monopole sur son marché dominical.
Le recul inexorable des revenus publicitaires a conduit les éditeurs du monde entier à imaginer de nouveaux modèles. Dans la décennie écoulée, toutes les formules ont été testées.
Certains ont misé sur le soutien de fondations, alimentées par des fonds publics ou privés, en mettant en avant l’utilité sociale du journalisme. D’autres titres ont été rachetés – et souvent mis sous perfusion – par de riches hommes d’affaires.
Ce fut le cas du Washington Post, repris en 2013 par le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, ou du quotidien Le Monde, acquis en 2010 par les entrepreneurs Xavier Niel et Pierre Bergé avec le banquier Matthieu Pigasse. Libération n’a dû sa survie, ce printemps, qu’au soutien de l’investisseur Patrick Drahi, basé en Suisse.
D’autres ont choisi de lancer de nouveaux médias numériques uniquement financés par leurs lecteurs, à l’image de Mediapart, en France, qui approche le cap des 100 000 abonnés payants. Ou du collectif de journalistes d’investigation CorrecT!V en Allemagne. Les grands médias anglo-saxons, comme le Wall Street Journal ou le Financial Times, ont misé sur la qualité de leurs contenus, tout en maintenant des tarifs élevés pour leurs abonnements numériques.
Toutes ces initiatives ont permis de tirer un certain nombre de conclusions. Elles se sont précisées depuis 2011.
2. Payant oui, mais pas trop
En Suisse, la complexité de l’équation se mesure bien avec l’exemple des grands quotidiens régionaux comme 24 heures ou la Tribune de Genève. Tous deux perdent des lecteurs de leur édition papier, alors que leur site internet attire toujours plus de visiteurs. Les recettes fondent, mais les articles qu’ils produisent continuent de trouver des lecteurs. Comment rentabiliser cette audience?
Ce sont les grands quotidiens américains qui ont montré la direction. Le New York Times a progressivement rendu ses contenus payants, dès 2011, selon une formule souple qui laisse les visiteurs du site accéder gratuitement à une dizaine d’articles par mois.
Cette technique, qui a permis de conserver la très forte audience du site tout en augmentant les revenus, a été un succès. Début 2013, pour la première fois de son histoire, le New York Times a touché une plus grande part de revenus de ses lecteurs que des annonceurs.
Le modèle du péage sur mesure est devenu un standard de la presse numérique en 2013. Outre Le Temps, qui a joué le rôle de précurseur en l’instaurant en 2011 – avant même le New York Times –, les journaux suisses sont longtemps restés à la traîne.
L’exemple de la Neue Zürcher Zeitung est éclairant. Passé au paywall fin 2012, le quotidien compte aujourd’hui 27 000 abonnés à ses éditions numériques. Un chiffre qui compense tout juste la baisse du nombre de lecteurs de son édition papier, en recul de 24 000 en septembre. Problème: l’institution chargée de la mesure de l’audience des médias, la REMP, ne prend pas encore en compte le lectorat sur les plateformes numériques, ce qui a pour effet de réduire les recettes publicitaires des journaux. Ce mode de calcul changera en 2015 pour toute la presse suisse, en incluant l’audience sur l’internet.
Le passage au payant peut se révéler à double tranchant. Lorsqu’il s’y est mis, en avril dernier, le site du Tages-Anzeiger a subi une baisse de fréquentation d’environ 30%. Il est encore trop tôt pour savoir si les revenus sont à la hauteur des attentes, mais il est déjà établi que les autres titres du groupe Tamedia, dont la Tribune de Genève, 24 heures et Le Matin, suivront ce modèle en 2015.
3. La primeur au Web
L’espoir d’une rentabilité sur les supports numériques impose peu à peu un renversement des priorités. L’organisation des rédactions, axée jusqu’alors sur le bouclage de l’édition papier, est repensée. Fini les horaires réglés sur les délais d’impression: c’est désormais le règne du digital first, le numérique d’abord. Lionel Barber, le patron du Financial Times, estime que la presse numérique doit épouser la temporalité de la TV, avec ses crues et décrues d’audience au cours de la journée. La question n’est donc plus de savoir si tel ou tel article doit être publié sur le site ou dans le journal, mais plutôt à quel moment il doit apparaître sur les plateformes numériques, et s’il doit être rendu accessible devant ou derrière le mur à péage. Le maintien de certains articles en libre accès permet d’assurer la promotion du site sur les réseaux sociaux et – à terme – de convertir de nouveaux lecteurs aux offres payantes.
