POLOGNE. L’ancien dissident, 66 ans, redoute l’avènement de régimes autoritaires en Europe de l’Est. Et déplore l’effondrement de la culture politique. Il évoque le sentiment des Polonais et Hongrois de n’être que des citoyens de seconde classe.
Propos recueillis par Christan Neef, Jan Puhl et Marta Solarz
Une pièce au 5e étage de la Gazeta Wyborcza, quotidien de la gauche libérale fondé en 1989. Partout, des piles de livres et de journaux. Les murs sont tapissés de distinctions occidentales, de photos en compagnie de dirigeants de l’Ouest. Adam Michnik, l’éditorialiste en chef, est resté le dissident le plus célèbre de Pologne.
Il a souvent fini en prison pour avoir défendu ses idées, la première fois à l’âge de 19 ans. Quand le régime décréta la loi martiale en 1981, il fut interné. Mais au printemps 1989, il était le conseiller de Lech Walesa et préparait les premières élections libres. Depuis lors, les tumultes en Europe de l’Est ne lui laissent plus une minute. Manifs en Bulgarie contre la classe politique corrompue, virage autoritaire sur fond nationaliste en Hongrie: tout cela, pour lui, résulte de quarante années d’absence de liberté et de mise sous tutelle.
Depuis près de deux mois, en Bulgarie, la rue proteste contre le système politique pourri du pays. Depuis l’avènement de la démocratie, il y a plus de vingt ans, la haine et les combats de tranchées marquent le débat politique en Europe de l’Est. Pourquoi?
Il n’existe pas de culture politique, pas de politique du compromis. En Pologne, en Hongrie, nous ne l’avons pas apprise. Il y a certes dans les pays de l’Est un fort désir de liberté, mais pas de tradition démocratique. Le risque d’anarchie et de chaos subsiste. Le populisme et la démagogie font la loi. Nous sommes les enfants illégitimes, les bâtards de l’ère communiste, qui a formaté nos mentalités.
Le premier ministre hongrois Viktor Orbán, qui procède de manière très radicale contre la presse et l’opposition, a ses admirateurs en Europe de l’Est. Comme chez vous les nationaux-conservateurs à la Jaroslaw Kaczýnski. Le modèle politique autoritaire est-il une caractéristique à l’Est?
Il y a toujours chez nous des politiciens qui rêvent d’un autre type d’Etat. Si Orbán devait se maintenir en Hongrie, ou si, chez nous, un Kaczýnski l’emportait, ce serait dangereux. Pour eux, la démocratie n’est qu’une façade.
Orbán dit qu’il faut une «démocratie de majorité centralisée» pour réaliser des objectifs clairs, le cas échéant par décrets. Sans quoi il ne serait pas possible de juguler la crise économique.
Hitler disait la même chose: décrets spéciaux, régimes d’exception. Le chemin qui mène à l’enfer. Sincèrement, je ne me serais pas attendu à ça en Hongrie, qui est le premier pays à avoir percé une brèche dans le rideau de fer. En Roumanie et en Bulgarie peut-être, pas en Hongrie. Ce qui s’y passe se nourrit de la profonde déception à l’égard des socialistes qui étaient au pouvoir et ont économiquement ruiné le pays. En Pologne, par chance, les principales réformes en vue de passer à l’économie de marché ont été mises en œuvre dès les années 90. En Hongrie, il en est allé différemment et la population, déçue, remet tout en question. Y compris ce dont elle rêvait.
Les gens se fichent que des juges ou des rédacteurs en chef peu appréciés soient virés? Ont-ils oublié ce qu’ils ont vécu sous le communisme?
Dans nos pays, une partie des gens choisirait aujourd’hui encore un régime autoritaire. Ils ont gardé la mentalité de l’Homo sovieticus.
Orbán veut imposer à son pays un «système de collaboration nationale sans compromis». Qu’entend-il par là?
L’historien britannique Norman Davies a surnommé cette forme de démocratie «gouvernement des cannibales». Il y a des élections démocratiques mais, ensuite, le parti vainqueur dévore les perdants. Il y a là un risque de coup d’Etat rampant: déconnecter les institutions démocratiques. Parce qu’on croit qu’on possède seul la vérité. Alors, un jour ou l’autre, les partis n’ont plus de signification, le système repose sur le monologue du pouvoir. En Occident, les institutions démocratiques sont mieux enracinées. La démocratie peut s’y protéger. Chez nous, tout reste encore fragile, même deux décennies après la fin du communisme.
Orbán, Kaczýnski et les autres parlent d’achever enfin la révolution de 1989 et d’en finir avec le communisme. Les fonctionnaires plus ou moins ralliés représentent-ils toujours un danger?
Le fait que la Pologne a choisi la voie de la réconciliation plutôt que celle de la vengeance a été une bonne chose, je crois. Mais sur ce point, on m’attaque. J’étais un partisan d’Adenauer. Lui aussi avait plusieurs options après la guerre: jeter en prison les gens de son entourage qui avaient soutenu Hitler ou faire d’eux des démocrates. Il a choisi la seconde voie. Notre Pologne doit être la Pologne de tous. L’autre voie eût été que l’opposition s’empare tout de suite du pouvoir en 1989, sans rien partager avec l’ancien régime. Il aurait fallu éliminer les communistes et le gouvernement aurait été occupé par une petite élite. C’eût été un anticommunisme à visage bolchevique.
On dit souvent que les anciennes coteries sont de retour. En Bulgarie, une nouvelle classe moyenne urbaine manifeste contre la classe politique.
