Interview. Blanchi, l’ex-cadre d’UBS Raoul Weil pourra rentrer chez lui. Malgré ce verdict, des questions restent ouvertes sur la responsabilité des errements qui ont provoqué la chute de la forteresse fiscale. En Suisse, ce récit commence enfin de s’écrire. Yves Genier, journaliste à «L’Hebdo», s’est emparé du sujet pour un livre à paraître cette semaine.
«Not guilty.» Derrière les larmes de Raoul Weil, qui retrouvera les siens et son honneur sauf, c’est surtout un soupir de soulagement qui a résonné sur les rives d’une certaine Goldküste zurichoise, mardi 4 novembre. Le verdict rendu par le jury populaire de Floride a stoppé net le glaive de la justice américaine. Ancien numéro trois d’UBS, Raoul Weil était le dernier rempart de ceux qui sont pourtant largement considérés comme les principaux responsables de la dérive exemplaire de la grande banque dans l’industrialisation de la fraude fiscale. Marcel Rohner, Peter Kurer et Marcel Ospel n’ont même pas eu à témoigner dans le procès de leur ancien subalterne. Dans le cas d’UBS, les Américains s’arrêteront donc là. Miami ne sera pas le Nuremberg du secret bancaire.
La question des responsabilités reste pourtant ouverte. D’autres pays, en particulier la France, ont repris le flambeau de la justice américaine et ouvrent leurs propres enquêtes. En Suisse aussi, la quête de vérité taraude plus que jamais.
Deux livres sortent aujourd’hui qui abordent la question dans une perspective historique. Dans Qui a tué le secret bancaire? (Ed. Slatkine), l’économiste lausannois Jean-Christian Lambelet met toute la faute sur la «génération Ospel», qu’il accuse d’avoir perverti l’idéal d’un secret bancaire «sage» et originel. Avec La fin du secret bancaire (Ed. Le savoir suisse), le journaliste Yves Genier brosse un portrait plus subtil et nuancé, en pointant les ressorts profonds et identitaires qui ont conduit à la chute. Interview.
Raoul Weil n’est pas coupable, a dit un jury en Floride.
Est-ce la fin de l’histoire?
Certainement pas. La justice américaine n’a pas établi de manière irréfutable la culpabilité de la haute hiérarchie d’UBS dans la mise en œuvre de stratégies facilitant l’évasion fiscale de contribuables américains. Il n’est donc pas formellement prouvé que les grands patrons de banques ont eux-mêmes diligenté les actes qui ont conduit à la crise de 2009.
Mais le soupçon demeure. Comment, sinon, expliquer l’émotion intense que ce sujet suscite en Suisse depuis cinq ans?
N’existe-t-il vraiment que des soupçons?
Beaucoup d’éléments montrent que l’acquisition de clients non déclarés était au cœur de la stratégie des banques, et que celle-ci était décidée à très haut niveau. Mais la démonstration irréfutable doit encore être faite. Les autorités de plusieurs pays s’y sont attaquées. Les Etats-Unis en premier lieu, qui conduisent aujourd’hui des investigations contre 13 banques suisses et en soumettent 106 autres à un examen extrêmement serré de leurs actions passées. En France ensuite, où deux banques sont actuellement sous enquête, UBS et HSBC. Des procédures sont en cours ailleurs également, d’où peuvent encore surgir beaucoup de révélations et de surprises.
Dans l’ensemble, l’établissement des faits et des responsabilités reste encore à dresser. C’est un gigantesque travail dont les enjeux dépassent les intérêts de la seule place financière pour embrasser la majorité des responsables économiques et politiques de la Suisse, leur fonctionnement et, au final, la représentation que le pays se fait de lui-même. Un grand effort de transparence doit être entrepris pour faire toute la lumière nécessaire.
La plaie n’est donc pas près de se refermer?
Non. Il reste beaucoup de rancœur. Il est d’autant plus important de prendre un peu de distance. Apprendre de ses erreurs, porter un jugement critique, c’est une façon de se reconstruire. Sur le plan opérationnel, les banques le font. Mais l’opinion publique reste en retard sur ces évolutions. Aussi, on risque d’exploiter encore longtemps un esprit de revanche lié à ces événements. Au risque que d’autres secteurs économiques se fourvoient dans les mêmes erreurs. La Suisse est un leader du monde globalisé. Elle en profite énormément. Elle ne peut pas en ignorer les règles. La fin du secret bancaire en est la démonstration. La Suisse a cru pouvoir s’y soustraire, et cela a finalement abouti à la réduction de moitié de son industrie bancaire.
Est-il déjà possible d’écrire l’histoire de la chute du secret bancaire?
Je le pense, même si ce genre d’exercice est évidemment périlleux. Les historiens commencent généralement leur travail plusieurs années après les faits, d’ordinaire après l’ouverture des archives, mais avant le décès des témoins. Dans le cas du secret bancaire, il y a encore beaucoup de choses que les acteurs ne veulent pas dire. Mais la mémoire est toujours fraîche. L’émotion du moment est là.
Quand est née l’idée du livre?