4. La newsroom
S’inspirant des exemples du Financial Times, du Daily Mail ou de La Repubblica, le quotidien français Le Figaro a rassemblé en 2006 déjà ses deux rédactions web et papier, auparavant séparées. L’Equipe a fait de même en 2011. Le Monde est sur le point de franchir cette étape cruciale. Pour l’heure, les journalistes responsables du site lemonde.fr sont cantonnés sur un étage et comptent sur des «évangélistes» pour tisser des liens avec la rédaction papier. Ces rapprochements ne se font pas sans mal. La résistance des journalistes chevronnés du quotidien du soir – cette histoire est parfois un conflit de générations – a été l’une des causes du départ récent de la directrice, Natalie Nougayrède. La même opposition a provoqué nombre de psychodrames à Libération, avant l’annonce massue du lundi 15 septembre. Mais 2014 – autant s’y faire et assimiler des termes aussi peu engageants que newsroom – est bien l’année du tipping point pour les journaux. Pardon, du point de bascule.
«Vous avez dit newsroom?»
«Le Temps», «L’Hebdo» et «Edelweiss» seront réunis dans une même salle de rédaction à Lausanne.
Le but: mettre des ressources en commun. Le pari: cultiver l’identité propre des trois titres.
Parce qu’il faut négocier la transition vers le numérique, parce que les recettes publicitaires et lecteurs chutent, les groupes de presse du monde entier sont en pleine révolution. Il ne suffit plus d’enchaîner de pénibles exercices de réduction des charges. Il faut désormais réinventer la manière dont les journaux et les magazines sont fabriqués et distribués. Les newsrooms sont l’incarnation de cette stratégie. Elles visent à réaménager les rédactions autour du numérique.
Dans la presse populaire, la maison Ringier fait figure de pionnier en Europe et au-delà. Dans une salle de rédaction commune aux publications du groupe Blick, inaugurée en mars 2010 à Zurich, une équipe de plus de 200 collaborateurs, dont la moitié de journalistes, fabrique deux quotidiens et un journal dominical. Elle nourrit aussi deux sites internet. Ce regroupement des ressources a libéré d’immenses potentialités.
La semaine passée, au congrès des éditeurs suisses à Interlaken, Jan-Eric Peters, le rédacteur en chef du journal allemand Die Welt, racontait, lui, comment ce quotidien national a été sauvé d’une disparition programmée par la création d’une salle de rédaction de conception radicale. Cette newsroom produit des articles pour l’un des sites d’information les plus visités du pays, à partir duquel sont fabriqués deux quotidiens. Dont le journal haut de gamme Die Welt. C’est ce qu’on appelle dans le jargon le «online to print». Le dominical Die Welt am Sonntag n’est, lui, mis en ligne qu’après sa distribution en kiosque. La qualité et la fiabilité des journaux en ont-elles souffert? Jan-Eric Peters prétend que c’est le contraire: «Ils sont meilleurs qu’hier!» Aurait-il trouvé une sorte de pierre philosophale?
La réalité, c’est qu’il n’y a pas un seul modèle de newsroom applicable à tous les groupes de presse. Dans le cas du Temps, de L’Hebdo et d’Edelweiss, il reste encore à trouver la formule qui permette de maintenir l’identité des trois titres. Ceux-ci ne portent pas le même nom. Ils ont leur propre histoire. Pas question donc de demander à une équipe commune de produire pour l’un ou l’autre des titres des contenus indifférenciés. Sur support papier ou numérique. Les effectifs? Ils pourraient être revus à la baisse dans certains domaines. Et à la hausse dans d’autres. Dans quelles proportions? On ne sait pas encore.
Dans le cadre fixé par l’éditeur, les collaborateurs de L’Hebdo se réjouissent en tout cas de se mettre enfin au travail. Trop vagues, les contours du projet? Au contraire. La meilleure preuve que tout reste à inventer. Alain Jeannet
La tablette, l’avenir de «La Presse»
Reportage. Cet été, j’ai profité d’un séjour à Montréal pour aller rencontrer la direction et la rédaction de «La Presse», le principal journal québécois, qui a compris il y a quatre ans que sa survie passait par une révolution sans précédent. Et j’adore les révolutions!
