Entretien. Avec «Changer d’altitude», à paraître le 23 octobre aux Editions Stock, le psychiatre lausannois, initiateur de Solar Impulse, héritier d’Auguste et de Jacques, livre ses leçons de vie. Une rencontre exclusive pour «L’Hebdo».
Propos recueillis par Isabelle Falconnier
Bienvenue, docteur Piccard! A force, on se demandait où il était passé. Depuis dix ans, on l’a vu en combinaison d’aviateur surtout, humant le tarmac de Payerne où s’élabore Solar Impulse, message écologique et spirituel incarné en avion solaire. Changer d’altitude, à paraître le 23 octobre, tombe à pic pour nous rappeler que Bertrand Piccard, 56 ans, fils de Jacques et petit-fils d’Auguste, champion d’Europe de voltige en deltaplane en 1985, premier homme à traverser l’Atlantique puis à faire le tour du monde en ballon, premier homme à voler avec un avion solaire, est avant tout un psychiatre passionné par l’exploration de notre dernière frontière: l’esprit humain. En 300 pages fluides, inspirantes, pudiques, pédagogiques et foncièrement optimistes, le médecin-aéronaute livre pour la première fois une synthèse de sa philosophie de vie. Mêlant thérapie, exploration, souvenirs de cabinet et d’enfance, conseils en gestion de crise et spiritualité, il permet de découvrir un Bertrand Piccard inédit, sincère et désireux de construire des ponts entre science et spiritualité. Exigeant aussi: il a hérité de l’obligation de l’excellence et n’en fait pas mystère.
Quel but avez-vous en publiant «Changer d’altitude»? Rappeler que vous êtes médecin psychiatre d’abord avant de piloter un avion solaire?
C’est le livre du médecin, oui, d’explorateur de la vie. Je ne suis pas un ingénieur ni un manager. J’ai déjà écrit trois livres sur ce que je fais, j’avais envie d’écrire un livre sur ce que je pense, et approfondir les conférences que je donne sur l’hypnose, la gestion de crise, la communication, le côté spirituel de l’existence, un livre pour les gens qui se posent des questions sur la vie. Cela dit, je me dis qu’il sera encore plus utile à ceux qui ne se sont jamais posé de questions, car il provoque le questionnement.
Pourquoi le faire maintenant?
Depuis dix ans, j’ai beaucoup été dans l’action. J’avais besoin de me remettre dans la réflexion. Et il y a aujourd’hui de quoi écrire un livre sur ce que j’ai appris de la vie jusqu’à maintenant et ce que j’ai envie de transmettre en tant que médecin. Pas un bilan de vie – je parle peu de ma vie personnelle – mais un bilan intermédiaire de ce que je peux transmettre. J’ai repris beaucoup de ma thèse de médecine sur la pédagogie de l’épreuve, qui a été très importante pour moi, et que l’on m’a souvent demandé de vulgariser.
En 1977, vous décidez de faire médecine en visant la psychosomatique. Pourquoi?
J’ai toujours voulu comprendre comment l’être humain fonctionne, ce qui le rend heureux ou malheureux, ce qui le fait réussir ou échouer dans ses rêves. Dès l’âge de 11 ans, j’ai voulu être explorateur. Mais j’avais l’impression qu’il ne restait plus grand-chose à explorer, à part le fonctionnement humain. Après la conquête de la Lune, les missions spatiales se répétaient: c’était de la science, de l’industrie, mais plus de l’exploration. Du coup, je me suis tourné vers la vie, le psychisme humain, qui a toujours été mystérieux pour moi. Dans l’enfance, j’ai été marqué par les promenades dans la nature avec ma mère, qui me parlait de spiritualité, de yoga, de méditation. Je n’ai pas fait médecine pour tenir un bistouri ou un stéthoscope.
Dans la psychiatrie, il y a l’envie de découvrir le psychisme humain, mais aussi d’aider les gens. C’était votre envie aussi?
Ce qui me motivait, c’était de pouvoir aider les gens à changer. Je n’ai jamais fonctionné comme un psychiatre qui écoute les gens raconter leurs problèmes. Un patient et un médecin sont ensemble pour trouver des solutions. J’aime l’interaction. Je suis bienveillant comme le psychanalyste, mais pas neutre dans mes thérapies. J’incite au changement. Je suis un psy impatient et je pense que s’il y avait plus de médecins impatients les coûts de la santé diminueraient!
Vous avez été pendant huit ans médecin assistant et chef de clinique, puis avez pratiqué douze ans dans votre cabinet lausannois. Suivez-vous encore des patients?
