Reportage. Une école bilingue pour tous pour faire revivre la tradition francophone: c’est le projet lancé il y a vingt-cinq ans dans la région autonome italienne. Retour sur les lieux, bilan en clair-obscur.
Les Valdôtains parlent-ils français? La question paraît simple. Pourtant, si vous la posez aux gens du coin, vous obtiendrez une gamme des réponses tout à fait déconcertante.
Les uns vous diront qu’ici tout le monde parle français, «bien entendu». Ne sommes-nous pas dans une région officiellement bilingue? Il n’y a qu’à lire les panneaux. Dans cette Italie voisine à portée de Grand-Saint-Bernard, les villages s’appellent Gignod ou Gressan, le centre-ville et l’hôpital sont indiqués en français.
Mais tout cela, rétorquent les autres, n’est qu’une «belle façade» destinée à soutirer à l’Etat italien les avantages financiers du statut d’autonomie dont jouit le Val d’Aoste. Un extrémiste du verre à moitié vide m’a mise au défi. «Faites le test: dans les rues, une personne sur 1000 vous répondra en français!» a-t-il lancé… dans un français impeccable.
J’ai fait le test. Durant deux jours à Aoste, je n’ai parlé que français. J’ai demandé des renseignements dans la rue, je me suis enquise du prix des paquets à la poste, j’ai essayé des chaussures dans les magasins, j’ai visité des écoles. Trois personnes, sur une cinquantaine, m’ont répondu en italien: un kiosquier, une vieille femme dans la rue et un jeune dans un centre de loisirs. Oui, les Valdôtains parlent français. Plus ou moins bien.
Ils parlent français, surtout, avec une caractéristique: ils commencent par s’excuser de leur exécrable niveau de langue. Surtout ceux dont l’aisance vous épate. Coquetterie? Non, «insécurité linguistique». Elle est le fruit de l’histoire, explique la linguiste Marisa Cavalli, dans une région où les idiomes ont constitué un «champ de bataille».
Pietro Binel, 21 ans, étudiant valdôtain en troisième année à l’EPFL, a vécu cette insécurité en arrivant à Lausanne: «C’était bizarre, je comprenais tout, mais j’aurais été incapable d’évaluer mon propre niveau de langue. Et quand, au bout d’un mois, j’ai réalisé que le français m’était devenu aussi familier que l’italien, j’étais tout surpris! C’est que, chez nous, on apprend le français à l’école, mais on n’a aucune expérience de son utilisation comme langue courante.»
La plupart des Valdôtains (75%) disent parler français mais, malgré les panneaux, ce dernier n’est plus une langue vivante dans l’espace public. Et si certains, comme le chercheur Etienne Andrione, le considèrent comme perdu, c’est qu’ils se réfèrent au temps où il était non pas une langue apprise, mais un bijou de famille (lire encadré).
Retour à charvensod
Il y a vingt-cinq ans, je suis venue visiter l’école de ce village à un jet de pierre d’Aoste, pour L’Hebdo et pour un livre en préparation (Pour une éducation bilingue, Ed. Payot).
Je venais toucher du doigt ce qui s’annonçait comme une véritable révolution pédagogique: l’enseignement bilingue à partir de la maternelle et pour tous. Une révolution, parce que partout ailleurs, même lorsque les filières bilingues sont offertes par l’école publique, elles restent optionnelles et deviennent vite le choix d’une élite.
Dans les années 80, les autorités valdôtaines ont fait un choix ambitieux: éduquer au bilinguisme les générations à venir sur une terre que le régime fasciste a achevé d’italianiser de force au siècle dernier. Jusque-là, la loi d’après-guerre avait mis les heures de langue italienne et française à égalité: jusqu’à six par semaine selon les années. Le pas de plus a consisté à prévoir, en maternelle et en primaire, 50% du temps d’école en français, c’est-à-dire un enseignement véritablement bilingue, où des matières comme les maths ou l’histoire sont données en français.
Dans les classes de Chavensod et d’ailleurs, c’était l’effervescence. Les enseignantes rentraient gonflées à bloc de stages linguistiques en France et en Suisse. «Il y avait une grande motivation», confirme la linguiste chaux-de-fonnière Marinette Matthey, qui a formé des enseignants et évalué des classes de maternelle, où des enfants de 5 ans l’avaient épatée par leurs performances.
