Décodage. Concept novateur, l’Ecole 42 propose une formation gratuite d’informatique n’exigea nt aucun diplôme préalable. Derrière cette vision utopiste se cachent pourtant des méthodes quasi militaires de recrutement.
Lena Würgler
L’Ecole 42, créée en 2013 par Xavier Niel, fondateur de Free, vend le rêve américain à des milliers de jeunes Européens âgés de 18 à 30 ans, fascinés par des perspectives d’emploi chez Google, Microsoft, Apple ou Facebook.
Son slogan «Born 2 code» (né pour programmer) promet de donner plus que des compétences à ses étudiants: c’est un destin tout trouvé qui leur tend les doigts. Jusqu’au 30 juin 2014, 15 000 candidats ont tenté de passer les tests d’entrée sur l’internet. Parmi eux: Mattia, Arnaud, Eduardo et Gabriella. Sélectionnés, ces quatre jeunes Suisses romands ont même franchi la deuxième étape de sélection en juillet. A la suite de ce mois intensif passé à Paris, ils entameront leur première année d’études en novembre, en même temps que 850 autres étudiants. «Pour moi, le concept de l’école s’est vendu tout seul, affirme Mattia. Il m’a immédiatement convaincu.» Sous ses airs utopistes, l’Ecole 42 cache pourtant des méthodes de recrutement presque militaires et répond à des desseins plus économiques qu’idéologiques.
La Face blanche
Le fonctionnement de base de l’école: l’enseignement «peer to peer» (P2P). Les étudiants ne suivent pas de cours, mais reçoivent des exercices et des projets à réaliser avec l’aide de quelques fichiers théoriques et, surtout, avec le soutien de leurs camarades. «Si quelqu’un galère, tu dois l’aider, mais sans lui donner la réponse», confirme Mattia. Un système qui a déjà conquis les étudiants suisses. «J’ai l’impression d’avoir mieux progressé que dans une école traditionnelle, estime Eduardo. Avant, j’étais un grand débutant en programmation. Après deux semaines dans l’école, j’étais déjà capable de trouver un algorithme pour résoudre un sudoku.»
En trois ans, les étudiants seront formés à tous les domaines de l’informatique, de la cryptographie à l’intelligence artificielle en passant par les algorithmes, l’architecture de réseau, le design de jeux vidéo, etc. «C’est le programme le mieux adapté à la vraie vie que j’ai jamais vu», s’enthousiasme Arnaud. Seul problème: les certificats décernés ne sont pas reconnus par l’Etat français. Mais, après une année, l’école tisse déjà des liens avec des institutions publiques réputées, comme la HEC de Paris, avec laquelle elle a conclu un partenariat.
Enfin, l’école veut donner sa chance à tous. Tout d’abord, elle est gratuite, pour éviter une sélection en fonction de la situation financière des candidats. Xavier Niel a investi une somme estimée entre 20 et 50 millions d’euros pour le permettre. Ensuite, l’accès à la formation ne nécessite aucun diplôme préalable. Les étudiants en difficulté scolaire, qui auraient échoué dans les institutions classiques, constituent même une cible privilégiée de l’école, convaincue qu’elle peut y dénicher des talents hors pair.
Un recrutement militaire
Pour procéder à un tri, l’école plonge les 1700 candidats issus de la première sélection dans la «piscine», une phase de recrutement inspirée des «swim qualifications» des commandos de marines américains. Pendant un mois, les étudiants vivent dans le Heart of Code, le bâtiment ultramoderne de l’école. Là, leur cadre quotidien se résume à trois clusters, de grandes salles ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre et remplies de centaines d’ordinateurs flambant neufs.
Un mois complet, week-ends compris, à consacrer l’entier de leurs journées à tenter de terminer les travaux pratiques que l’école leur soumet. «On pouvait voir combien de temps on passait en moyenne par jour sur les ordis, témoigne Gabriella. Pour moi, c’était environ quinze heures.»
A la fin de la «piscine», sélection naturelle oblige, seuls les plus résistants passent à l’étape suivante. «Au bout de quelques jours, un tiers des participants jettent déjà l’éponge, déclare Olivier Crouzet, directeur pédagogique. Notre programme n’est pas pire que certaines classes préparatoires pour de hautes écoles en France. L’objectif de la «piscine» est de tester le degré de motivation des candidats. Nous voulons les plonger dans une atmosphère qui correspond à celle des trois ans d’études à venir.»
un flou perpétuel
Les étudiants s’investissent donc sans compter. Pourtant, si les résultats des travaux pratiques entrent dans l’équation finale, les étudiants ont conscience qu’ils n’en constituent qu’une partie. «C’est très fatigant et stressant, parce que tu ne sais jamais où te situer par rapport aux autres», reconnaît Mattia. D’ailleurs, les notes reçues frisent souvent la médiocrité, voire l’absurdité. «On se mange beaucoup de zéros», témoigne Eduardo. Certains reçoivent même des notes négatives, en particulier des -42.