J’ai encore quelques patients, car je ne veux pas arrêter complètement. Mais je ne prends plus aucun nouveau patient pour le moment.
Cela ne vous manque pas?
La pratique du médecin me manque. J’ai aussi voulu écrire ce livre pour cela. C’est une activité que je veux retrouver plus tard d’une manière ou d’une autre après avoir mené à bien le projet Solar Impulse. J’aimerais combiner conférences et thérapie de groupe, en formant les patients à acquérir les outils thérapeutiques pour se soigner eux-mêmes.
Médecin un jour, médecin toujours?
Evidemment! Je me sens complètement psychiatre-psychothérapeute: ce qui me passionne, c’est d’améliorer la qualité de vie des gens. Dans ce sens, Solar Impulse est totalement logique. Les technologies propres, les énergies renouvelables, c’est une manière d’améliorer notre qualité de vie.
Comment vous considèrent les autres psychiatres de la place?
J’ai reçu une lettre officielle pour me remercier de donner de la psychiatre un visage plus vivant et ouvert. Mais j’ai aussi entendu que l’on me reprochait d’utiliser mon tour du monde en ballon pour remplir mon cabinet, à un moment où je ne prenais plus aucun nouveau patient! Les gens un peu sectaires n’ont pas de raison de m’apprécier.
Vous êtes un pionnier de l’hypnose en thérapie en Suisse. Comment cela a-t-il commencé?
Les professeurs de psychiatrie me disaient de ne pas m’occuper de spiritualité et les maîtres de spiritualité me conseillaient de ne pas mélanger avec la thérapie. J’ai découvert l’hypnose en 1991 et elle m’a amené le maillon manquant entre les côtés thérapeutique et spirituel. J’ai enfin réussi à concilier deux voies qui comptaient autant à mes yeux. L’hypnose, un retournement du regard vers l’intérieur, devient une manière d’être, de développer la conscience de soi, qui est le premier pas vers une expérience spirituelle. Cela manque encore dans la médecine aujourd’hui, même si ce tabou commence à s’affaiblir. En Occident, on veut un traitement pour une maladie. En hypnose, tout comme en médecine chinoise ou ayurvédique, on a un traitement par patient. C’est déconcertant pour un médecin qui apprend des techniques de soin…
Matthieu Ricard, qui signe la préface de votre livre, voit de l’«ingénuité» dans votre démarche. Vous êtes d’accord?
Cela m’a fait plaisir. Ingénu veut dire créatif et original, sans a priori. Il m’a lu, a aimé mon livre. Je le connais depuis longtemps, autant par le World Economic Forum que par des connexions personnelles. Mais, au-delà de nos liens d’amitié, je voulais une préface écrite par une personne qui crée des ponts entre la science et la spiritualité. Lui le fait admirablement. Il est physicien à la base, on l’oublie!
Leonard Cohen, qui vous accompagne depuis votre adolescence, est aussi lié à votre découverte de l’hypnose…
Il est le premier qui m’a permis involontairement une expérience hypnotique! J’avais 16 ans, je travaillais un cours de biologie dans un chalet aux Diablerets. Mes amis écoutaient une chanson de Cohen, moi je parlais avec eux tout en écoutant la chanson et en travaillant de manière concentrée. Le lendemain, j’ai fait 10 sur 10. C’est la première fois que je vivais une dissociation. C’est ce qu’on apprend dans l’hypnose. Une partie de soi vit l’expérience, et l’autre observe celle qui vit l’expérience. Avec Cohen, c’était cela: une partie de moi regardait l’autre en train d’apprendre. Jusqu’à mon final de médecine, j’ai préparé tous mes examens en me concentrant avec les deux premiers disques de Cohen. La moitié de ses chansons sont des inductions hypnotiques. Il est en permanence sur deux niveaux, le poétique et le spirituel. Travailler en état dissocié, c’est comme si on mettait une feuille de carbone: on fait tout à double. Une partie de l’esprit travaille et mémorise, l’autre contrôle que la première partie mémorise bien. C’est une question de concentration, pas d’intelligence. J’ai fait beaucoup d’hypnose avec mes filles, cela a l’air de marcher pour leurs études.
Vous décrivez le vol transatlantique en ballon effectué en 1992 comme une révélation, une expérience qui a changé votre vie. Pourquoi?
