Reportage. En tant que canton monolingue, Neuchâtel joue les pionniers en proposant des classes bilingues à 540 élèves déjà. Les parents en redemandent.
«Guten Tag», dit la maîtresse Corine Schneider en accueillant Elisa sur le pas-de-porte. La petite entre dans la classe en marchant sur quatre feuilles de papier sur lesquelles sont inscrits des chiffres: «Eins, zwei, drei, vier», scande-t-elle avant de prendre place à son pupitre. Lenny, Elio, Loïc, Leo et Natalia la suivent, tous fiers de montrer eux aussi qu’ils savent compter en allemand.
A Cornaux (NE), localité sise entre les lacs de Bienne et de Neuchâtel, cette classe d’école enfantine ressemble à première vue à des milliers d’autres en Suisse. Pourtant, elle affiche une grosse différence. Ses élèves sont intégrés à un projet d’enseignement bilingue, suivant ainsi 50% des périodes en allemand. En ce radieux jeudi d’été indien, Corine Schneider enchaîne avec une chanson, puis se tourne vers le tableau pour travailler sur les couleurs: «Was ist das für eine Farbe?» interroge-t-elle en montrant un rond gris. «Grau», répond Lenny. «Je sais déjà tout plein de mots en allemand», s’exclame-t-il.
En trois ans, le canton de Neuchâtel a pris la tête des pionniers en matière d’enseignement en immersion de la deuxième langue nationale. Sous l’impulsion de l’ex-conseiller d’Etat Philippe Gnaegi en 2011, puis aujourd’hui de Monika Maire-Hefti, il a beaucoup développé son offre, qui touche désormais 28 classes et 540 élèves de 4 à 8 ans dans les degrés HarmoS 1 à 5. «Du jamais vu dans un canton monolingue en Suisse», se réjouit le chef du Service de l’enseignement obligatoire, Jean-Claude Marguet. Une offre qui dépasse même celle de certains cantons bilingues.
Rien n’a été facile. Comme d’autres cantons, Neuchâtel a longtemps exploré plusieurs voies. Dans les années 90, il procède notamment à un échange d’élèves et d’instituteurs entre la commune seelandaise d’Anet et celle d’Hauterive, mais les écueils à surmonter s’avèrent nombreux, notamment au sein du corps enseignant. «Un jour, lors d’une réunion, une enseignante a sorti un papier sur lequel elle avait noté quatorze bonnes raisons de refuser de participer au projet», témoigne Jean-Claude Marguet. Il y a la barrière de la langue, la peur du changement, la crainte de perdre la maîtrise de la classe, celle de ne pas être à la hauteur des attentes des parents, et l’on en passe.
Aujourd’hui, Neuchâtel a tiré les enseignements de ces expériences avortées. Généralement, deux enseignants s’occupent d’une classe en immersion, l’un pour les cours en français et l’autre pour ceux en allemand. Et pour ces derniers, le canton ne recrute que des volontaires à la biographie bilingue, ou des Alémaniques. Pour ce qui est de Cornaux, tant Corine Schneider que son collègue Cédric Bürgi ont grandi dans un environnement plurilingue.
Le plaisir des élèves
Tous les enseignants le reconnaissent: ils défrichent un terrain encore largement inexploré et doivent faire preuve de créativité et d’improvisation. Ces pionniers ne comptent pas les heures supplémentaires, mais ils récoltent les premiers fruits de leur travail. «Les enfants sont ouverts à l’allemand; même ceux qui parlent déjà deux langues à la maison l’acquièrent facilement. Ils n’ont aucun cliché, aucune peur de mal prononcer un mot», constate Corine Schneider. «Notre récompense, c’est leur bonheur et leur fierté de saluer leur prof en allemand», renchérit Cédric Bürgi.
Qu’il paraît lointain, le conflit linguistique qui a éclaté ces derniers mois dans les cantons de Thurgovie, Nidwald, voire Lucerne, où on diabolise volontiers le «Frühfranzösisch». Ici, sur les rives de la Thielle, tout le monde est conscient de la nécessité d’apprendre le plus rapidement possible une deuxième langue nationale. Lorsque le canton a lancé son projet en 2010, Isabelle Weber, conseillère municipale de Cornaux en charge de l’instruction publique, a immédiatement annoncé la candidature de sa commune. «Un élève qui sort de l’école sans savoir l’allemand se ferme de nombreuses portes au niveau professionnel», explique-t-elle.