«Les notes sont principalement là pour décourager, pense Arnaud. Pour des gens très scolaires, habitués à recevoir de bonnes notes, cela peut se révéler assez choquant et démoralisant.» Le staff lui-même avoue ne pas vouloir fixer de critères trop précis pour l’évaluation des candidats. «Nous voulons conserver une certaine souplesse, argumente Olivier Crouzet. Cela permet de garder une grande diversité de profils, chose nécessaire pour favoriser la créativité et l’innovation.»
des punitions gênantes
Parmi les critères – subjectifs – sur lesquels l’école insiste explicitement se rangent la capacité à travailler en groupe, la sociabilité et l’hygiène. «Nous sanctionnons les étudiants qui contreviennent aux principes de base de la vie en communauté, comme le respect du matériel et des autres participants», souligne Olivier Crouzet. Les punitions infligées, appelées «TIG» (pour travaux d’intérêt général), sortent complètement de l’ordinaire. «J’ai dû chanter dans l’ascenseur pendant deux heures, raconte Gabriella. J’ai été punie parce que je m’étais assise sur le rebord d’une fenêtre et que, comme mes pieds touchaient le mur blanc, j’aurais pu faire une tache.»
Les exemples ne manquent pas: enlever les petits cailloux dans la pelouse, chanter La Marseillaise sur le toit de l’école, mesurer le périmètre du bâtiment à l’aide de tickets de métro, etc. «Ils débordent d’imagination, c’est très drôle», rigole Gabriella. Tellement enthousiastes de faire partie de l’aventure, les étudiants acceptent ces punitions sans broncher. D’après Arnaud, «les TIG font plus peur aux gens que les sanctions administratives traditionnelles». Quoi de plus normal que de préférer le blâme en privé que l’humiliation en public! «Nos punitions doivent être assez gênantes pour que l’étudiant n’ait pas envie de commettre son erreur une nouvelle fois, justifie Olivier Crouzet. Et nous ne voulons pas faire ça en catimini afin que les autres candidats voient ce qu’il est possible de faire ou non. Mais notre but n’est pas d’humilier.»
Une silicon valley en Europe?
Se sentant privilégiés, redevables, les étudiants se montrent prêts à tout donner d’eux-mêmes pour avoir la chance de mettre un pied dans une école qui, pourtant, demande encore à faire ses preuves. Une chose est sûre: l’institution répond à une réelle pénurie.
Pour la France, d’abord, qui aura besoin de 191 000 informaticiens d’ici à 2022, selon une étude de France Stratégie.
Pour la Suisse, ensuite, qui devra quant à elle repourvoir quelque 87 000 postes d’informaticiens d’ici à 2022, selon le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO).
Pour Xavier Niel, enfin, qui cofinance actuellement, avec la Caisse des dépôts et consignations, le développement d’une pépinière d’entreprises à Paris. Rassemblant un millier de start-up numériques, elle s’ouvrira en 2016, au moment même où la première volée de l’Ecole 42 terminera son cursus. Des étudiants qui, pendant trois ans, auront soumis des centaines de projets dans l’incubateur de start-up que possède l’Ecole 42. Coïncidence? Sûrement pas. «Niel veut faire en sorte que Paris et l’Europe fassent concurrence aux grands Américains, ose Gabriella. C’est plus grand qu’une utopie, c’est irréel, c’est délicieux!»
«Wanted: étudiants paumés»
L’Ecole 42 est ouverte à tous types de profils. Elle s’adresse même en particulier aux élèves qui ne trouvent pas leur place dans les institutions traditionnelles, y compris en Suisse romande. Témoignages.
Mattia (22 ans, Neuchâtel) a essayé plusieurs formations, comme l’électronique, la musique, la philosophie et, enfin, l’informatique au CPLN. «C’était trop lent pour moi. A la «piscine», j’ai enfin pu aller à mon rythme et gazer à fond.»
Eduardo (22 ans, Peseux) a fait un certificat de culture générale avant d’essayer d’entrer au lycée, puis de faire le bac français. Mais il a tout abandonné. Pour lui, «42 se présente comme un moyen de réussir, même si tu n’as pas fait de grandes études».
Arnaud Schenk (20 ans, Lutry) a pris, pendant son gymnase, une année sabbatique qui s’est transformée en deux, puis trois ans. «J’ai enchaîné les petits boulots dans des start-up, où j’ai fait du codage. J’ai postulé pour améliorer mon niveau de programmation.»
Gabriella (25 ans, Genève, Paris) a déjà obtenu un MBA en marketing et e-business. Elle s’est inscrite à 42 pour compléter ses compétences. «J’espère trouver une sorte de job du futur, que personne ne connaît encore.»