Reportage. Au Liberia, pour lutter contre Ebola, il manque avant tout des soignants comme Salomé Karwah, dont les parents ont succombé. Elle a été infectée puis guérie et travaille aujourd’hui dans une clinique de Monrovia.
Bartholomäus Grill
Le jour où son père est mort, on a aussi identifié le virus chez elle. C’était le 21 août et la jeune femme s’est vu attribuer une tente dans un lazaret au cœur du plus grand centre de prise en charge de Monrovia. La dépouille de son père a été emmenée dans un sac de plastique en périphérie de la ville et brûlée. «Ce fut le jour le plus terrible de ma vie. Je me disais: «Tu ne t’en sortiras pas, tu suivras ton père.» Quelques jours plus tard, sa mère succombait à son tour.
Salomé Karwah se sentait à l’article de la mort, elle avait une fièvre très élevée, de violentes céphalées et elle vomissait tout le temps. Elle a renoncé: après le décès de ses parents, elle n’avait plus envie de vivre. Sa sœur aînée et son fiancé, des parents, des voisins, tous étaient infectés. Comme si l’épidémie d’Ebola devait tôt ou tard toucher tout le monde à Unification Town, la banlieue de Monrovia où Salomé vivait.
Puis le miracle a eu lieu. L’état de santé de Salomé s’améliorait de jour en jour grâce aux soins et à une bonne alimentation. Au bout de trois semaines, elle était remise. «C’était comme une renaissance», raconte-t-elle avec le sourire. La jeune femme ronde de 25 ans, nurse de profession, est assise sous une toile de tente à la réception de la clinique destinée aux personnes touchées par Ebola. Elle porte un bonnet, des bottes de caoutchouc et une veste blanche estampillée «Médecins sans frontières». L’ONG a bâti ce dispensaire provisoire dans le quartier de Paynesville. A ce jour, 606 patients ont été traités, 353 d’entre eux sont morts. Chaque jour de nouveaux malades débarquent, pris en charge par des hommes vêtus de combinaisons de protection jaunes.
Quelques jours après sa guérison, Salomé Karwah est retournée à la clinique. Elle a suivi un cours accéléré et travaille désormais comme aide-soignante là où elle a elle-même lutté contre le virus. La mourante s’est muée en salvatrice. Car Salomé possède un atout inestimable: après sa guérison, elle est immunisée, du moins contre ce virus Ebola précis. Et nul n’est capable aussi bien qu’elle de dispenser de la consolation et de l’espoir.
Loin des images d’horreur
«Je suis passée par les mêmes maux que vous, dit-elle aux malades. Vous pouvez survivre, regardez-moi!» Ayant guéri, elle veut donner quelque chose en retour et espère en même temps surmonter ainsi son traumatisme. «Ecrivez ça, demande-t-elle, écrivez sur la vie, pas sur la mort!» La vie, justement, s’écoule devant la clinique: des voitures qui klaxonnent, ornées de rubans, une jeune épouse tout en blanc salue. Malgré Ebola, à Monrovia, on se marie, la vie continue. Les marchands de bananes poussent leur charrette le long des rues, les femmes proposent leur manioc au marché, les mécaniciens réparent les mobylettes, les bars diffusent en direct les matchs de la Premier League britannique.
A première vue, il n’y a aucune de ces images d’horreur envoyées depuis des semaines de Monrovia à travers le monde: ces morts entassés dans des cliniques débordées, les chiens qui dévorent les cadavres. Certes, toutes ces scènes existent, y compris la souffrance, le désespoir, la peur. Mais Monrovia n’est pas l’enfer décrit par certains tabloïds et même par le sérieux magazine Time. Ici, on ne contemple pas l’apocalypse en accéléré mais la vie quotidienne d’une métropole africaine délabrée.
Seuls de rares signes indiquent que la capitale du Liberia vit l’état d’urgence: devant les immeubles administratifs, des gardes mesurent la température des visiteurs à l’aide de thermomètres instantanés. On voit partout des bidons de désinfectant. Les écoles sont fermées et, la nuit, les rues sont désertées: un couvre-feu a été instauré. D’énormes affiches proclament: «Ebola est un tueur, protégeons-nous!» Parfois, une ambulance passe en trombe et les passants s’exclament: «Ebola!»