Volonté politique
Fonceuse de nature, cette politicienne plurilingue du PLR a alors consulté les parents pour savoir s’ils étaient intéressés à participer au projet. Surprise! «Tous les parents, à une exception près, ont souhaité placer leur enfant en classe d’immersion. Alors que je pensais n’ouvrir qu’une classe, il a fallu en ouvrir deux», raconte-t-elle. Aujourd’hui, une petite centaine d’élèves – sur un total de 130 à Cornaux – suivent une scolarité bilingue sur les cinq premiers degrés HarmoS.
Les parents sont convaincus d’avance. «C’est un investissement pour l’avenir professionnel de notre enfant», déclare Sandra Bonfigli, mère de Mattia, 8 ans. Fils de parents italophones, Mattia se familiarise ainsi avec sa troisième langue à travers des jeux, des sports ou des travaux manuels, cela sans la pression des notes. «Il accumule ainsi des associations positives par rapport à l’allemand», se réjouit sa maman.
Inutile de préciser que les parents ne demandent qu’une extension de l’offre du canton. Ce ne sera pas facile, car le recrutement d’un personnel qualifié constitue de loin le problème majeur à résoudre. «On se débrouille, mais c’est parfois laborieux», note le directeur de l’école, Jean-Claude Egger, qui émet une suggestion: «On pourrait envisager d’introduire une filière bilingue à la Haute école pédagogique des trois cantons de Berne, Jura et Neuchâtel (BEJUNE).» Réponse de la conseillère d’Etat Monika Maire-Hefti: «Il y a effectivement un gros effort à faire dans la formation des enseignants. La filière bilingue est une option. Mais, dans l’immédiat, il sera plus facile d’inciter les étudiants HEP en fin de formation à faire tout ou partie de leur stage pratique en Suisse alémanique.»
Pour assurer la continuité du projet dans les degrés supérieurs, Neuchâtel doit chaque année élargir son offre pour 150 nouveaux élèves au moins. D’une part, il s’efforcera de mieux exploiter son potentiel d’enseignants francophones bilingues. «Pour le reste, nous procéderons à des échanges avec des cantons partenaires intéressés, comme Soleure, Argovie et Schwyz, par exemple», confie Jean-Claude Marguet.
Dans ce concert d’échos positifs, on entend très peu de voix dissonantes sur les projets d’immersion. A quelques encablures de là, Bienne, ville pourtant fière de son bilinguisme, a longtemps été sceptique à ce sujet avant d’entamer un projet pilote en 2010. Les Alémaniques y voyaient une conception élitiste de l’école, préjudiciable aux élèves allophones, tandis que les Romands craignaient d’y perdre leur identité.
Aussi, les Biennois ont-ils tenu à accompagner leur projet, récemment reconduit pour quatre ans, d’un suivi pédagogique régulier. Les rapports sont confidentiels, mais l’expérience se déroule bien, aux dires du conseiller municipal et directeur des écoles, Cédric Némitz. Premier constat: «Au début, les élèves accusent un léger retard dans leur langue maternelle par rapport à leurs camarades des classes monolingues, mais ils le comblent après trois ou quatre ans. Et, bien sûr, ils ont acquis de bonnes notions de la langue partenaire, un bonus appréciable», résume Cédric Némitz. Des notions probablement meilleures qu’à Neuchâtel, car ici, les deux classes ouvertes chaque année comprennent toujours un tiers d’Alémaniques, un tiers de Romands et un tiers d’allophones. Ainsi s’instaure une dynamique plurilingue qui se poursuit en dehors des cours.
Alors que la guerre des langues s’enrichit chaque semaine d’un épisode supplémentaire, l’expérience d’un canton monolingue le montre: oui, il est possible d’apprendre une deuxième langue nationale sans traumatisme, et même en y prenant plaisir. Peu importe finalement s’il est plus efficace d’apprendre la deuxième langue nationale à l’adolescence ou dès l’école enfantine: «A tout âge, il est évident que rien ne vaut l’immersion pour apprendre une langue», souligne Monika Maire-Hefti.