Au mur de son bureau situé à deux pas de la place Maïdan à Kiev, une carte géante de l’Ukraine. A chaque instant, la représentante spéciale de la présidence de l’OSCE Heidi Tagliavini mesure l’immensité de sa tâche: ramener la paix dans la région du Donbass, sur un territoire d’environ 23 000 kilomètres carrés, l’équivalent de la moitié de la Suisse. Cela tout au long d’une ligne de front de 480 kilomètres entre rebelles séparatistes et armée ukrainienne. Le 5 septembre, le groupe de contact dont elle fait partie a signé un cessez-le-feu qui a au moins réduit le champ des hostilités. Mais chaque jour apporte encore son lot d’incidents, voire de drames, comme celui de la mort d’un collaborateur neuchâtelois du CICR.
Et pourtant, Heidi Tagliavini a tout de suite accepté cette mission. Par dévouement spontané à une région devenue pour elle comme une patrie d’adoption. Durant toute sa carrière, elle a multiplié les missions dans l’ex-empire de l’Union soviétique, y compris les plus risquées, comme en 1995 en Tchétchénie. Elle invoque aussi une question d’éthique, en pensant à la population dont elle a à cœur d’alléger les souffrances. Enfin, elle fait confiance au format choisi. «Ce groupe de contact trilatéral est pour l’instant la seule plateforme de dialogue réunissant Russes et Ukrainiens sous l’égide de l’OSCE promettant de progresser vers une solution. Je suis une femme rationnelle, même si j’accorde une place importante à l’intuition et à l’instinct, deux éléments généralement sous-estimés dans la diplomatie», explique-t-elle.
Le sud-est de l’Ukraine est le théâtre d’une guerre hybride, non déclarée, à la fois anachronique dans l’emploi des armes et hyperactuelle en matière de propagande et de désinformation. Y mettre un terme est une mission quasiment impossible. Au front ne ferraillent pas que les deux principaux belligérants, soit les deux républiques populaires autoproclamées (de Donetsk et de Lougansk) face à l’armée ukrainienne, mais aussi de nombreux éléments incontrôlés, dont les bataillons financés par les oligarques des deux côtés. Si quelqu’un peut malgré cela tenter de pacifier les esprits, s’est dit Didier Burkhalter – président de la Confédération et de l’OSCE cette année –, alors ce ne peut être que Heidi Tagliavini.
L’actuel ministre des Affaires étrangères a donc été tout heureux de sortir cette diplomate de haut vol d’une retraite prématurée prise sous l’ère de Micheline Calmy-Rey, laquelle ne lui avait jamais offert l’ambassade de Russie dont elle rêvait. Non seulement Heidi Tagliavini connaît la région comme sa poche, mais cette philologue jouit d’une réputation de «génie des langues»: elle s’est toujours fait un devoir d’apprendre la langue du pays où elle travaille. Elle en sait ainsi huit au total, dont le russe sous toutes ses formes: celui très riche de la littérature, celui plus cru de la rue et bien sûr celui de la diplomatie. Avec son alphabet cyrillique, ses verbes de mouvement et ses déclinaisons, la langue de Tolstoï fait certes souffrir beaucoup d’étudiants. Mais ceux qui font l’effort de s’y plonger sont aussi récompensés: «Dans toute cette région de l’ex-URSS, les gens sont très reconnaissants qu’on puisse communiquer dans leur langue, qu’ils savent difficile», note Heidi Tagliavini.
Cela dit, une bonne maîtrise de la langue ne résout pas encore tous les problèmes comme par magie. Selon tous ceux qui la connaissent et souvent admirent la «facilitatrice», sa force réside dans sa formidable ténacité, son psychisme à toute épreuve, sa faculté à rebondir malgré les revers ponctuels.