1992 est une année charnière dans ma pratique de médecin. Je me suis formé à l’hypnose et j’ai fait la traversée de l’Atlantique en ballon. J’ai appris l’ouverture à l’inconnu. Ma pratique comme ma vision de la vie ont changé. J’ai compris qu’il fallait être le météorologue du patient plutôt que le pilote de la thérapie. Le ballon m’a appris que, quand on ne peut pas changer quelque chose, il faut l’utiliser à son avantage. Tenter d’y résister, c’est se battre en vain. Comme le ballon est prisonnier du vent qui le pousse, nous sommes aussi prisonniers dans la vie de nos conditionnements. Si on veut être plus libre, il faut lâcher le lest de ses certitudes. Il a fallu que je le vive pour le comprendre vraiment.
On vous qualifie souvent d’aventurier. Qu’est-ce que l’aventure à vos yeux?
Je préfère le terme d’explorateur. Dans le mot aventurier, les gens voient l’action davantage que la réflexion. L’aventure est ce qui nous oblige à sortir de nos zones de confort et de certitudes. C’est une crise que l’on suscite. On peut le faire pour aller au pôle Nord comme pour gérer les crises de sa vie sur les plans professionnel, conjugal, émotionnel. On refuse trop souvent les moments qui nous obligent à sortir de notre zone de confort alors qu’on pourrait les utiliser pour développer de nouvelles capacités. Il faut transposer le principe d’aventure dans la vie de tous les jours si l’on veut vivre mieux.
L’aventure au quotidien est aussi noble que l’aventure au pôle Nord?
Bien sûr. On a besoin de grands aventuriers, de figures identificatoires qui nous inspirent. Il ne faut pas considérer les héros comme des figures inatteignables mais comme des modèles auxquels on a envie de ressembler. Einstein et Newton sont aussi des explorateurs.
Ce que vous avez fait en vous mettant dans les pas d’explorateurs comme votre père et votre grand-père?
J’ai baigné dans une ambiance d’exploration qui m’a tiré vers le haut. D’un côté il y avait Charles Lindbergh, Wernher von Braun, les astronautes américains que je rencontrais grâce à mon père, de l’autre les maîtres spirituels de ma mère qui me tiraient aussi en avant. J’ai été souvent tiraillé entre les deux jusqu’au moment où j’ai réalisé que la médecine et la spiritualité devaient se vivre aussi avec l’esprit de l’explorateur. J’ai fini par réussir à combiner les deux.
Votre père vous aurait vu plutôt ingénieur que médecin?
Nous étions à la cuisine du chalet que nous louions aux Diablerets. J’hésitais entre l’EPFL et la faculté de médecine. Il m’a dit: «Tu n’es pas obligé de faire comme moi. Prends ce qui te plaît. Mais fais-le bien.» Il m’a libéré. De toute manière, faire des sous-marins si son père fait des sous-marins, cela devient une routine! Mon père était scientifique et rationnel. Même la psychologie l’énervait! C’était d’ailleurs les seuls motifs de disputes entre nous. Heureusement, il y avait ma mère pour m’ouvrir au reste. Mon père a cependant vu ma carrière de psychiatre avec bienveillance parce que je réussissais bien ce que je faisais. Il était content que j’aie trouvé ma voie.
Vous a-t-il mis la pression d’être à votre tour un homme remarquable?
J’ai senti la pression des autres, surtout. Pas de la part de mon père. Une personne m’a même dit un jour: «Pourquoi tu perds ton temps en médecine, au lieu de poursuivre la tradition familiale?» Cela m’énervait. Je voulais faire médecine mais je voyais bien que c’était moins spectaculaire que de faire des sous-marins…
Du coup, vous vous êtes rattrapé, côté spectaculaire…
Etonnamment, c’est revenu parce que j’étais médecin. C’est le fait que je sois psychiatre et que je fasse de l’hypnose qui a poussé Wim à m’inviter à faire la course transatlantique en ballon. Je n’étais pas pilote de ballon. Wim m’a choisi parce qu’il était mortellement angoissé de passer cinq jours au-dessus de l’océan et qu’il pensait que je pouvais l’aider.
La nature a bien fait les choses: vous avez trois filles qui cassent la filiation mâle des trois derniers Piccard…
C’est très bien pour le garçon que je n’ai pas eu! Au XXIe siècle, les femmes peuvent faire autant que les hommes. Et elles se sentent plus libres que si c’étaient des garçons. Ce qui m’a fait très plaisir, c’est lorsqu’un journaliste a demandé à mes filles quel héritage elles avaient de leur père. Elles n’ont pas répondu «la technologie» mais «un héritage spirituel». Les grands défis ne sont de toute manière plus d’aller sur la Lune ou l’Everest, c’est déjà fait; ils concernent la qualité de vie – la lutte contre la pauvreté, les droits humains, une meilleure gouvernance sur la planète, la recherche médicale, le développement durable, les énergies propres. C’est là qu’il faut des pionniers. Si mes enfants peuvent contribuer à cela, je serai heureux.
