Interview. Dans «Devenir soi», l’essayiste français donne des raisons de croire que l’apocalypse n’est pas une fatalité et peut-être même une chance.
Antoine Menusier
Cela fait longtemps que l’ex-confident de François Mitterrand a entamé sa mue vers un monde qu’il souhaite débarrassé des «vieux concepts». Social-démocratie ou libéralisme, plus rien de cela, dit-il, ne tient à l’heure de l’hyperempire et de l’hyperconflit qui sonne au clocher de la planète. De cette anarchie faisons quelque chose, enjoint Jacques Attali. Place à «l’individu dans sa totalité», décrète l’ex-sherpa présidentiel, féru de méditation, à la tête de PlaNet Finance, un organisme d’encouragement au microcrédit. Les ressources sont en nous, ne laissons pas la résignation gagner la bataille. Tel est le message, tel est le chemin tracé dans Devenir soi, le dernier essai de ce prophète laïque.
La figure de départ de votre livre est un héros fatigué, qu’il s’agit de réveiller: le résigné-réclamant. De quoi cet être-là est-il fait?
L’être résigné-réclamant, c’est ce que nous sommes tous plus ou moins dans les sociétés occidentales développées et même dans d’autres pays. Il y a des gens qui sont résignés à accepter leur aliénation, qui pensent n’avoir aucune chance de trouver les moyens de se développer eux-mêmes et qui se contentent de réclamer le maximum de l’Etat, de l’armée, des entreprises. Souvent, cette attitude est masquée dans l’idéologie de la consommation et dans celle de l’assistance.
A cet être passif, vous dites de «renoncer à quoi que ce soit de qui que ce soit». N’est-ce pas proprement surhumain, comme programme?
Nous n’avons qu’une vie. L’expérience montre que des tas de gens sans ressources et sans relations peuvent trouver ce qu’ils sont, ce qu’ils ont d’unique et réaliser leurs rêves, autrement dit faire de leur vie une œuvre originale.
En quoi l’accomplissement personnel des uns favorise-t-il la vie des autres?
Prenons l’exemple d’un orchestre: quand les musiciens de cet orchestre prennent conscience qu’il faut jouer mieux, ils jouent mieux et l’orchestre tout entier joue mieux.
Certes, mais vous prenez là l’exemple d’un collectif, alors que les personnes que vous citez, de tous horizons – le pianiste et chanteur Ray Charles, le peintre Jean-Michel Basquiat, le romancier Stephen King ou encore Jihade Belamri, un entrepreneur lyonnais fils d’ouvrier algérien – témoignent de trajectoires individuelles.
Il se trouve que l’important, c’est de réussir notre vie. Accessoirement ou en même temps, le fait de réussir notre vie aide les autres à réussir la leur. Ce n’est pas contradictoire. L’égoïsme intelligent est une forme d’altruisme et réciproquement. Quand on trouve en quoi on est unique, on n’est pas en situation d’écraser les autres, on est en situation de trouver ce en quoi les autres ne peuvent pas agir à votre place.
C’est sans doute le cas du syndic de Lausanne, Daniel Brélaz, dont vous saluez la détermination à perdre du poids.
C’est en effet un exemple de prise en main de soi-même.
«Devenir soi», est-ce un existentialisme pour une époque apocalyptique?
Notre époque est apocalyptique mais elle est aussi extraordinairement créatrice. Je suis très frappé de voir que des millions de gens sont dans la création de quelque chose, dans les arts, la politique, l’entreprise, l’économie sociale ou l’associatif. Le fait d’être dans un monde apocalyptique nous pousse encore plus à agir parce que nous ne pouvons plus attendre que les autres nous donnent une solution, qui ne viendra pas.
Est-ce que la survie de la démocratie dépend de la possibilité d’un devenir soi?
Sans aucun doute. Car la vraie démocratie, ce n’est pas seulement voter une fois tous les ans ou à tous les référendums possibles comme en Suisse. C’est créer les conditions pour que chacun puisse devenir soi.
Nous aurions un capital de départ qu’il s’agit de faire fructifier…
Il s’agit de le trouver. Nous ne le connaissons pas au départ. Pour cela, il faut prendre conscience de son aliénation, de son unicité et d’autres choses encore dont je parle dans le livre. Cela passe par une série de méthodes, dont la méditation et le projet à long terme font partie. C’est vrai pour des individus mais aussi pour des organisations. Une entreprise qui n’aide pas ses salariés à devenir soi va les perdre. Une nation qui n’aide pas ses gens à devenir soi les perdra également, car les gens iront devenir soi ailleurs.
Vous-même, est-ce que vous méditez?
Oui, tous les jours. Les leçons que je donne dans le livre, je les suis moi-même.
Vous inscrivez-vous dans une démarche bouddhiste?