L’envie s’est fait sentir fin 2012. On arrivait à la fin du premier cycle de la fin du secret bancaire, où il devenait clair que la stratégie de défense de la place bancaire déboucherait sur un échec. La première réaction des banques avait été de proposer les accords Rubik, qui étaient conçus pour sauvegarder l’apparence d’un secret bancaire. Or, il devenait de plus en plus clair que nos partenaires ne voulaient pas de cette solution. La Suisse avait cédé, c’était évident pour tout le monde. La tension était extrême, ces questions faisaient la une des journaux chaque semaine mais, curieusement, il n’y avait pas de vision d’ensemble. Il n’existait pas d’ouvrage simple qui explique la situation.
Que reste-t-il du secret bancaire aujourd’hui?
On peut dire que le secret bancaire fiscal est mort entre la Suisse et les autres pays. Formellement, ce sera le cas en 2018, avec l’entrée en vigueur de l’échange automatique d’informations. La plupart des banques ont déjà pris les mesures pour se défaire de leur clientèle défiscalisée. Cela dit, il reste des exceptions. La première, il existe encore beaucoup de pays avec lesquels la Suisse n’échangera pas de données fiscales. Ce sont souvent des Etats non-membres de l’OCDE, qui se trouvent dans des situations économiques difficiles. Ce qui maintient une zone grise. La seconde exception concerne les contribuables suisses. La réglementation intérieure n’a pas été mise à jour, et il persiste encore une fenêtre de confidentialité. Mais, là encore, les pressions se multiplient.
Sous quelle forme?
Le projet de loi sur les établissements financiers, actuellement en préparation, vise à obliger les banques à vérifier le statut fiscal de leurs clients, suisses ou non. A l’opposé de cette tendance à la transparence, le peuple aura à se prononcer sur l’initiative «Oui à la protection de la sphère privée», qui veut limiter l’accès des autorités aux informations fiscales. Si les Suisses la rejettent, on pourra dire que le cercueil du secret bancaire sera définitivement cloué.
Et s’ils l’acceptent?
Nous sommes engagés dans une dynamique qui fait que, même en inscrivant un principe dans la Constitution, le pur secret bancaire fiscal sera toujours plus difficile à défendre. Même pour les Suisses en Suisse. On ne change pas le cours de l’histoire.
Quelle est la raison profonde de la fin du secret bancaire?
Cette fin n’a pas été uniquement provoquée par un aveuglement cupide des responsables bancaires, comme certains le disent parfois. Pour avoir fréquenté des banquiers depuis la fin des années 90, je peux témoigner du fait qu’ils avaient envisagé le danger. Certains étaient même persuadés que l’ère du secret bancaire ne pourrait pas durer éternellement. C’est leur réaction qui a été mauvaise. Ils se sont enfermés dans une approche défensive. Ils ont été piégés par un sentiment de toute-puissance qui était très répandu chez les banquiers au milieu des années 2000. Et pas seulement en Suisse. C’est aussi ce sentiment qui a abouti à la crise des subprimes. En Suisse, c’était le sommet de ces fameuses années où le secret bancaire n’était «pas négociable». Cette foi en la capacité de résistance de la Suisse est devenue de plus en plus aveugle à mesure que les pressions internationales s’accentuaient. Cela explique aussi pourquoi la place bancaire a été surprise sans plan B. N’importe quel observateur sagace pouvait comprendre que les banquiers suisses tentaient de faire perdurer le système le plus longtemps possible pour en tirer les derniers fruits. Mais une telle stratégie n’aurait eu un sens que s’ils avaient eu un plan B.
Comment expliquer cet aveuglement?
Au niveau individuel, plusieurs établissements avaient senti le vent tourner et développé des solutions de rechange, comme la gestion institutionnelle. Mais au niveau de l’industrie, de l’Association suisse des banquiers (ASB), il n’y avait rien. Aucune discussion. Au contraire, la fin du secret bancaire et le passage à l’échange automatique étaient des tabous très pesants. Fin 2008, quand les pressions américaines sont devenues insupportables, personne n’a osé tirer le frein à main. Celui qui l’aurait fait aurait été accusé d’avoir tué la poule aux œufs d’or. Personne n’a eu ce courage.
S’agit-il seulement d’un manque de courage?
Pas seulement. Il faut bien comprendre la mentalité de survivant qui imprégnait les banquiers à cette époque. Fin 2000, ils avaient échappé à deux assauts, l’un venant des Etats-Unis avec les accords dits qualified intermediary, l’autre de l’Union européenne avec la Directive sur la fiscalité de l’épargne. Ils étaient très fiers d’être parvenus à contourner ces deux écueils. Ce qui les a conduits à surestimer leur capacité de résistance face aux dangers qui ont suivi.
Même après le transfert aux Etats-Unis des premières listes de noms de clients et les vols de données qui se multipliaient, ce sentiment de toute-puissance n’était pas anéanti. C’est pour cela qu’ils se sont battus encore trois ans pour tenter de faire passer Rubik, alors que les signes se sont rapidement multipliés pour leur indiquer que cela ne passerait pas. Le professeur Henri Torrione leur disait d’arrêter et de négocier immédiatement l’abandon du secret bancaire contre l’accès au marché européen et le règlement du passé. Les banquiers n’ont pas envisagé une telle issue. Ils ont lâché la proie pour l’ombre.
