Interview. De la guerre avec les moudjahidin à la guerre aux préjugés contre l’islam. Chercheur hors normes, Olivier Roy raconte son parcours et sa méthode: l’expérience d’abord, la théorie ensuite.
Les experts qui commentent l’actualité au Moyen-Orient sont nombreux sur la scène médiatique; peu sont aussi pertinents qu’Olivier Roy. On comprend mieux pourquoi en lisant le livre d’entretiens où ce chercheur français hors norme raconte son parcours*: sa connaissance du sujet commence sac au dos, les pieds dans la poussière du terrain.
Olivier Roy a été compagnon de route des moudjahidin, il s’est fondu, lors de la dissolution de l’URSS en Asie centrale, dans une délégation d’oulémas saoudiens à Tachkent avant de diriger la mission de l’OSCE au Tadjikistan. Un pied dans l’action, l’autre dans l’analyse, il réinjecte sans cesse dans le débat une dose salutaire de réalité pour combattre préjugés et fantasmes sur l’islam.
Marié et père de deux garçons, l’homme vit aujourd’hui sur les collines de Fiesole, à quelques cyprès de l’Institut universitaire européen de Florence où il enseigne. Nous l’y avons rencontré, un jour d’été indien à la quiétude irréelle.
Vous souriez en contemplant, du haut de vos collines toscanes, la ronde des «experts» sollicités par les médias pour commenter l’actualité au Moyen-Orient. Vous êtes pourtant l’un d’eux…
Je déplore surtout ce qui se passe sur les plateaux télé. Le journaliste ne dit plus rien: il donne la parole aux experts. Toute parole d’expert est bonne à prendre et tout le monde est expert, il suffit de se proclamer tel. Résultat: il se dit tout et son contraire, et la compréhension ne progresse pas.
Comment gérez-vous les sollicitations médiatiques?
J’évite la télé, je choisis mes interlocuteurs. Pour comprendre l’actualité, il faut la replacer dans le temps long. C’est encore possible dans la presse écrite.
La plupart des «experts» ont commencé par asseoir leur carrière universitaire. Vous, vous avez fait tout à rebours: en 1969, à 19 ans, vous êtes au seuil de l’Ecole normale supérieure et vous claquez la porte pour partir en Afghanistan en stop.
Je ne savais pas que j’allais devenir chercheur au CNRS (Centre national de la recherche scientifique, ndlr), je cherchais l’aventure. Mais aujourd’hui je revendique cette approche: aller voir d’abord, conceptualiser ensuite. Cela évite d’approcher la réalité, comme le font trop souvent les universitaires, à partir de classifications abstraites issues de travaux antérieurs. C’est en parcourant l’Afghanistan à pied que je me suis forgé une connaissance inédite sur ce pays.
Vous avez compris par exemple que la réalité des clans et des tribus constitue une clé de lecture plus pertinente que l’islam?
Je n’ai cessé de le vérifier depuis: nous commettons l’erreur d’essentialiser l’islam, c’est-à-dire de chercher des réponses dans sa théologie et non dans la manière dont il est vécu.
Vous avez vécu chez les moudjahidin: là, c’est carrément la guerre que vous cherchiez!
Je cherchais la minute de vérité; l’expérience extrême qui met l’humain à nu et après laquelle on ne peut plus regarder le monde comme avant.
Vous l’avez trouvée?
Non, bien sûr. Frôler la mort ne vous rapproche pas de la vérité. Les gens restent banals. Avec les moudjahidin, j’ai passé le plus clair de mon temps à parler bouffe. Qu’est-ce qu’on mange ce soir? Quand est-ce que c’est prêt?
Votre connaissance du terrain, en Afghanistan et, plus tard, en Asie centrale, vous a vite rendu séduisant aux yeux des services secrets. Et vous n’avez pas hésité à boire des verres avec des gars du KGB ou de la CIA. Sans peur de vous compromettre?
Je suis arrivé à la conclusion qu’il est inutile de chercher à ne serrer que des mains propres: un professionnel habile arrivera toujours à vous tromper. En revanche, je me suis forgé une règle de conduite: dire la même chose à tout le monde et faire connaître mes positions. Ecrire, publier.
Dans les années 70, vous militez dans les rangs de la Gauche prolétarienne: pourquoi dites-vous que cette expérience vous a aidé à comprendre al-Qaida?
J’ai observé comment un jeune de 18-20 ans en rupture de ban peut basculer dans une idéologie radicale. Il y a beaucoup de points communs entre le maoïsme et le djihadisme: une idéologie aberrante, le postulat de la table rase, l’adhésion à une communauté imaginaire (le peuple, l’oumma), l’existence d’un livre sacré (le Livre rouge, le Coran), la théorie de l’avant-garde militaire qui doit se sacrifier pour conscientiser les masses…
Mais la Gauche prolétarienne recrutait dans les lycées haut de gamme et al-Qaida dans les banlieues défavorisées!