Oui, en Bulgarie aussi, il y a eu des élections libres. En démocratie, le pouvoir est à l’image de la société, les gens sont élus. Et c’est parfois le modèle de l’ancien régime qui l’emporte. Mais la démocratie est valable pour tous, pas seulement pour l’élite.
En Bulgarie, les archives de la police secrète n’ont été ouvertes qu’à contrecœur, en Roumanie des anciens de la Securitate sont encore actifs partout. Comment accepter que les coupables de naguère s’en tirent mieux que leurs anciennes victimes?
Ce que vous dites, je le disais jadis de la République fédérale allemande: «Tous d’anciens nazis.» Mais c’étaient d’ex-nazis. C’est sûr que la Roumanie était un Etat orwellien avec une Securitate omniprésente. Tous les pays qui s’extirpent d’une dictature ont ce problème, l’Espagne et le Portugal l’ont eu aussi. Mais on ne saurait pour autant créer un apartheid anticommuniste.
L’exigence occidentale d’une mise à jour historique accrue vous semble trop simple?
Oui. En Pologne, après le basculement, nous avons eu un postcommuniste comme président pour deux mandats: Alexandre Krasnievski. Il était excellent, il a fait entrer la Pologne dans l’OTAN et l’UE. L’appel à faire le ménage à fond n’est qu’un instrument de propagande de la droite.
Les régimes de droite autoritaires, genre Kaczýnski et Orbán, voient refleurir les nationalismes. Comment est-ce possible dans une Europe réunifiée?
En un temps de grands bouleversements comme ceux que nous vivons, les gens cherchent à se raccrocher à quelque chose. En Hongrie, c’est le complexe de Trianon: nul n’a oublié qu’après la Première Guerre mondiale, le traité de Trianon a obligé les Hongrois à céder deux tiers du royaume aux Etats voisins et que beaucoup de Hongrois vivent aujourd’hui au-dehors des frontières. Orbán joue bien de cette corde sensible.
Il exalte une nouvelle «hungaritude».
J’écrivais déjà en 1990 que le stade ultime du communisme était le nationalisme: un système de pensée qui apporte à des questions compliquées des réponses simples, mais fausses. Le nationalisme est l’idéologie presque naturelle des régimes autoritaires.
Et l’antisémitisme fait son retour. Selon une étude américaine, 70% des Hongrois estiment que les juifs ont trop d’influence sur la société et le monde financier.
En Europe de l’Est, la Pologne est le seul pays qui, sur ce point, a su se modérer. Chez nous, l’antisémitisme n’est plus présentable, du moins en politique.
Comment l’Occident doit-il se comporter face à Orbán?
Nous devrions exercer une critique très franche, l’Europe n’a pas le droit de se taire. Le cas échéant, il faut des sanctions.
Le gouvernement polonais ménage lui aussi ses critiques à l’égard de la Hongrie.
Il a l’impression que les Etats d’Europe de l’Est sont de toute façon traités comme des membres de deuxième classe et qu’une critique publique ne ferait qu’accroître la discrimination.
Pourquoi a-t-on, à l’Est, ce sentiment d’être des citoyens de l’UE de deuxième classe?
Voyez la Pologne: nous sommes convaincus d’appartenir à la première classe. C’est lié à notre messianisme, avec la conscience d’être l’avant-poste de l’Europe chrétienne à la frontière de l’Orient barbare.
Economiquement, la Pologne se porte bien, elle reçoit beaucoup de fonds de l’UE.
C’est vrai, mais les gens ne le sentent pas. Vue de Paris, Prague ou Berlin, la Pologne est un pays formidable. Mais branchez-vous sur la radio catholique Maryja: là, la Pologne est le pays des catastrophes, elle est régie par des gens qui entendent anéantir biologiquement la nation polonaise. Un tiers des Polonais croient que le crash aérien de Smolensk, au cours duquel le président Lech Kaczýnski a péri, est le résultat d’un complot ourdi par le premier ministre Donald Tusk et Vladimir Poutine.
Pourquoi des centaines de milliers d’Européens de l’Est partent pour l’Ouest?
La vie à l’Ouest reste plus confortable qu’ici. En outre, auparavant, nos pays étaient hermétiquement bouclés. Maintenant, on peut enfin sortir, on en profite. Les gens gagnent de l’argent à l’Ouest, beaucoup rentrent ensuite chez eux pour y lancer une entreprise. Ce n’est pas mauvais. En revanche, de plus en plus de gens venus de Biélorussie et d’Ukraine débarquent chez nous.
Comme dissident, vous avez payé un tribut élevé pour vos convictions politiques. Pourquoi les anciens dissidents ne jouent-ils plus aucun rôle en politique?
C’était probablement normal. En démocratie, la politique exige d’autres profils psychologiques. La lutte contre le communisme était un peu comme une guerre: nous enfilions l’uniforme et partions au front; après la victoire, bon nombre d’entre nous se sont retirés. Nous autres dissidents avons des critères moraux très élevés. Aucun d’entre nous ne croyait que le communisme allait bel et bien s’effondrer sous nos yeux. Mais ça s’est produit et, à la tête de l’Etat, on a vu tout à coup des gens comme moi. Mais nous n’avions pas appris à faire de la politique conformément aux règles de la démocratie. Il est probable qu’avec nos sublimes exigences nous en ayons un peu trop demandé au peuple.
© Der spiegel
Traduction et interprétation: Gian Pozzy