Vous avez 56 ans. Bel âge?
Le jour de mes 50 ans m’a fait un choc, je pensais que cela n’arriverait jamais. Mais, en voyant tout ce que j’ai encore à faire, je me sens très jeune. J’aime enseigner et écrire. J’ai envie de développer ma fondation humanitaire, Winds of Hope. J’ai plusieurs livres que je veux écrire, dont un roman que j’ai commencé il y a dix ans! Et Solar Impulse pourra être très utile dans la promotion des technologies propres. Il peut créer un mouvement populaire et médiatique qui pousse enfin les politiques à se préoccuper vraiment d’efficacité énergétique. Rien que sur la traversée des Etats-Unis l’an dernier, on a eu 8,5 milliards d’impressions médias en anglais. Une action spectaculaire comme celle-là porte ses fruits.
Le public comprend parfois mal votre fonctionnement avec André Borschberg et vous met en concurrence…
C’est lassant d’être présentés comme des rivaux alors que nous sommes des amis. André s’occupe davantage de l’intérieur du projet, et moi de l’extérieur. L’un sans l’autre, ça ne marcherait pas. Il y a trois générations de notoriété de mon côté, et j’ai amorcé le projet, donc on parle plus de moi, forcément. Ma notoriété n’est pas là pour étouffer André, mais pour porter le projet. Sans ma notoriété, il n’y aurait ni projet ni partenaires financiers. Et sans André, qui est mon associé, le patron de l’équipe technique et opérationnelle, il n’y aurait pas d’équipe technique, et pas de projet non plus. Le but entre nous n’est pas d’être celui qui décide ou qui a le dernier mot. Le but est de combiner nos idées respectives pour en faire une troisième. Le lest qu’il faut lâcher, c’est l’ego.
Aujourd’hui, le pilote de «Solar Impulse» est son plus grand handicap. Pourquoi ne pas fabriquer un drone?
Oui, c’est vrai, mais s’il n’y avait pas de pilote, il n’y aurait rien à dire, pas de message, pas d’action. Un drone intéresserait les revues techniques mais pas tous les gens qui s’identifient à une action en faveur de l’environnement.
La liberté est au cœur de votre livre. Vous expliquez qu’elle consiste à pouvoir «tout penser». Mais que reste-t-il alors de la personnalité?
La liberté consiste à pouvoir envisager toutes les options, toutes les façons de penser. La personnalité, c’est le choix que l’on fera entre ces multiples manières de penser. Il ne faut pas rester en couple par peur de se quitter mais parce qu’on sait qu’on peut se quitter et que l’on décide de rester ensemble. On commence par envisager de voter au centre, à gauche, à droite, aux extrêmes, puis on décide ce qu’on va faire. Si on comprend pourquoi des gens votent d’une manière extrême, on pourra mettre en place des solutions pour y remédier. Prenez la votation du 9 février: je ne l’ai pas comprise comme un vote extrémiste contre les étrangers, mais comme un vote de protestation contre le laxisme des autorités suisses qui ne répondent pas à certains besoins sécuritaires de la population.
A quand votre engagement en politique?
Je fais énormément de politique, mais pas dans un parti. Toutes mes causes sont politiques. L’énergie, l’innovation, la santé… Je ne veux pas être dans un parti. Le clivage gauche/droite est en train de couler l’Europe. Pourquoi devoir voter à gauche si vous voulez protéger l’environnement et à droite si vous tenez à la liberté d’entreprendre? N’avons-nous pas besoin des deux? En Suisse, il y a les Vert’libéraux, mais pas ailleurs. A chaque fois qu’il faut élire le Parlement, cela me prend un temps fou: j’ai souvent des représentants de six partis sur ma liste électorale, car je vote pour des individus qui sont ouverts à d’autres manières de penser.
Pourquoi revenir dans ce livre sur votre expression «la main invisible», prononcée à l’issue du tour du monde en ballon, source de malentendu avec le public, qui vous a pris pour un illuminé?