Dans les deux cas, les clients sont des jeunes en rupture avec leur milieu et leurs aînés. La radicalisation se fait dans des groupes de pairs.
Le fondamentalisme islamique ne relève pas du retour à la tradition?
Pas du tout, c’est une déculturation. Les fondamentalismes émergent en rupture avec la culture d’origine, c’est très clair chez les salafistes (les djihadistes se réclament du salafisme, ndlr). Voyez comment les Saoudiens ont détruit La Mecque: ils ont rasé le vieux et reconstruit sur le mode du centre commercial à l’américaine. Sauf que les femmes sont voilées et que les malls ferment à l’heure de la prière. Le salafisme, c’est Las Vegas plus la charia! La globalisation et la déculturation sont des phénomènes profondément modernes que l’on retrouve dans tous les renouveaux intégristes, pas seulement dans l’islam.
Pour justifier l’esclavage de ses prisonnières yézidies, Daech se réclame de la tradition islamique…
Daech puise dans une pratique qui a existé dans tout le bassin méditerranéen depuis l’Antiquité pour donner une justification religieuse à ce qui n’est ici que du viol. Sexe et violence: ça fait partie de la fascination des jeunes pour Daech.
Pourquoi affirmez-vous que la sécularisation des sociétés produit du fondamentalisme religieux?
Parce qu’elle isole le religieux du quotidien dont il faisait autrefois partie. Il accule les croyants à se constituer en communautés de foi assiégées. Voyez le pentecôtisme, la religion avec la plus forte progression planétaire. Les nouvelles communautés de foi ne tolèrent pas la tiédeur, elles veulent des fidèles ardents.
Sur ce terrain-là aussi, votre vécu a nourri vos réflexions?
Oui. Je suis né dans une famille protestante de La Rochelle, j’étais un croyant modéré, très impliqué dans les mouvements de jeunesse, et j’aurais pu continuer à aller au culte tous les dimanches si les évangéliques n’étaient pas arrivés, me sommant de répéter tout haut que Jésus est mon sauveur. Ça m’a fait fuir. Mais ce que je retiens surtout de ces années-là, c’est que les groupes de jeunes étaient mixtes et que nous baignions dans une atmosphère humaniste et tolérante qui ne collait pas avec les rigueurs de la théologie calviniste. Ce décalage entre théologie et religiosité vécue, il nous paraît normal chez les protestants ou les catholiques. Mais nous nions qu’il soit possible pour les musulmans. En réalité, la clé de leurs comportements, comme des nôtres, est toujours ailleurs que dans la religion. L’islam est notre tigre de papier.
Mais pourquoi surestimons-nous le facteur religieux chez les autres?
Parce que nous vivons une crise civilisationnelle, qui nous amène à nous replier sur la notion d’identité. Qu’il y a un décalage schizophrénique entre les valeurs chrétiennes d’un côté et celles des sociétés dans lesquelles nous vivons, qui sont aux antipodes de la religion tout en se réclamant d’un christianisme identitaire. Au lieu d’affronter cette contradiction, nous nous fabriquons un ennemi auquel nous attribuons ce que nous n’avons plus: une cohérence entre religion et culture.
La sécularisation n’empêche pas les crimes d’honneur dans les familles musulmanes…
S’il y a crimes d’honneur, c’est parce que les filles veulent quitter leur famille, étudier, s’émanciper: c’est le signe d’une modernité en marche. Signe tragique, bien sûr. Mais l’avenir appartient aux jeunes générations.
En somme, l’islam n’a rien de spécifique?
L’islam n’a rien de spécifique, mais il y a une spécificité du Moyen-Orient: les transformations de l’islam adviennent sur fond de mutations géostratégiques majeures. Il y a d’abord eu l’immigration massive en provenance des pays musulmans. Et maintenant la reconfiguration des forces régionales autour d’un clivage chiites-sunnites, autrement dit, Iran-Arabie saoudite. Un contre-exemple: au Brésil, la population protestante est passée, en vingt-cinq ans, de 2 à 37% sans que cela fasse de vagues parce qu’il n’y a pas d’enjeu géostratégique. Imaginez la même mutation au XVIIIe siècle, sur fond de conflit entre Grande-Bretagne et Espagne.
Vous avez épousé une femme orthodoxe syriaque née en Turquie: pour cela, vous vous êtes converti.
C’est une religion à l’ancienne, qui me convient bien. On pratique un certain nombre de rites et personne ne fait intrusion dans vos affaires, en vous demandant par exemple si vous avez la foi.
Olivier Roy
Né en 1949 à La Rochelle, agrégé de philosophie, il a commencé par enseigner cette matière au lycée de Dreux. Grand voyageur, directeur de recherche au CNRS, il a dirigé la mission de l’OSCE au Tadjikistan en 1993-1994. Il est actuellement professeur à l’Institut européen de Florence. Parmi ses livres: L’échec de l’islam politique (1992), L’islam mondialisé (2002), La sainte ignorance (2008).