Etablir un contact direct
Que d’écueils à surmonter dès qu’elle arrive à Kiev le 8 juin, juste à temps pour l’intronisation du nouveau président ukrainien Petro Porochenko. A l’espoir né d’un léger progrès succède souvent une nouvelle désillusion. En dix jours, elle et ses deux partenaires du groupe – l’ambassadeur russe Michaïl Zurabov et l’ancien président ukrainien Leonid Koutchma – mettent sous toit un premier plan de paix. Non sans une grosse prise de risques: alors que les séparatistes détiennent encore deux groupes d’otages, tous trois se rendent à Donetsk et établissent un premier contact avec les leaders des rebelles. C’est la méthode Tagliavini: établir un contact direct, communiquer son plan tout en plaidant pour la libération des otages. Elle gagne en moins d’une semaine sur ce dernier point. Las, le 30 juin, Petro Porochenko décide de reprendre son «opération antiterroriste» contre les rebelles séparatistes. Le conflit plonge alors dans sa phase la plus meurtrière, alourdissant chaque jour de plusieurs dizaines le nombre des victimes.
C’est l’été, une saison que craint Heidi Tagliavini, qui sait d’expérience qu’en cette période de vacances la communauté internationale tourne au ralenti. Nouveau drame le 17 juillet, lorsqu’un avion de la compagnie Malaysian Airlines s’écrase, touché par un missile sol-air probablement déclenché par les séparatistes, qui confondent le MH 17 avec un avion militaire ukrainien. Le crash fait quelque trois cents innocentes victimes, dont les cadavres sont encore pillés à terre par certains rebelles.
Réveil des consciences
Pourtant, ce 17 juillet marque aussi un tournant. D’abord parce que ces images d’une insupportable indignité réveillent les consciences planétaires, mais aussi pour une raison anecdotique passée totalement inaperçue. Pour des motifs avant tout sécuritaires, le groupe de contact a envisagé de mettre sur pied des visioconférences entre Kiev et Donetsk – dans les locaux de l’OSCE – avec les leaders séparatistes. Et c’est précisément ce jeudi-là qu’a lieu la première. «Un pur hasard», selon Heidi Tagliavini, mais qui va beaucoup faciliter les contacts avec les rebelles. «Nous avons ainsi pu prendre ensemble des mesures de crise afin de sécuriser le site de l’accident, garantir son accès aux inspecteurs par un corridor de sécurité», relève-t-elle.
A ce moment-là pourtant, le conflit s’enlise dans une phase militaire sans fin prévisible à court terme. L’armée ukrainienne n’a pas les moyens de remporter une victoire totale. Lorsqu’elle paraît prendre le dessus en libérant Sloviansk, elle force les rebelles à se replier sur Donetsk et Lougansk, et ceux-ci en profitent pour se cacher parmi la population. Un déluge de feu s’abat sur ces deux villes: une catastrophe humanitaire pour leurs habitants contraints à se réfugier en Russie voisine, mais aussi un dégât d’image considérable pour l’armée ukrainienne. Après avoir pris ses distances avec des séparatistes en lesquels elle peine à se reconnaître, la population se met surtout à détester le gouvernement de Kiev.
C’est dans ce contexte de violence extrême que le groupe de contact décroche un cessez-le-feu signé à Minsk le 5 septembre sur la base d’un protocole d’accord en douze points. Peu nombreux sont ceux qui croient qu’il va tenir. Et pour cause: les deux séparatistes qui paraphent le document sont d’illustres inconnus dont la fonction n’est même pas mentionnée! Cette ambiguïté laisse présager le pire, car certains éléments incontrôlés parmi les rebelles déclament vite qu’ils ne se sentent pas engagés par ce cessez-le-feu, pourtant complété par un mémorandum le 19 septembre.
Succès ou échec?
Toujours avides de titres péremptoires, les médias cherchent une réponse rapide à la question clé: ce cessez-le-feu est-il un succès ou un échec? Ces derniers jours, ils penchent de plus en plus pour la seconde hypothèse. Les plus pessimistes croient même avoir dénombré plus de mille violations de la trêve, même si la Special Monitoring Mission (SMM) ne confirme rien. «Nous ne tenons aucune statistique à ce sujet», note Alexander Hug, adjoint suisse du chef de la SMM.