Il y a quinze ans, en sortant de mon ballon, j’ai pris un raccourci. Dans ce livre, j’explique enfin les choses. Je voulais montrer la dimension spirituelle de cette aventure mais cela n’a pas été compris. Je voulais partager mon impression que l’on peut faire beaucoup par soi-même mais qu’en fin de compte, pour que quelque chose réussisse, il faut aussi un coup de pouce de l’extérieur. L’être humain n’est pas indépendant de la transcendance et de l’invisible. Dans notre société, il faut être ou scientifique, ou spirituel. Difficile de comprendre que l’on peut être les deux. On m’a dit une fois que je choquais parce qu’on ne s’attendait pas à ce que l’héritier d’une dynastie de scientifiques puisse parler de choses spirituelles. C’est un long combat…
Vous vous dites «hérétique»…
J’aime beaucoup les hérésies. Hérésie veut dire «choix» en grec ancien. C’est celui qui se permet de choisir ce qu’il pense, croit. C’est fondamental, l’hérésie. J’aurais été brûlé, il y a cinq cents ans…
Pas aujourd’hui?
Je pense que certains ont envie de me brûler, oui. Heureusement, cela ne se fait plus!
Vous rendez-vous compte que vous clivez, que vous suscitez des réactions contrastées?
Ce qui est frustrant, c’est d’être jugé par des gens qui ne me connaissent pas. Et qui ne voient qu’un aspect très partiel à travers les médias. Il y a des gens qui viennent me remercier de sauver le monde et c’est totalement excessif. Les gens qui m’aiment m’aiment trop, et ceux qui ne m’aiment pas ne m’aiment pas assez.
On voit dans «Changer d’altitude» votre femme, Michèle, sauver un de vos livres d’une traduction catastrophique… Quel rôle joue-t-elle?
Elle est tellement importante que vous devriez faire son portrait! Elle est trop modeste. Lorsqu’on s’est rencontrés, j’avais 19 ans, elle 16. On a appris à évoluer ensemble. Je ne serais pas ce que je suis sans Michèle. Mon égérie, oui. Sacrée tête, elle a fait sciences-po et HEC. Elle m’inspire, me force à la persévérance, à approfondir. Elle veut que je sois devant, mais elle devrait être à mes côtés. C’est un travail d’équipe. Elle est ainsi en train de terminer le nouveau livre sur Solar Impulse pour Pierre-Marcel Favre.
A quoi ressemble votre quotidien?
A rien d’organisé à l’avance. Tout change en permanence. J’ai trois personnes qui s’occupent de mon agenda. Je ne prends que des billets 100% flexibles. Je donne une quarantaine de conférences par an. Avant, j’en donnais 150, mais j’ai diminué pour Solar Impulse. J’ai trois types de conférences: les conférences humanitaires pour la fondation Winds of Hope, les conférences incluses dans les contrats des partenaires et celles pour gagner ma vie puisque je n’ai plus de gains liés à mon cabinet et aucun salaire chez Solar Impulse. Je ne veux surtout pas dépendre des partenaires du projet pour pouvoir vivre. Cela me donne plus de crédibilité.
Où a-t-on le plus de chances de vous trouver?
Au bout de mon BlackBerry! Je suis rarement au bureau. Si j’y étais, nous n’aurions aucun partenaire et le projet ne serait connu de personne. En décembre, l’avion part pour Abu Dhabi et je serai pendant six mois autour du monde avec André et toute la caravane. En revanche, je n’ai aucune idée de ce qui se passera en août prochain, après notre tour du monde. Il faut laisser toutes les options ouvertes.
Rencontre Payot/L’Hebdo au Théâtre de Vidy, Lausanne, lundi 3 novembre à 20 h. Inscription: communication@payot.ch
Bertrand Piccard
1958 Naissance à Lausanne. Marié à Michèle, père de Solange, Oriane et Estelle (19, 21 et 24 ans).
1992 Vainqueur de la 1re course transatlantique en ballon avec le Belge Wim Verstraeten.
1999 1er tour du monde sans escale en ballon avec le Breitling Orbiter 3, avec Brian Jones.
2003 Lancement de Solar Impulse.
2011 Premier vol international de Solar Impulse.
1er mars 2015 Départ prévu d’Abu Dhabi pour le tour du monde de Solar Impulse.
«Changer d’altitude», nos Extraits du livre
La Suisse
«(...) La phrase assassine d’un ancien ministre allemand des Finances avait scandalisé mes concitoyens. Peer Steinbrück avait déclaré, en plein conflit fiscal entre les deux pays, que la Suisse était un peuple d’Indiens qui attendaient que la cavalerie européenne vienne remettre de l’ordre. Protestations offusquées, courriers des lecteurs dans la presse, articles incendiaires. Tout ce qu’il fallait éviter, puisque ces réactions renforçaient la satisfaction de Steinbrück d’avoir touché juste.
