Décodage. Le magazine «Vice» fait dans la provocation, et ça fonctionne. Reportages décalés, sujets insolents, journalisme gonzo et, surtout, vidéos en ligne assurent son succès.
Clément Bürge New York
L’attaché de presse de l’Etat islamique a l’air sympathique. Il est jeune, parle d’une voix joviale, porte une casquette aux couleurs militaires et un gilet pare-balle. «Les Américains ne doivent pas être des lâches; venez vous battre en personne plutôt que d’envoyer des drones, lance-t-il, presque en souriant, sur la vidéo. Envoyez vos soldats, nous allons vous humilier et faire flotter le drapeau d’Allah sur le toit de la Maison Blanche.» Dans la scène suivante, ce charmant jeune homme prend sa mitraillette, court sur le haut d’une colline et se met à tirer sur des soldats syriens.
Les journalistes se sont immergés durant plusieurs semaines au sein de l’Etat islamique. Leur documentaire est osé et révélateur, il a été produit par Vice, un magazine basé à Brooklyn, aux Etats-Unis. Il fait partie d’une série d’autres reportages exceptionnels du magazine. En mai 2013, en Corée du Nord, il avait organisé un match de basketball entre une équipe de NBA et des joueurs du pays communiste, sous les yeux amusés de son dictateur, Kim Jong-un.
Vice est aujourd’hui un vrai empire médiatique, et il est même présenté comme le futur du journalisme aux Etats-Unis. Cet été, Disney, Time Warner et 20th Century Fox se sont d’ailleurs affrontés pour sa reprise. Une guerre qui s’est soldée par un investissement de 500 millions de dollars de Technology Crossover Ventures et A+E Networks.
Pourtant, rien ne prédestinait Vice à un tel succès. Créé en 1995 à Montréal sous le nom de The Voice of Montreal, le magazine n’était à la base qu’une feuille locale. C’est l’arrivée d’un nouvel employé, Shane Smith, aujourd’hui CEO de la société, qui a changé la destinée du magazine. Il a grandi, a changé de nom et s’est déplacé à New York en 1999. Aujourd’hui, son quartier général se trouve à Williamsburg, la capitale mondiale des hipsters.
Sa mutation, le magazine l’a faite en se forgeant une identité provocatrice, souvent «pipi-caca». Les reporters travaillent en immersion, dans la tradition du journalisme gonzo. Les articles irrévérencieux et à connotation sexuelle sont devenus une image de marque. Comme par exemple le minifilm The Biggest Ass in Brazil, pour lequel les reporters de Vice sont partis à la recherche, vous l’aurez compris, du plus gros des derrières; ou encore Sex Donkey, un reportage à la découverte d’un village colombien où les hommes ont des relations sexuelles avec… des ânes. L’audience est plus que bonne: les deux films ont récolté à eux deux 16 millions de vues sur YouTube.
Conquête d’un nouveau public
Mais ce n’est pas dans ce contenu décalé que réside la véritable innovation de Vice. Le magazine s’est emparé d’un média jusque-là délaissé par les autres journaux: la vidéo en ligne. Son genre de documentaire – d’une durée allant de trois minutes à plus d’une heure – a proposé un traitement différent des sujets et permis de toucher une audience plus jeune d’amateurs de vidéos en ligne. «Vice a conquis le groupe des «milléniaux», ces jeunes de 18 à 34 ans qui se sont détournés des médias traditionnels, passent bien plus de temps sur l’internet et que les annonceurs s’arrachent», explique Rebecca Lieb, une analyste d’Altimeter Group.
Surtout, la vidéo leur a permis de bâtir un modèle d’affaires très lucratif. «Les publicités qui apparaissent au début d’une vidéo en ligne sont un marché en pleine expansion et les annonceurs paient très cher pour y insérer leurs messages», explique Ken Doctor, un spécialiste de l’industrie. En 2013, le marché de la publicité vidéo en ligne aux Etats-Unis atteignait 2,8 milliards de dollars, soit une augmentation de 19% par rapport à 2012. En 2014, la firme prévoit de générer un chiffre d’affaires de 500 millions de dollars.
Pour une somme allant de un à cinq millions de dollars, une marque peut sponsoriser ses propres vidéos sur le site internet de Vice, donnant naissance à un produit mi-journalistique mi-publicitaire. La marque The North Face a, par exemple, financé une série de documentaires lors desquels les journalistes de Vice explorent les régions les plus reculées de la planète.
Aujourd’hui, de nombreux autres journaux ont commencé à suivre le chemin tracé par Vice avec la vidéo en ligne, à l’image de Vocativ et de Fusion. Et les grands groupes traditionnels comme le Financial Times et le New York Times misent désormais eux aussi massivement sur la vidéo dans leurs éditions numériques.