Jean Quatremer
Hugo Pilon-Larose, jeune journaliste de 24 ans, a l’enthousiasme volubile: «Au premier étage, il y avait les rotatives qui imprimaient le journal. Maintenant, tout est en chantier, car on les remplace par une nouvelle salle de rédaction entièrement dédiée au numérique.» Nous sommes dans le Vieux-Montréal, à une encablure de la cathédrale. Le siège de La Presse, quotidien francophone fondé en 1884, à la désespérante architecture années 60, jouxte son siège historique, un magnifique bâtiment, lui, mais clairement inadapté à la presse de la seconde moitié du XXe siècle. Cette fois-ci, pour prendre le tournant du XXIe siècle, nul besoin de déménager: il a suffi de désamianter et de bouter les vieilles rotatives hors du bâtiment, préfiguration de la disparition programmée du journal papier. Les locaux refaits à neuf accueilleront tout le nécessaire à l’heure numérique: des rédacteurs, bien sûr, qui restent au cœur de l’écosystème de la marque, mais aussi des journalistes télévision, des designers et des graphistes chargés de penser un journal total.
La Presse s’est lancée dans un pari fou à 45 millions de dollars canadiens (31 millions d’euros) pour faire face à l’érosion de ses ventes (200 000 exemplaires en semaine, 275 000 le samedi quand même, dans un Québec de 8 millions d’habitants), érosion considérée comme inéluctable: il a été décidé en janvier 2010, à l’initiative de son patron, Guy Crevier, de tout miser sur la tablette (style iPad) et d’abandonner à court terme le papier.
Son application lancée en avril 2013, La Presse+, est superbe: le journal mis en ligne à 5 h 30 du matin (heure locale) est un produit multimédia. Textes, photos, vidéos, le lecteur trouve son chemin de façon intuitive en «feuilletant» sa tablette: on est loin, très loin des tristes formats pdf, encore trop souvent de mise en France. Chaque page de La Presse+ est spécialement conçue pour la tablette, avec ses animations propres, ses pop up spécifiques (cartes, photos), ses vidéos. Si le lecteur appuie sur le nom du journaliste, il obtient sa bio, son courriel, son compte Twitter. «Ça change notre façon de travailler, admet Hugo, car on est en contact direct avec le lecteur, qui peut réagir à chaud. C’est pénible quand il nous insulte, mais ça peut aussi être enrichissant.» Une trentaine de journalistes, parmi les plus vieux, n’ont pas supporté cette proximité nouvelle et ont préféré partir.
«Il ne s’agit absolument pas de faire le journal papier sous forme numérique, insiste Jean-François Bégin, le jeune directeur des informations générales, mais de penser le papier dans sa forme numérique en coordination avec les graphistes, la photo, la vidéo, sans maquette précontrainte. C’est un travail d’équipe, on pense au storytelling.» La Presse a même son propre studio télé, équipé de caméras automatiques. «Les journalistes qui le veulent viennent expliquer leur papier, donner des informations supplémentaires», explique Claudine Bergeron, l’opératrice de plateau.«C’est un travail de force, très complexe. Les journalistes travaillent plus», reconnaît Nicolas, un rédacteur. «Nous ne sommes pas partis de l’idée qu’on est un journal», ironise Eric Trottier, 48 ans, vice-président «à l’information et éditeur adjoint», en référence au slogan d’une partie de la rédaction de Libération en lutte contre les projets numériques de ses propriétaires.
Désormais, «le journal papier est devenu un produit dérivé: 90% de notre temps, c’est la tablette, celle qui aspire la valeur ajoutée», affirme Jean-François Bégin. Le papier, c’est ce qu’on fait quand la tablette est terminée.» Mais le journal tablette reste un journal qu’on lit chaque matin. «Il n’est pas remis à jour chaque heure», explique Nicolas, un choix qui est contesté aux Etats-Unis. Le papier, quant à lui, disparaîtra à terme, avec la génération actuelle de lecteurs. «Nous créons une nouvelle génération de lecteurs. On a repensé nos contenus en fonction de nos lecteurs de 30 ans», dit Eric Trottier.
C’est ce qui explique un autre choix de La Presse, aux antipodes des réflexions hexagonales: la gratuité. «La tablette doit être un média de masse, martèle Eric Trottier. Or, qu’on le veuille ou non, l’information est devenue gratuite. Nous en sommes à la troisième génération qui s’y est habituée et on ne reviendra pas là-dessus. Si le New York Times ou le Wall Street Journal ont pu se lancer dans le paywall, c’est parce que ce sont des journaux mondiaux. Ce sont des exceptions, car les médias restent massivement locaux.»