A ce jour, le virus a tué plus de 4000 personnes et en a infecté le double au Liberia, en Sierra Leone et en Guinée. Ce sont les chiffres officiels de l’OMS, les chiffres réels pourraient être autrement plus élevés. C’est de très loin l’épidémie la plus grave depuis la découverte de l’agent pathogène d’Ebola en 1976. Une catastrophe silencieuse, rampante, imperceptible au premier regard se concrétise à Monrovia. L’épidémie affecte terriblement les populations concernées. Les habitants se rencontrent avec méfiance, évitent le contact physique et renoncent aux rituels des salutations, à se serrer la main, à s’enlacer et à s’embrasser.
Même les jeunes gens qui se retrouvent au bar du Golden Beach pour le coucher de soleil mettent de la distance entre eux. Reste qu’ils semblent détendus, la plupart savent que seul le contact direct avec des malades ou des cadavres et leurs fluides corporels peut transmettre l’infection. Au Golden Beach, comme partout à Monrovia, Ebola est le sujet de conversation de rigueur, avec cette question: pourquoi a-t-il fallu tant de temps pour que le danger soit reconnu?
Le virus a été identifié pour la première fois en mars dernier dans les forêts du sud-est de la Guinée, puis il s’est rapidement propagé au Liberia et à la Sierra Leone. Alors que l’OMS affirmait encore que la maladie était sous contrôle, l’agent pathogène avait déjà atteint les villes côtières et leurs bidonvilles surpeuplés. La réaction lente et hésitante des autorités, ajoutée à l’indifférence du reste du monde, a agi comme accélérateur.
Le sursaut tant attendu
«Nous en sommes au septième mois de l’épidémie et la communauté internationale s’est enfin réveillée parce qu’elle craint une pandémie», constate Thomas ten Boer, 55 ans, coordinateur au Liberia d’une organisation allemande de lutte contre la dénutrition. Il admet que l’engagement accru des Européens et des Américains a du sens, mais considère avec scepticisme leur «activisme fébrile». Il est inutile de se contenter de construire des centres de soin, la question est: «Qui y travaille? D’où arrivera le personnel qualifié?» Le système sanitaire désastreux s’est effondré. Par peur de l’infection, le personnel médical formé ne vient plus travailler. Rien qu’au Liberia, 94 médecins et soignants ont déjà succombé à la maladie. La semaine dernière, seuls 150 des 250 lits du centre de traitement de Médecins sans frontières à Paynesville étaient occupés.
Deux Libériens sur cinq sont analphabètes, la grande majorité de la population vit dans une extrême pauvreté. Pour enrayer les canaux de transmission d’Ebola, il faudrait modifier les comportements. «Mais comment y parvenir rapidement quand si peu de personnel médical connaît la culture locale?» se demande Thomas ten Boer, qui travaille à Monrovia depuis plus de six ans. Les habitudes alimentaires, le lavage des dépouilles, les rites funéraires, la promiscuité dans les bidonvilles, l’absence d’hygiène, les superstitions, tout cela ne se change pas d’un jour à l’autre. Et la mise en quarantaine de quartiers entiers, comme l’armée libérienne l’avait fait pour le bidonville de West Point à Monrovia, est totalement inefficace dans la guerre contre Ebola. «Il faut des soignants, pas des soldats», ajoute le coopérant.
En fait, il faut des gens comme Salomé Karwah. Pas seulement parce qu’elle est immunisée contre Ebola mais parce qu’elle peut contribuer à informer les gens. Quand elle ne travaille pas à la clinique, la jeune femme sillonne son village et explique comment se protéger du virus. Et tente de découvrir les malades que leurs familles cachent par honte ou par peur. Lors de ses tournées, elle est souvent agressée: bien qu’elle possède un certificat qui atteste de sa guérison, beaucoup d’habitants la croient toujours contagieuse. «Nous vivons avec un stigmate. Certaines de mes collègues ont été attaquées et jetées hors de leur maison.»
Salomé entend proférer les théories conspirationnistes les plus folles: «Plein de gens pensent qu’Ebola n’existe tout simplement pas. Ou que c’est l’œuvre de méchants sorciers.» Mais plus rien ne la choque: «Il faudra beaucoup de temps mais, au bout du compte, nous vaincrons l’épidémie», assure-t-elle.
© DER SPIEGEL traduction et adaptation gian pozzy