Et aujourd’hui? Patricia Bérard, face à sa classe de 5e année primaire, ne ménage pas son enthousiasme et obtient des résultats. Ce matin, les élèves s’exercent à l’interview en vue d’un projet de journal en français. Jeu de rôle entre une apprentie reporter et un faux président de la République. «Si la crise se terminait, que ferais-tu?» demande l’une. «Moi, je rimb… je ramb… je rembourserais toutes les familles», répond l’autre, aidé par la maîtresse. Niveau inégal, bonne ambiance.
Patricia Bérard, qui parle le patois franco-provençal à la maison, respire l’amour du français. Mais, comme les nombreux autres professionnels rencontrés en deux jours, elle admet que la révolution n’a pas vraiment eu lieu. Entendez: l’enseignement des matières en français n’a pas décollé et les 50% du temps d’école dans cette langue sont restés un vœu pieux inscrit dans le règlement. Les enseignants les mieux disposés atteignent 30 ou 40%. Mais beaucoup n’ont ni l’envie ni le niveau et en font bien moins. «Les compétences sont en baisse, il faudrait réinvestir massivement dans la formation des profs.»
A l’école primaire de Chevrot, autre bourgade proche d’Aoste, voici encore une maîtresse formidable: Paola Pizzimenti. Elle s’est inventé une jumelle, Pauline, qui ne parle que français. Pauline porte un chapeau biscornu, des Crocs couleur crapaud et entre en classe comme un clown en piste. «Je suis un peu jalouse d’elle, dit Paola, malicieuse, devant ses élèves ravis: c’est leur préférée, ils me demandent toujours de ses nouvelles. Il faut dire que Pauline est plus rigolote…»
Alternance libre
Le déguisement-dédoublement, c’est le truc que Paola Pizzimenti a trouvé pour pallier un problème récurrent qui se pose aux enseignants valdôtains: contrairement à ce qui se passe dans la plupart des filières bilingues où un prof est identifié à une langue, ici, c’est la même personne qui a la charge de passer d’un idiome à l’autre, selon le modèle dit de l’alternance libre. «Le résultat est que les élèves ne voient pas pourquoi ils feraient l’effort de répondre en français à quelqu’un qui comprend l’italien», constate l’inspectrice scolaire Gabriella Vernetto.
Marisa Cavalli, pionnière de la mise en place de cet enseignement dans la région, défend ardemment le modèle de l’alternance: «C’est l’image même du parler bilingue valdôtain. Et, lorsqu’il est appliqué par des enseignants-chercheurs bien formés, les résultats sont extraordinaires. Bien sûr, il demande de la rigueur dans l’application et doit faire l’objet de contrats didactiques.»
Résultats inégaux
Dans la réalité, qui est celle d’un manque chronique d’enseignants bien formés, la libre alternance devient un moyen d’éluder la règle du 50% du temps scolaire en français. «La situation s’est dégradée depuis une quinzaine d’années», observe Gabriella Vernetto: la baisse des crédits a mis fin à la formation continue et aux échanges. Un changement législatif a, quant à lui, fait un sort au monitorage et aux évaluations extérieures: «Aujourd’hui, chaque établissement fait lui-même son bilan, autant dire que tout dépend du bon vouloir des directeurs et des enseignants.»
Bilan global? Le tableau, pour autant qu’on sache, est celui de résultats très inégaux. Et, malheureusement pour l’idéal démocratique du français pour tous, nettement meilleurs dans les lycées que dans les filières techniques et professionnelles.
Il y a quelques jours, les autorités valdôtaines ont annoncé la mise sur pied, dès la rentrée prochaine, du projet pilote Ecole VdA, qui répond aux vœux d’un groupe de parents: une filière bilingue optionnelle – permettant donc d’employer des enseignants volontaires et compétents – qui démarrera avec une dose de français dépassant le 50% de temps scolaire et introduira l’anglais précoce. «Il est clair qu’il faudra aussi remettre en question le modèle de l’alternance libre», dit Gabriella Vernetto, appelée à concevoir le projet. Un prof, une langue? C’est le modèle des filières bilingues canadiennes ou alsaciennes d’excellente réputation.
Etienne Andrione fait partie des parents qui appellent à ces changements: «On peut soutenir que l’école à elle seule n’est pas en mesure de ressusciter le bilinguisme naturel des Valdôtains. Mais, avant de dresser ce constat d’échec, il faut essayer pour de bon, en mettant en place une école véritablement bilingue.»