Heidi Tagliavini s’inscrit en faux contre ces oiseaux de mauvais augure. A ses yeux, l’accord de Minsk est un point de bascule important: «Un cessez-le-feu est clairement un moment clé dans tout conflit, une percée indispensable pour stabiliser une région. Nous sommes désormais passés à une phase de désescalade du conflit», affirme-t-elle sans ambages.
En revanche, il subsiste encore des poches de violence à des endroits stratégiques clés, comme l’aéroport de Donetsk. Alexander Hug a pu s’en rendre compte le 14 septembre dernier. Ce géant de deux mètres a acquis un statut de héros aux Pays-Bas pour avoir concrétisé sur le terrain l’accès au lieu du crash du MH 17 et le rapatriement des corps des victimes, pour la plupart néerlandaises. Ce dimanche-là, il a eu beaucoup de chance. Alors qu’il emmène une patrouille de la SMM dans deux véhicules blindés, il vit une situation critique tout près de virer au drame.
Pessimisme ambiant
A un checkpoint, il doit dévier d’une route pourtant agréée préalablement par les belligérants. Soudain, les observateurs de l’OSCE se retrouvent pris en tenaille entre deux lignes de tir. Alexander Hug avertit les commandants des deux bords, avec lesquels il est bien sûr en contact direct. Mais, des postes de commandement aux troupes sur le terrain, le message tarde à passer. Durant trois heures, la patrouille de la SMM est «prisonnière» sous l’intense feu croisé des artilleurs. Touché, l’un de ses véhicules doit être abandonné. C’est un vrai miracle qu’aucun des observateurs n’ait été blessé. «Nous avons évité le pire grâce au blindage des véhicules, avoue Alexander Hug. Ce jour-là, nous avons pris conscience de la faiblesse des structures de commandement, des deux côtés.»
Si une chose a le don d’irriter Heidi Tagliavini, c’est bien le pessimisme ambiant de ceux qui voient le verre presque vide alors qu’il est en tout cas à moitié plein. Elle se révolte face à ceux qui ne raisonnent qu’en termes binaires de «succès» ou d’«échec». «En réalité, nous sommes sortis de la spirale de la violence du mois d’août qui a tant fait souffrir une région de 4,5 millions d’habitants. Ils ne doivent plus vivre dans un climat de peur existentielle engendrant des traumatismes de guerre, notamment chez les enfants, s’enflamme la diplomate. Croyez-moi, quand vous avez vécu sous les tirs d’artillerie comme moi en Tchétchénie, vous appréciez un cessez-le-feu à sa juste valeur.»
Face aux nombreux incidents de ces deux dernières semaines, l’OSCE dispose depuis cette semaine d’un outil supplémentaire. Des drones loués à l’entreprise autrichienne Schiebel: les deux premiers sont arrivés en Ukraine le 5 octobre. Au premier abord, cela paraît être l’atout décisif aux mains de la SMM pour mieux surveiller le théâtre des opérations militaires. En fait, il s’avère que l’apparition de ces drones comporte un risque non négligeable. Aux yeux des séparatistes, ils constituent une provocation de premier ordre. Certains de leurs leaders ont déjà menacé de les abattre froidement, sous prétexte qu’ils ne pourront pas être sûrs que ces drones n’appartiennent pas à l’armée ukrainienne. Sans parler des Russes qui ne toléreront jamais que l’on espionne ce qui se passe de leur côté de la frontière.
Lors d’une conférence de presse tenue à Odessa le 8 octobre dernier, Alexander Hug a tenté d’apaiser les craintes face aux nombreuses questions de la presse locale, répercutant des rumeurs d’une mission militaire franco-allemande. «Notre mission est civile, et non militaire. Aucun de nos monitors n’est armé», a-t-il souligné.