La gratuité, cela implique des revenus publicitaires importants, même si la disparition du papier va entraîner des économies plus que substantielles (impression, distribution, portage). Pour convaincre les annonceurs qu’ils seront vus, il faut leur prouver que les gens passent au moins autant de temps sur la tablette que sur le papier. «On y est parvenu. Nos lecteurs lisent le journal papier trente-cinq minutes en moyenne. Avec la tablette, on est passé à quarante-deux minutes par jour, septante minutes le samedi et cinquante le dimanche (car le journal numérique paraît sept jours sur sept, ndlr)», se réjouit Eric Trottier. Et ces chiffres sont prouvés: La Presse sait exactement ce qui est lu sur la tablette et combien de temps le lecteur y passe. «En un an, on a déjà transféré 40% de nos revenus publicitaires sur la tablette, se rengorge Trottier. Soit quatre fois plus que sur le web.»
Pour La Presse, le site web n’est clairement pas un substitut au papier. «On n’est jamais parvenu à obtenir un temps d’attention équivalent et les annonceurs le savent, explique le vice-président à l’information. On passe rarement plus de deux minutes par jour sur un site et la pub irrite. Même le site du New York Times n’affiche pas un temps de consultation supérieur à deux minutes. Le web n’attire clairement pas les lecteurs de journaux.» Le web, qui ne sera évidemment pas abandonné, n’a pas pour vocation d’offrir de la valeur ajoutée comme la tablette, selon Jean-François Bégin: «Le web, c’est le flux, comme la télé. La tablette, c’est offrir quelque chose que personne n’a.»
Cet échec relatif du web, on en veut pour preuve les rédactions très limitées des pure players: «Rue 89 ou le Hufftington Post n’ont pas 300 journalistes. Alors que nous, nous sommes passés entre 2010 et 2014 de 225 à 325 journalistes grâce à la tablette», se félicite Eric Trottier. Une augmentation des effectifs que n’avait pas vu venir Laura-Julie Perreault, la journaliste qui dirige le principal syndicat de La Presse (le Syndicat des travailleurs de l’information de La Presse): «On craignait au départ des réductions d’effectifs, mais, malgré cela, on ne s’est pas opposé au changement.» La rédaction a même dû consentir de gros sacrifices pour préparer le passage à la tablette: «On a accepté de passer de quatre à cinq jours de travail par semaine, ce qui représente 10 à 12 millions de dollars par an d’économie. C’est nous qui avons en réalité financé le projet, car l’actionnaire ne voulait pas investir d’argent frais. On s’est autofinancés.» Cela étant, tout ne s’est pas fait sans heurt: «La direction a mis un an à comprendre que l’homme-orchestre n’existait pas et qu’il faut des gens spécialisés dans chaque domaine», raconte un journaliste. En clair, un journaliste ne peut pas à la fois écrire un article, prendre des photos, réaliser un film, réaliser une interview radio, éditer son papier. C’est à ce moment que La Presse a commencé à embaucher… «Le passage à la tablette nous a permis de continuer à privilégier le fond, c’est le contraire du web, où l’on pique l’information ailleurs. On n’est pas dans le journalisme fast food», se réjouit Nicolas, qui a redécouvert le plaisir du métier bien fait.
Le modèle de La Presse interpelle les Américains: du New York Times au Los Angeles Times, ils défilent dans les locaux pour observer cette expérimentation, personne n’ayant encore trouvé la martingale qui remplacera le papier. Reste à savoir si le modèle est transposable. Frédéric Mérand, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal, doute que tous les journaux puissent suivre le modèle de La Presse: «La gratuité est possible, car le journal papier avait déjà énormément de publicité, ce qui n’est pas le cas d’un quotidien comme Libération», met-il en garde. En clair, les annonceurs ont suivi, c’est tout. Mais investiront-ils dans des journaux uniquement parce qu’ils sont sur tablette? Les lecteurs restent évidemment la clé…
Jean Quatremer
Né en 1957 à Nancy, correspondant de Libération à Bruxelles. Très actif sur son blog «Les coulisses de Bruxelles», il est passionné par le défi que représente l’émergence du numérique pour la presse écrite.