J’ai été placé à côté de lui lors d’un dîner qui suivait une conférence, et suis revenu sur cet incident. Je déplorais le manque de répartie helvétique:
– La Suisse aurait dû répliquer en demandant à quoi l’Allemagne préférait s’identifier: aux Indiens qui vivent en paix chez eux ou à la cavalerie qui les massacre pour s’approprier leurs terres?
Et Steinbrück hilare de renchérir:
– J’ai eu très peur, après ma déclaration, que votre gouvernement se rappelle que les Indiens de Sitting Bull ont massacré jusqu’au dernier des soldats du général Custer à Little Bighorn! Mais ils ne connaissent même pas l’histoire…»
Exploration
«Avons-nous le courage de permettre à nos enfants de devenir des pionniers? Mes parents l’ont eu, m’autorisant toujours à poser les questions que je voulais, et y répondant en me considérant comme un être responsable qui avait le droit de se fonder sa propre vision du monde. Le résultat est que j’ai appris à ne rien faire sans comprendre pourquoi je devais le faire. Pas facile pour mes instituteurs mais fondamental pour développer ma curiosité et mon sens critique. Il faut dire qu’en termes de curiosité, j’ai été gâté. La plupart des enfants grandissent en entendant leurs parents leur raconter des contes de fées. Pour moi, ce furent plutôt des histoires de pionniers, d’explorateurs qui avaient défié toutes les certitudes de leur temps pour réaliser ce qui paraissait totalement impossible. (…) J’ai décidé en juillet 1969 que c’était le type de vie que je désirais moi aussi mener. (...) J’avais 11 ans. Mon père venait d’embarquer dans le mésoscaphe Ben-Franklin construit pour étudier le Gulf Stream. (…) J’assistai émerveillé au décollage d’Apollo 11 pour la Lune: cela m’a alors donné l’impression de vivre l’événement le plus marquant pour l’histoire de l’humanité. Pour moi, l’exploration était la seule vie possible, et j’étais convaincu que tout le monde partageait cet état d’esprit (…). Jusqu’à ce que je réalise que l’état d’esprit de l’explorateur était en fait très peu répandu sur cette planète. L’exploration de l’inconnu fait peur à tous ceux qui préfèrent se rassurer avec des dogmes, des paradigmes et des préjugés. Quelle déception…»
Père
«(…) La provocation est une nécessité pour évoluer dans notre façon de réfléchir, pour atteindre davantage de liberté intérieure. (…) J’ai essayé à de multiples reprises d’expliquer cela à mon père. Je me rappelle deux tentatives particulièrement infructueuses quand je lui avais proposé de regarder sous l’angle épistémologique une interview de Serge Gainsbourg et une autre fois le film Et la tendresse? Bordel! avec Jean-Luc Bideau. Echec total. Il n’en avait chaque fois vu que le premier degré pour partir horrifié après quelques minutes. (…) J’ai compris combien les dogmes éducatifs, moraux et autres sont des boulets à traîner, des handicaps émotionnels et relationnels pour la vie entière. Quand mon père se retrouvait dans son travail en face d’interlocuteurs qui pensaient trop différemment de lui, il se refermait comme une huître, et manifestait inconsciemment tellement d’agressivité que la relation finissait par capoter.»
Mère
«Aussi loin que je puisse remonter dans mes souvenirs d’enfant, j’ai toujours été harcelé par le besoin de comprendre, de trouver des réponses au sens de la vie et de la mort, du bonheur et de la souffrance. Ma mère, fille d’un pasteur protestant (…), m’a accompagné dans la recherche jusqu’à son décès prématuré d’un cancer mal soigné. Petit, je lui demandais de m’emmener après le dîner faire des promenades en montagne ou dans la forêt. Durant ces moments privilégiés, qui sont restés gravés parmi les plus importants de ma vie, nous avons échangé sur tous les domaines de la philosophie, de la religion, de la spiritualité. Je la bombardais de questions et elle essayait d’y répondre en partageant ses propres interrogations, avec une honnêteté absolue, sans jamais asséner de théories toutes faites. Elle me parlait aussi des cours qu’elle suivait avec un maître spirituel, qu’elle m’a d’ailleurs fait rencontrer plusieurs fois. (…) Ce n’étaient plus une mère et son fils, mais deux âmes en quête de compréhension.»