Il y a là une erreur d’analyse qui est surprenante de la part de gens dont le métier est de prévenir le risque.
Je n’arrive pas à l’expliquer autrement que par des facteurs psychologiques, qui vont bien au-delà de l’appât du gain. Cela relève aussi de ressorts identitaires. Certains ont pensé que le secret bancaire faisait partie de leur être. C’est étrange, mais c’est comme ça.
Reste-t-il encore des secrets dans l’histoire de la fin du secret bancaire?
Oui, de très nombreux. Certains moments charnières de cette histoire ne sont pas documentés. J’en vois en tout cas deux. Il serait important de connaître la chronologie exacte de ce qui s’est passé entre octobre 2008, lorsque le Conseil fédéral a pris conscience de la détermination américaine, et mars 2009, quand Hans-Rudolf Merz a annoncé la fin de la distinction entre fraude et évasion fiscale. Qu’est-ce qui a poussé le ministre des Finances de l’époque à convoquer en urgence la crème de la crème de la place bancaire pour leur dire qu’il fallait céder? Un autre virage mal expliqué est celui qui s’est déroulé entre 2012 et le printemps 2013, quand les banquiers qui soutenaient Rubik se sont soudain convertis à l’échange automatique. L’origine de ce retournement n’est pas encore bien comprise. C’était la fin des illusions.
La concurrence des autres places offshore est aussi évoquée pour expliquer la virulence des attaques contre les banques suisses.
On ne peut pas nier un certain opportunisme de la part des Américains ou des Britanniques. Mais ce n’est pas un élément qui a motivé la force de l’attaque. La Suisse s’était ouvertement érigée en symbole de ce que les autres n’ont soudain plus voulu tolérer. De plus, s’allier au Luxembourg et à l’Autriche ne s’est pas révélé être une bonne idée. Au final, le secret bancaire helvétique aurait peut-être été mieux préservé si la Suisse s’était associée aux Britanniques, plutôt qu’avec ces deux petits pays. La Suisse a manqué d’intelligence stratégique.
La dimension morale a aussi souvent été évoquée.
L’histoire nous montre l’échec d’une stratégie de défense qui s’est fourvoyée. La morale a été utilisée comme argument, d’un côté comme de l’autre. Mais ce n’est pas le fond de l’affaire. On peut critiquer le fait que la Suisse ait facilité la fraude fiscale. On peut aussi dénoncer la brutalité de l’intervention étrangère. Mais la fin du secret bancaire a d’abord été une épreuve de force, une démonstration de realpolitik.
«Il ne s’agit pas d’un meurtre, mais d’un suicide»
Dans son dernier livre, l’économiste lausannois Jean-Christian Lambelet fait porter la faute à la «génération Ospel», qu’il accuse d’avoir perverti l’idéal du secret bancaire.
Le secret bancaire est né bon, c’est la banque qui l’a perverti. Telle est la thèse avancée par Jean-Christian Lambelet, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, dans son ouvrage qui vient de paraître chez Slatkine. Dans Qui a tué le secret bancaire?, l’économiste et «historien par passion» revient sur des épisodes oubliés de l’histoire de la banque suisse pour y trouver l’origine de la «faute». Une virgule adroitement insérée dans la Convention de diligence des banques de 1977, le scandale de Chiasso en 1979, le démarchage illicite de Credit Suisse en Italie, les louvoiements des autorités politiques et de l’Association suisse des banquiers: tous ces éléments forment la trame sur laquelle s’est finalement joué le drame, trente-cinq ans plus tard. Au final, qui a donc tué le secret bancaire? «La réponse à cette question est parfaitement claire, tranche Jean-Christian Lambelet. Ce sont les banques elles-mêmes qui l’ont tué! Et pour utiliser une métaphore, il ne s’agit pas d’un meurtre, mais avant tout d’un suicide.»
La faute ne serait toutefois pas collective. Elle reposerait sur les épaules d’une frange toute particulière de banquiers: celle de la «génération Ospel», qui aurait perverti l’idéal. «Que ce soit par esprit de lucre ou pour d’autres raisons, ils ont hypertrophié des pratiques à l’étranger qu’ils savaient être illicites et qui sont devenues toujours plus agressives. A mon avis, rien ne peut les excuser.»
Conclusion? Si les banquiers suisses étaient sagement restés à leur place – à accueillir leurs clients derrière leurs guichets – au lieu d’aller courir les Amériques, le secret bancaire helvétique serait peut-être toujours des nôtres aujourd’hui. Pour n’avoir pas su se contenter de ce «sage» secret bancaire – que l’auteur appelle curieusement «secret bancaire lite» – les banquiers ont finalement tout perdu.
Profil
Yves Genier
Journaliste économique à L’Hebdo, responsable des dossiers financiers et bancaires, il a exercé les mêmes fonctions aux quotidiens L’Agefi (1998-2006) et Le Temps (2006-2011).
Il est titulaire d’un master en histoire contemporaine de l’Université de Lausanne depuis 1992.