Non, laïque.
Votre approche du monde est plutôt libérale, alors que l’époque semble davantage à la restauration du collectif, souvent à petite échelle. De même, votre vision des choses ne va-t-elle pas à l’encontre des vertus qu’on nous enseigne, l’humilité et la tempérance?
Si l’humilité, c’est la résignation, oui, ma vision est contraire à cela. Si la tempérance, c’est accepter la domination des autres, oui, aussi. Je suis révolutionnaire par rapport à ces valeurs qui sont des valeurs d’aliénation totale. De même, si le collectif consiste à gérer l’ensemble dans la conformité à la norme, oui, je suis contre. Il faut sortir des concepts «social-démocrate» ou «libéral», qui sont une rémanence du XIXe siècle, voire du XVIIIe siècle. Pourquoi faudrait-il vivre au XXIe siècle avec de tels concepts?
Avec quels concepts vivre, alors?
Le concept qui est en train d’apparaître, c’est l’émergence de l’individu dans sa totalité. Et une des dimensions de la totalité de la vie, c’est évidemment l’altruisme.
Le «devenir soi», ce peut être aussi la dérive, et notamment la dérive sectaire, à l’image de l’Etat islamique autoproclamé, ou les horreurs que furent le nazisme et le communisme réel. Ça peut être meurtrier, le devenir soi, non?
Les exemples que vous citez ne sont justement pas des devenir soi. Si on réfléchit aux conditions de sa liberté, jamais on ne fera quoi que ce soit de ce que vous dites.
Parmi les devenirs entravés, on trouve la Syrie et l’Irak. Comment voyez-vous l’évolution de ces pays?
Dans mon livre Une brève histoire de l’avenir (Editions Le Livre de Poche), paru il y a huit ans, j’avais décrit exactement ce futur d’un monde hyperglobal, en situation d’anarchie, ressemblant de plus en plus à la Somalie. Nous sommes dans ce monde sans Etats, qui ne peut être qu’un chaos généralisé. J’espère que cette accélération de l’histoire, qui a amené cette période que j’avais appelée l’hyperempire, et le basculement de l’hyperempire à la phase suivante, l’hyperconflit dans lequel nous entrons, va accélérer le passage à la phase ultérieure, l’hyperdémocratie, où l’altruisme prendra sa place.
Est-ce que l’accélération de l’histoire peut aider à résoudre le conflit israélo-palestinien?
C’est un conflit parmi d’autres, pas plus important que d’autres. Il ne doit pas être considéré comme la mère de tous les conflits, même si certains, cachant un honteux comportement interne, vont chercher à faire de ce conflit le bouc émissaire de tous les autres.
Vous faites allusion à l’antisémitisme.
A l’antisémitisme ou au fait que certains régimes arabes aient préféré désigner le conflit israélo-palestinien à la vindicte de leur propre peuple plutôt que d’essayer de créer une démocratie chez eux.
Dans votre vie professionnelle, rencontrez-vous des entrepreneurs du Moyen-Orient?
PlaNet Finance a des bureaux au Caire, en Palestine, en Jordanie, à Dubaï. Les entrepreneurs sociaux de ces pays sont des gens formidables.
Etes-vous pour ou contre le maintien de l’organisation de la Coupe du monde de football en 2022 au Qatar?
La FIFA est selon moi une organisation corrompue. C’est l’exemple typique de ce que ne doit pas être une gouvernance mondiale. Je regrette que la FIFA donne un si mauvais exemple.
De quoi serait faite la gouvernance mondiale que vous appelez de vos vœux?
La Suisse est le meilleur exemple. Elle a mis trois siècles à créer une nation du bas vers le haut, l’Europe est en train de le faire depuis cinquante ans. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour que le monde le fasse.
Entre la Russie et l’Ukraine, le chaos est pour l’heure contenu. Comment analysez-vous cette crise qui pourrait un jour nous toucher de très près?
J’estime que nous n’avons aucune raison d’humilier la Russie. La Russie de Poutine n’est pas l’Allemagne de Hitler. C’est une Allemagne juste avant celle de Hitler. Si nous, Occidentaux, continuons sur notre lancée, nous aurons la Russie de Hitler. C’est une immense erreur que d’isoler la Russie. Il est urgent de trouver un accord sur le fédéralisme ukrainien. La Russie et l’Ukraine ont leur place en Europe.
«Devenir soi». De Jacques Attali. Editions Fayard, 188 p.
Jacques Attali
Economiste, haut fonctionnaire et écrivain né le 1er novembre 1943 à Alger. Il a notamment été conseiller spécial de François Mitterrand de 1981 à 1991, puis fondateur et premier président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Actuellement, il dirige les groupes PlaNet Finance et Attali & Associés. Il a publié plus de 65 essais, romans et biographies.