Alors que l’hiver approche, l’OSCE redouble d’efforts pour consolider le cessez-le-feu, avec au front une diplomatie suisse omniprésente pour relever son plus grand défi des cinquante dernières années. Dans l’ombre des Burkhalter, Tagliavini et Hug, le chef de la mission suisse de l’OSCE à Vienne, Thomas Greminger, a emmené en Ukraine une délégation de 35 ambassadeurs afin de les convaincre de renforcer la SMM. But: passer de 230 à 500 observateurs, étendre le parc des véhicules blindés de 15 à 85 pour assurer leur sécurité et trouver plus de 50 millions de francs pour renflouer le budget annuel de l’OSCE, qui a décidé de prolonger la mission de la SMM jusqu’à fin mars 2015.
Fédéralisme tabou
Si Heidi Tagliavini et son groupe de contact parviennent à faire taire les canons, ils auront réussi la première partie de leur mandat. Commencerait alors un processus de réflexion sur l’avenir politique de la région du sud-est de l’Ukraine. A Kiev, le gouvernement et la Rada – le parlement – ont déjà décidé d’un statut spécial de trois ans pour la région du Donbass. Reste à savoir sur quoi tout cela va déboucher. Le président Petro Porochenko a promis une «décentralisation» du pouvoir, tout en se gardant bien de parler de «fédéralisme», un mot qui reste tabou en Ukraine, car il y est synonyme de désintégration progressive du pays.
Côté russe, Vladimir Poutine a déjà annoncé la couleur. Il veut imposer une «nouvelle Russie» dans le sud-est du pays. Peu importe de savoir si les séparatistes parviendront ou non à s’emparer de l’aéroport de Donetsk, d’une importante centrale hydroélectrique à proximité ou encore de Marioupol pour obtenir un accès à la mer. Il a déjà déstabilisé toute cette région, où les deux «républiques populaires» autoproclamées s’apprêtent à délivrer de nouveaux documents à leurs citoyens tout en prélevant de nouveaux impôts.
«Vous allez trop vite en besogne», répond Heidi Tagliavini lorsqu’on lui demande d’esquisser l’avenir politique de la région du Donbass. Selon elle, il faut d’abord consolider le cessez-le-feu, et ensuite seulement on pourra s’attaquer aux structures politiques. Une chose est sûre: il faudra s’assurer que le Donbass reste une partie intégrante de l’Ukraine, ne serait-ce que pour ne pas entériner une violation crasse du droit international garantissant le respect des frontières de chaque Etat.
Selon toute vraisemblance, la mission de la diplomate ne s’achèvera pas au terme de la présidence suisse de l’OSCE le 31 décembre prochain. Lorsque la Serbie reprendra le flambeau, la Suisse restera membre de la troïka à la tête d’une organisation qui a regagné en visibilité et en crédibilité sur la scène mondiale, au point que l’Allemagne souhaite désormais prendre sa présidence en 2016.
Selon certaines sources, les Serbes seraient d’accord de continuer à laisser œuvrer Heidi Tagliavini au sein du groupe de contact trilatéral. L’intéressée élude la question. En cette journée très nuageuse, elle lève les yeux au ciel et lance: «Mon avenir est dans les étoiles, et aujourd’hui on ne les voit pas!»
Heidi Tagliavini
Née à Bâle en 1950, cette philologue de formation parlant huit langues rejoint en 1982 les services diplomatiques. Elle devient rapidement une spécialiste des missions de règlement de conflits, de maintien de la paix et d’enquête, notamment en Tchétchénie (1995) et en Géorgie (2008). A la retraite depuis l’été 2012, elle siège au comité de l’assemblée du CICR depuis 2013.
Heidi Tagliavini en Ukraine
8 juin 2014 Début de sa mission de représentante spéciale de la présidence de l’OSCE.
20 juin Plan de paix du groupe de contact trilatéral.
23 juin Première rencontre avec les dirigeants séparatistes à Donetsk.
5 et 19 septembre Accord de cessez-le-feu, complété par un mémorandum.